Nous reproduisons une étude de Paul Vaute, ancien journaliste belge, parue le 15 mars 2021 sur le site catholique belge Belgicatho. Certains intertitres sont de notre rédaction.
Y a‑t-il une idéologie commune des médias ?
Selon l’expression consacrée, le réalisateur verviétois Bernard Crutzen a fait le buzz en quelques jours, fin janvier, avec son documentaire intitulé Ceci n’est pas un complot, diffusé sur Internet [1]. Le succès ne s’est pas démenti depuis. Consacré au traitement par les médias de l’actuelle crise sanitaire, ce film de septante minutes entend démontrer que la plupart des journalistes se sont faits, en la matière, les relais des autorités politiques, sans distance et sans critique. La thèse de l’auteur, telle qu’il l’expose, est que “le traitement médiatique déroule le tapis rouge pour ceux qui rêvent d’une société hygiéniste et sécuritaire, pour laquelle nous n’avons pas voté”.
Plus d’émotion que de raison
Il est bien sûr légitime et même salutaire de dénoncer les outrances anxiogènes auxquelles cèdent trop souvent des professionnels de l’information – ainsi d’ailleurs que des non-professionnels opérant dans les réseaux sociaux. Mais leurs motivations et les effets qu’ils produisent, escomptés ou non, sont beaucoup plus complexes et plus diversifiés que Crutzen ne l’envisage. Les médias, publics comme privés, sont notamment en quête d’audience et leurs gestionnaires savent depuis Marshall McLuhan, et même avant, qu’il est plus rentable de s’adresser au cerveau droit des individus, celui des émotions, qu’à leur cerveau gauche, celui de la raison.
Plus fondamentalement, si une méfiance assez généralisée entoure aujourd’hui la presse, la radio et la télévision – pour s’en tenir aux trois piliers encore provisoirement principaux –, ce n’est que partiellement en raison de leur allégeance supposée au pouvoir, ou à l’opposition, ou à tel ou tel parti ou obédience. Les influences économiques et politiques, armées des leviers de la publicité et des subventions, existent certes, et on a plus de chance de trouver le Graal à Walibi qu’un journal totalement indépendant dans nos press shops. Mais il existe, malgré tout, encore un peu de pluralité. Ainsi, on ne peut pas dire que les objections aux mesures de confinement ou à leur trop grande sévérité, venant entre autres des acteurs économiques et culturels, n’ont pas été répercutées. On ne peut pas prétendre que les situations de détresse engendrées par lesdites mesures n’ont pas trouvé écho. Dans un autre registre, on ne peut pas soutenir que les faits de corruption, de faux, d’abus de biens sociaux… dont se sont rendus coupables des personnalités de toutes couleurs en Belgique n’ont pas reçu une couverture médiatique proportionnée à leur importance.
Critères quantitatifs insuffisants
Ce qui est ici en cause n’est pas une question d’adhésion ou d’indocilité au “système”, et pas davantage de dosage dans la parole donnée aux différentes structures idéologiques et convictionnelles. Ce fut trop souvent la limite des débats portant sur l’objectivité à la RTB(F), récurrents à partir des années ’70 du siècle dernier. Il s’est trop souvent agi de calculs d’apothicaire quant aux temps d’antenne accordés aux représentants et aux positions des différents partis, le tout pondéré selon les heures de haute ou de basse écoute, sans oublier l’ordre de passage des avis contradictoires (à qui le dernier mot ?). Ces critères quantitatifs ne permettent pas d’appréhender des modi operandi beaucoup plus subtils. Car le militantisme implicite de maints ténors du micro ou du petit écran n’est pas celui des tribunes électorales. Il se soucie beaucoup moins de la composition des futures enceintes parlementaires que de promouvoir une vision des enjeux sociaux, sociétaux, culturels, éthiques, internationaux…, notamment par la hiérarchisation des sujets traités, les angles de vue, les montages, les rapprochements suggérés, jusqu’au choix même des mots et aux signes non verbaux.
Le Pacte culturel de 1972 et la loi de 1973, censés garantir le pluralisme de la radio-télévsion de service public, ont en réalité encouragé le tronquage des vues en instituant un partage d’influences entre les partis, comme si ceux-ci incarnaient la totalité du champ idéel. En théorie – et très souvent en pratique –, les courants d’opinion les plus minoritaires, sans élus à l’assemblée de la Communauté française ou simplement actifs hors du terrain politique, peuvent être ignorés ou traités comme quantités négligeables. Le dispositif ainsi mis en place a politisé, ou pour mieux dire “particratisé”, toutes les questions touchant à la vie sociale, intellectuelle, spirituelle…
Au fait, l’approche ertébéenne et la méthodologie idoine ne sont-elles pas devenues aujourd’hui, peu ou prou, celles de tous médias mainstream ? Ne voyons-nous pas, n’entendons-nous pas et ne lisons-nous pas, un peu partout, la partition d’une petite musique bien identifiable, toujours la même, nichée dans le choix des thèmes mis le plus souvent en avant, dans l’impasse faite sur d’autres sujets, dans les images et les procédés discursifs qui valorisent ou discréditent, dans cette manière de déguiser des partis pris en fausses évidences… ? Examinons d’abord le comment. Le pourquoi suivra.
Les silences assourdissants
On me pardonnera d’avoir recours ici à cet oxymore en vogue, mais il est présentement pertinent. Dans les années ’70, l’administrateur général de la RTBF Robert Wangermée soutenait que sa maison devait faire “de l’information dérangeante”. Il se gardait bien de préciser qui il fallait “déranger”, faisant mine d’ignorer qu’on est toujours le “dérangeant” de quelqu’un. Et effectivement, dès cette époque, la place Flagey et le boulevard Reyers émirent avec application matière à déranger… toujours les mêmes: les chefs d’entreprise, la droite, l’Eglise, la famille, l’armée, l’école traditionnelle, les moralistes non permissifs… En même temps, on a bien veillé à ne pas (trop) déranger… les dérangeurs. Ainsi se sont multipliées les questions qui n’avaient aucune chance d’être traitées sur les ondes et pas davantage sur papier.
Pour illustrer mon propos, je devrai fatalement faire des choix. Sont-ils représentatifs ? Pour ceux qui en douteraient, j’en tiens des myriades d’autres à disposition. Les exemples ici épinglés n’ont, en outre, pas été suivis de démentis. Ils ne peuvent donc être tenus pour avoir enfreint la ligne éditoriale à laquelle leurs auteurs étaient censés se conformer. Pour un relevé exhaustif, en outre, il faudrait une thèse de doctorat… et un goût élevé du risque dans le chef de celui qui l’entreprendrait.
Atrophies partielles de mémoire
Le Soir publie, à la fin du précédent millénaire, une “fiche de l’actualité du siècle” consacrée au communisme. Dans un article qui s’étend sur quatre colonnes, on parvient à ne pas souffler mot des dizaines de millions de morts imputables au régime de terreur instauré par Lénine et amplifié par son successeur [2]. Pareille atrophie de la mémoire est certes devenue plutôt rare. Il en va tout autrement du silence total du même journal sur Les frères invisibles, titre de l’enquête pourtant fameuse menée par Ghislaine Ottenheimer, directrice de la rédaction de BFM, et Renaud Lecadre, journaliste au quotidien français de gauche Libération, sur les implications de la franc-maçonnerie dans une longue série de scandales politico-financiers ainsi que sur ses agissements pour neutraliser la justice [3]. La Libre Belgique sera tout aussi muette à ce sujet.
Egalement éloquente, à cet égard, est la comparaison entre le retentissement mondial donné à Dan Brown quand il s’en est pris à la religion catholique dans son Da Vinci Code, popularisé au cinéma par Ron Howard, et le peu d’empressement mis à faire écho à la publication, par le même auteur, du Symbole perdu où il jetait son dévolu sur la maçonnerie. Faites le test autour de vous: tout le monde connaît le premier titre, personne ou presque n’a entendu parler du second.
Le 13 février dernier (2021, NDLR), sur la RTBF Première, La semaine de l’Europe y va d’un reportage sur la situation des transgenres en Hongrie, où ils ne sont pas reconnus par le gouvernement “ultraconservateur”. “Cela va même plus loin”, poursuit le présentateur, puisqu’on a inscrit dans la Constitution de ce pays que la mère est une femme et le père est un homme. Le reste à l’avenant… Interpellez les responsables de la rédaction à propos de ce contenu: ils vous répondront avec raison que les faits évoqués sont exacts. Ce n’est pas là que le bât blesse, mais bien dans la quantité de séquences traitant des minorités sexuelles sous cet angle revendicatif alors que, toutes choses restant égales, l’homme marchera sur Pluton bien avant qu’on nous parle, par exemple, des enfants traumatisés ou en révolte contre des lois qui ont permis que leurs parents adoptifs homosexuels les privent délibérément d’un père ou d’une mère.
Après avoir eu droit pendant quatre ans à notre dose quasi quotidienne d’antitrumpisme, on peut à bon droit s’étonner de ne pas entendre dénoncer vigoureusement la décision de Joe Biden de maintenir l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, mesure qualifiée d’incendiaire quand elle fut prise par son prédécesseur, ou l’encommissionnement de la fermeture du centre de détention de Guantánamo, un scandale sous Bush, oublié sous Obama.
Même zèle des deux côtés de l’Atlantique
Le zèle déployé sous nos cieux n’a d’égal que celui, outre-Atlantique, des quotidiens de l’élite démocrate de la côte Est. Le rédacteur en chef de la rubrique “Fact Checker” du Washington Post, Glenn Kessler, me facilite la tâche: il a annoncé tout de go, le 16 janvier dernier, qu’il ne recenserait pas les supposés mensonges du président Biden, alors qu’il a tenu quatre années durant un registre de ceux de Donald Trump. “Je suppose que la présidence Biden ressemblera à celle d’Obama et qu’ils seront réactifs et aptes à confirmer rapidement leurs affirmations”, a‑t-il ajouté en guise de justification!
Sur les lois éthiques, l’unicité de la pensée est sans faille. L’euthanasie sera toujours approchée à travers les témoignages de personnes âgées qui sont “parties sereinement”. On n’entendra jamais celle à qui son entourage a fait comprendre qu’elle s’attarde un peu trop ici-bas. Et pas davantage les proches d’un patient euthanasié qui auraient les plus grands doutes sur son consentement.
Quel journal a porté à la connaissance de ses lecteurs le film Unplanned de Cary Solomon et Chuck Konzelman, qui remet en question l’avortement ? Probablement aucun, en tout cas ni Le Soir ni La Libre. Par contre, on vous recommande chaudement, alors que la crise du coronavirus “nous oblige à repenser la société dans laquelle nous vivons”, de visionner la série documentaire Ni Dieu ni maître, “fantastique histoire de l’anarchie réalisée en 2016 par Trancrède Ramonet” (fils d’Ignacio, ancien directeur du Monde diplomatique) [4].
Un constat que tout le monde pourra faire aisément à l’avenir, comme ce fut encore le cas récemment à propos des modifications législatives envisagées ou en cours en Argentine, en Pologne ou chez nous: chaque fois qu’il est question d’avortement sur les antennes, le mot se voit immanquablement accoler le concept de “droit des femmes”. Ils deviennent à la limite synonymes. La presse écrite n’est pas en reste. Les nuances d’opinion qui pouvaient encore distinguer les différents titres il y a une trentaine d’années ne sont même plus perceptibles au microscope. Ainsi tel éditorial de La Libre Belgique à l’occasion d’une Journée de la femme aurait-il pu paraître, sans aucune modification, dans Le Soir, Le Vif / l’Express, Het Laatste Nieuws ou De Morgen: on y déplore qu’ ”aujourd’hui se font entendre des voix inquiétantes qui veulent revenir sur des droits – comme l’avortement – conquis de haute lutte” [5].
Rappelons, à toutes fins utiles, que la notion d’un “droit” à l’avortement est totalement absente de la loi belge de 1990, comme elle était formellement rejetée par Simone Veil, promotrice de la loi française de 1975. Mais le glissement de sens, devenu systématique, offre l’avantage de clore toute discussion. Celui ou celle à qui est refusé le droit dont tous les autres dépendent, à savoir celui de vivre, ne sera jamais évoqué, pas même allusivement. Il n’est pas d’autre enjeu que le “droit des femmes”. Et qui peut s’y opposer, à part quelques vieux croûtons ?
C’est notamment dans ce déséquilibre entre la surinformation d’un côté et la sous-information ou la non-information de l’autre que se manifeste la domination culturelle durablement établie, surtout dans les moyens de communication qui s’adressent à la classe politique, aux cadres, aux influenceurs, aux prominenten… Les changements de majorités gouvernementales sont ici sans effets, sinon à la marge. Et les constats sont identiques dans tous les secteurs de la création où un contenu est transmis… Seuls le livre et l’écrit en général, qui requièrent moins de ressources matérielles que la réalisation de films, de pièces de théâtre ou de chansons à succès, donnent encore un peu de visibilité aux pensées dissidentes.
La propagande (in)avouée
L’imprégnation idéologique des médias a fait récemment l’objet d’une approche stimulante d’Ingrid Riocreux, docteur de la Sorbonne en langue et littérature françaises [6]. Leur discours, explique-t-elle, est porté par un idéalisme philosophique, en ce sens qu’il préexiste à l’observation du réel. Cette idéologie est “sans hésiter: le progressisme”: “C’est à la fois une croyance et un parti pris. C’est ce qui en fait pleinement une idéologie, c’est-à-dire tout à la fois une “vision du monde” et une “visée du monde” se matérialisant dans une logocratie, un langage tout-puissant. Plus exactement, on peut le définir comme un parti pris reposant sur une croyance. Le journaliste est persuadé qu’il existe un sens de l’histoire et veut travailler à son avènement…”
Le pouvoir de mots tels que “homophobe”, “vivre ensemble”, “misogyne”, “populiste”, “inclusif”, “patriarcal”, “parité”, “gender”, “islamophobe”… est de fondre chacun dans un prépensé et de mettre au ban ceux qui s’obstinent à camper sur des positions opposées. Un des plus évocateurs est le mot “dérapage”: “Il exprime à lui seul la position inquisitoriale des journalistes, avec cette espèce de bienveillance qui vous laisse la possibilité de “rétropédaler”, de redire votre pleine adhésion au dogme et de faire dûment pénitence” [7]. A une dépêche d’agence relatant les déclarations d’un ancien commissaire européen qui avait, au lendemain des attentats du 11 septembre, critiqué le complexe occidental d’autodénigrement face à un islamisme arrogant, La Libre Belgique donna pour titre: “Frits Bolkestein dérape” [8].
Appliqué à un cas précis, à savoir la couverture de la deuxième guerre d’Irak par Le Monde, Libération, Le Figaro, Ouest-France et La Croix, l’essai du journaliste français Alain Hertoghe [9] corrobore le diagnostic d’Ingrid Riocreux. Dans tous ces organes s’observe le même prisme déformant de la bien-pensance européenne: progressisme bon teint, tiers-mondisme, antiaméricanisme virulent, nostalgie gaullienne, arabophilie feutrée… L’auteur, alors chef adjoint du service Monde de La Croix, avait été plus indulgent pour son journal que pour les autres, mais cela ne le sauva pas: il en fut mis à la porte, fin 2003, sans autre forme de procès et sans que son cas paraisse intéresser grand monde.
Dans tous les domaines où l’enjeu est de reculer, au nom de l’épanouissement personnel, les frontières de l’émancipation et de la rupture avec les normes longtemps reçues comme naturelles, la RTBF, la VRT mais aussi les chaînes privées, en principe incolores, se sont avérées de facto clairement et unilatéralement engagées. En presse écrite, Le Soir, autodéfini comme “indépendant mais non neutre”, a adopté la posture d’une véritable feuille de combat. Au lendemain du vote de la dépénalisation de l’avortement à la Chambre, il titrait en page une: “La majorité politique rejoint enfin la société” [10] (il s’agissait d’un article d’information et non d’un éditorial). Les principales agences de presse ne rendent pas un son différent. Dans une large mesure, le choix des informations et des opinions répercutées ainsi que la manière de les traiter traduisent, sans s’encombrer de trop de précautions, les options et les préférences du libéralisme éthique, de l’anthropologie adaptative et de la political correctness. Quand l’Agence France-presse présente Mel Gibson comme un “catholique intégriste” à la suite des critiques suscitées par La passion du Christ dans certains milieux juifs, le fait que ceux-ci soient eux-mêmes souvent fondamentalistes n’est pas omis fortuitement [11].
Les mots qui flinguent
En théorie, il n’est plus vraiment besoin de rappeler George Orwell et la novlangue à la rescousse pour mettre en lumière les processus par lesquels le langage modèle la pensée. Ces mécanismes sont aujourd’hui abondamment documentés. Est-ce à dire que plus personne n’est dupe quand, pour étouffer un concept, on le fait massivement qualifier de “dépassé”, “obsolète”, “désuet”, “out”, “démodé”, “archaïque”, “retardataire”, “ringard” (“oldthink” en novlangue)…, sans autre forme d’argumentation ? Les médias contribuent en première ligne à la large diffusion de ces énoncés intimidants pour les intelligences qui ne sont pas armées de puissants contre-feux. Il en résulte cette mise en condition des esprits auxquels, du haut de la tribune, dans la presse ou sur les petits écrans, on peut asséner comme autant d’évidences lapalissiennes que “Monsieur X est quelqu’un de très estimable, bien qu’il soit conservateur”, que “Mgr Y est un évêque heureusement plus ouvert que son prédécesseur”, que “les mœurs évoluent plus vite que les lois”, que “l’élection du président Z, appartenant à la droite musclée, est une source d’inquiétude”… Ces assertions et bien d’autres du même acabit fonctionnent, sans plus de précisions ou d’explications, parce que ceux qui les émettent comme ceux qui les reçoivent en ont intériorisé les postulats.
Un mot, deux mots doivent suffire pour suggérer que ceux dont on parle sont rétrogrades ou à défaut primaires, brutaux, voire pathologiques. Au cours du second procès en destitution de Donald Trump, qui s’est achevé par son acquittement, ses avocats ont soumis à l’appréciation des sénateurs les discours filmés de certains opposants à l’ex-président, démontrant que celui-ci n’avait nullement le monopole de la rhétorique enflammée. A la RTBF radio, comment le rédacteur en charge du bref compte-rendu de cette séance a‑t-il terminé son billet ? En affirmant que les arguments de la défense avaient été “très basiques” (sans transition entre l’information et le commentaire) [12]. L’annonce à la même RTBF, TV cette fois, d’un portrait de Ronald Reagan, à l’occasion du 40è anniversaire de son accession à la présidence des Etats-Unis [13], a souligné notamment son “obsession anticommuniste”. C’est certainement comme cela que l’agence Tass et la Pravda le présentèrent à l’époque… A la RTBF La Première, le 11 juin 2019, dans l’émission Entrez sans frapper, le présentateur évoqua comme suit la figure de John Wayne: “Anticommuniste, républicain, mais c’était un grand acteur”. Il y a peu de chance qu’on dise jamais de Charlie Chaplin: “Antifasciste, de gauche, mais c’était un grand acteur”…
Recours au point Godwin
Le choix des termes n’est pas moins symptomatique quand La Libre Belgique présente sous le titre “Franquisme béatifié” l’élévation au rang de bienheureux d’une centaine de religieux exterminés par les républicains espagnols [14]. Ou quand, recensant un livre de dialogues avec Mona Ozouf publié sous la direction d’Alain Finkielkraut (Pour rendre la vie plus légère, Stock), le journaliste prévient: “Alain Finkielkraut irrite par ses questions où transparaît son côté ronchon réactionnaire” [15].
“Réactionnaire” est proche du sommet dans la graduation des injures, juste avant le recours au point Godwin. Mais qui n’a remarqué que même les mots “conservatisme” ou “conservateur”, dans nos médias ayant pignon sur rue, apparaissent toujours flanqués d’un sens péjoratif ? Alors que ce courant philosophique et politique a parfaitement droit de cité dans le monde anglo-saxon, il est chez nous si décrié que personne n’ose s’en réclamer. Dans les contextes où il est mentionné, il s’agit toujours de désigner, pour l’essentiel, deux catégories fantasmées: soit celle des balourds opposés à tout changement par frilosité ou fermeture d’esprit, soit celle des privilégiés attachés au maintien d’un système conforme à la préservation de leurs intérêts. Ces définitions, qui ne se réfèrent qu’à deux minorités, reposent sur l’ignorance. Le premier train de lois sociales substantielles en Belgique, à la fin du XIXè siècle et au début du XXè, a été l’œuvre du parti catholique, alors aussi appelé conservateur. En Allemagne, la première sécurité sociale fut mise en place par le chancelier Bismarck, qui ne passait pas pour être un parangon de progressisme. Les conservateurs acceptent ou diligentent les évolutions jugées nécessaires pour autant qu’elles n’entament pas nos fondements civilisationnels et qu’elles soient mûries pas l’expérience, dans le respect des réalités et du common sense. Si notre société était conservatrice en ce sens, la pratique religieuse n’y serait pas considérée comme une activité “non essentielle”!
Evidemment, il ne faut pas demander à tous nos journalistes d’avoir lu Edmund Burke, Thomas Molnar ou Allan Bloom. Mais plus flagrante est l’inculture reflétée quand tel correspondant à Londres de La Libre s’étonne de ce que la popularité immense de la reine mère Elisabeth Bowes-Lyon, décédée quelques jours auparavant, n’a pas été entamée par ses “opinions très conservatrices” [16].Etonnant étonnement, dans un pays où le Parti conservateur sort régulièrement vainqueur des élections! L’approche primaire du concept a conduit à de véritables contresens, comme ceux qui font ou firent qualifier de conservateurs les tenants de l’orthodoxie marxiste-léniniste en Chine ou dans la défunte URSS. On nous serine de même que l’Arabie saoudite est un “royaume ultraconservateur”, alors qu’on n’entendra jamais qualifier la Corée du Nord de “république socialiste”, bien que ce soit ce qu’elle se donne pour être. Il ne faut pas désespérer les maisons du Peuple.
Au Vatican, il est clair depuis longtemps que les progressistes sont des esprits éclairés qui défendent leurs idéaux, alors que les conservateurs sont des prélats obscurantistes qui ourdissent de sombres complots. Citons encore la couverture de l’hebdomadaire Newsweek du 15 août 2011: une photo délibérément repoussante de Michele Bachmann, candidate conservatrice à l’investiture républicaine, qui apparaissait figée, fixant l’objectif avec une expression quasi démoniaque, sous le titre “Queen of rage”. Le montage fit polémique aux Etats-Unis. L’aurait-il fait chez nous ?
A la neutralisation idéologique du conservatisme correspond celle du progressisme, dans la mesure où celui-ci, dans le discours dominant, ne désigne en fin de compte rien d’autre que l’ensemble des opinions et des attitudes normales et sensées, en phase avec les mutations en cours dans nos sociétés (les régressions n’étant censées exister qu’en économie). Ce présupposé sous-tend, par exemple, la question posée par un journaliste de RTL au député européen François-Xavier Bellamy à propos de son combat contre la nouvelle loi bioéthique votée en France: “Vous n’êtes pas en train de vous opposer au sens de l’histoire, il y a déjà onze pays en Europe qui autorisent déjà la PMA ?” [17]. L’obligation de s’adapter aux nouveaux paradigmes – et de ne pas les critiquer – était inscrite en filigrane dans le raisonnement de Dirk Achten, alors rédacteur en chef du Standaard, quand celui-ci s’éleva contre la mesure de déplacement d’un prêtre homosexuel de Tirlemont, estimant qu’un tel prêtre devrait avoir pleinement sa place dans l’Eglise, surtout en temps de crise des vocations. “Il reste, ajoutait-il, que l’Eglise, avec une organisation et des règles figées, entre particulièrement inadaptée dans le prochain siècle” [18]. Nul besoin d’aligner les innombrables déclinaisons de cette phraséologie sur laquelle l’usure du temps ne paraît pas avoir prise.
Il est permis d’interdire
Maya Forstater, chercheuse britannique au Center for Global Development, licenciée après avoir affirmé que personne ne pouvait “changer son sexe biologique”. L’association Renaissance catholique mise en examen en France pour avoir rappelé que le mariage homosexuel est incompatible avec les préceptes de l’Eglise. Stéphane Mercier privé d’enseignement à l’Université catholique de Louvain pour avoir parlé de l’avortement dans les mêmes termes que le concile Vatican II et tous les papes. Les comptes Twitter de Donald Trump et de plusieurs personnalités qui le soutiennent définitivement supprimés par les oligarques du géant numérique. Un élu et ancien secrétaire d’Etat N‑VA privé d’accès à une conférence-débat à Verviers par une manifestation à laquelle participe la bourgmestre PS. Les suppliantes d’Eschyle interdites de représentation à la Sorbonne par des groupuscules “antiracistes”. Les appels à la censure de Tintin au Congo. La réécriture de la Carmen de Bizet. Les dix petits nègres d’Agatha Christie retitrés. Des “messages d’avertissement” au début de certains films de Disney…
Inutile d’insister: la cancel culture, culture de la réduction à néant, vit de beaux jours et c’est aussi le cas dans nos médias. En dehors des tribunes libres, bien rares sont les indignations qui s’y expriment à propos de ces réhabilitations d’Anastasie et de ses gros ciseaux au cœur de nos démocraties libérales. La génération post-soixante-huitarde, celle qui tient largement le haut du pavé dans les quality papers, a manifestement oublié qu’il est “interdit d’interdire”.
Si on peut aujourd’hui, sans honte, exiger que certaines opinions indésirables soient bannies de l’espace public, c’est qu’elles n’ont même plus besoin d’être combattues en opposant argument à argument. Il n’est plus nécessaire, à quelques exceptions près, de donner la parole à leurs protagonistes, même en leur apportant la contradiction ensuite. Il suffit d’accoler à la mauvaise pensée l’un ou l’autre des mots magiques qui servent habituellement à la désigner.
Soit, par exemple, l’évocation, dans un de nos grands quotidiens de référence, de l’animateur de radio et éditorialiste politique américain Rush Limbaugh, à l’occasion de son décès. On y lit qu’il “vouait féministes, écologistes et progressistes aux gémonies”, que pour lui “celles qui défendaient le droit à l’avortement étaient des “feminazis”” et “le réchauffement climatique n’était qu’une farce”, ou encore qu’ ”au plus fort des années sida” il “évoquait les ravages de la maladie chez les homosexuels”…, le tout étant mis sur le compte d’ ”un goût immodéré de la provocation” [19].
Remarquons que ce portrait à charge ne comporte aucune contre-argumentation. Il suffit de citer, certes en termes choisis, les positions de la personne pour la disqualifier et disqualifier à travers elle tout discours critique de l’écologisme, du féminisme ou de l’indifférencialisme sexuel. Pour l’auteur de l’article, il n’y a tout simplement plus matière à confrontations sur ces points. Ajoutons, comme l’article ne cite pas ses sources (probablement des dépêches d’agence), qu’il n’est pas possible de vérifier si Limbaugh s’était réellement prononcé en termes aussi abrupts. Une petite recherche sur Internet m’a toutefois permis de retrouver, sur le climat, son propos exact, avec lequel on peut certes être en désaccord, mais qui s’avère beaucoup plus nuancé que le résumé lapidaire du journal (“une farce”). Voici ce que le défunt publiciste déclara, et qui fit un certain bruit, dans une interview datée du 17 février 2019: “Le changement climatique n’est rien qu’un faisceau de modèles informatiques qui tentent de nous dire ce qui va se produire dans 50 ou 30 ans. Notez que les prévisions ne sont jamais pour l’an prochain ou les dix prochaines années. Elles sont toujours pour loin, loin, loin, loin de là, quand aucun de nous ne sera dans les parages ou en vie pour savoir si elles étaient vraies ou non” [20].
Peut-être objectera-t-on à ce qui précède que les contempteurs de l’actuel quatrième pouvoir l’exerceraient de la même manière s’ils avaient la haute main, en s’appliquant eux aussi à mettre sous le boisseau les avis et les faits opposés à leurs certitudes. Mais si telle est l’ultima ratio, il faut être clair: que ceux qui sont aux commandes reconnaissent leur monopole, qu’ils cessent de se donner pour indépendants et impartiaux, qu’ils abandonnent aussi toute posture de donneurs de leçons, de dénonciateurs incessants des contrôles ou des carences de l’information en Russie ou en Hongrie. Outre que les médias de ces pays sont beaucoup plus libres aujourd’hui qu’il y a à peine un peu plus de trente ans, les bases doctrinales qu’ils épousent ou qui les canalisent sont simplement à l’opposé de celles qui triomphent sous nos cieux. So what ?
Le chrétien blanc hétéro, voilà l’ennemi
En novembre 2010, plusieurs médias ont révélé la manière dont, à la suite de la publication de statistiques relatives à la pratique dominicale catholique en Flandre, le Nieuwsblad, quotidien populaire historiquement lié au pilier chrétien, prépara une véritable opération “églises vides”. Par courriel, les responsables infos donnèrent pour instruction aux correspondants et photographes locaux de se rendre dans les paroisses pour pouvoir “montrer les églises les plus vides”, de préférence “en grand angle”. La note recommandait, s’il y avait plusieurs célébrations dans une commune, de choisir celle “dont nous supposons qu’elle attire le moins de monde”. Notons que les Rouletabille de la déchristianisation, totalement ignorants des réalités ecclésiales, en furent pour leurs frais, les assemblées n’étant plus si maigrelettes depuis qu’on a procédé à des rationalisations (regroupements de paroisses, réduction du nombre de messes…) Une fois l’affaire éventée, les responsables de la rédaction se défendirent en parlant d’un “document de travail qui est parti trop vite” et d’une “erreur d’évaluation”. En fait le projet fut abandonné à cause des fuites suscitées par des pigistes peu heureux d’une commande qui leur aurait valu dix euros par église “presque vide”.
Au même chapitre, les sondages comme tels apparaissent fréquemment sujets à caution, que ce soit par leur méthodologie ou leur exploitation. Ce fut assurément le cas quand, d’une enquête réalisée par Dedicated Research pour le journal Le Soir, on fit ressortir que 60 % des Belges se disaient catholiques en 2010 (contre 65 % en 2005), les pratiquants représentant 14 % de la population (contre 17 % en 2005). L’échantillon, était-il précisé, avait été prélevé sur la population âgée de 16 à 75 ans [21]. Que les jeunes enfants n’aient pas été inclus peut se comprendre à la rigueur – encore que l’âge de raison soit généralement fixé à 7 ans!, mais l’exclusion des plus de 75 ans est surprenante, pour ne pas dire suspecte. Par ailleurs, le plus grand flou entoura, dans ce sondage comme dans beaucoup d’autres, la définition du “pratiquant”
Quand il s’agit de regarder dans le rétroviseur, il va de soi que les chrétiens, les catholiques surtout, sont coupables d’à peu près tous les péchés de l’histoire. Revient notamment sans cesse la vieille antienne de leur accointance supposée massive avec le fascisme et le national-socialisme. Un exemple tout récent parmi ceux qui se ramassent à la pelle: dans l’émission Un jour dans l’histoire [22], tant le présentateur que ses invités, auteurs d’une bande dessinée consacrée à Joseph Darnand, extrémiste de la collaboration française pendant la Seconde Guerre mondiale, se sont épaulés pour convaincre l’auditeur que l’itinéraire de ce personnage n’était pas surprenant, compte tenu du “milieu catholique autoritaire” dont il provenait. Malheureusement pour nos abatteurs de calotte, il ne faut pas avoir beaucoup étudié cette période pour savoir que ceux qui en ont, comme on dit, écrit les pages sombres furent de toutes les provenances idéologiques. Mussolini et Laval venaient du socialisme et Jacques Doriot du communisme. Bon nombre d’anciens dreyfusards, dont Simon Epstein a retracé les parcours, rallièrent “l’une ou l’autre des grandes tendances de la collaboration – du pétainisme attentiste et modéré aux formes les plus extrêmes du collaborationnisme raciste et pronazi” [23]. Chez nous, faut-il rappeler qu’un Henri De Man passa sans état d’âme de la présidence du Parti ouvrier belge (futur Parti socialiste) à la collaboration ?
Même s’il n’en manque pas pour rivaliser de zèle en la matière, il est patent que les critiques cinémas de La Libre Belgique se signalent par des prises de position anticléricales parmi les plus carrées. Dans un article consacré au film The Magdalene Sisters de Peter Mullan – dont le caractère tendancieux frise la caricature –, il est décrété que les établissements tenus par des religieuses dans l’Irlande des années ’60 “n’avaient rien à envier aux camps nazis” [24]! A propos du film La religieuse de Guillaume Nicloux, tiré du brûlot de Diderot contre l’Eglise, on lit ce commentaire: “Plus besoin d’artistes courageux pour dénoncer le faisandage de l’organisation; Roger Vangheluwe et ses viols d’enfants; Mgr Léonard et sa justice immanente; l’Eglise d’Irlande et sa traite des orphelins s’en occupent activement. Diderot, c’est du light aujourd’hui” [25]. Le film Mug de Malgorzata Szumowska donne lieu à cette réserve: “Malheureusement, elle manque de courage, en refusant de s’en prendre à l’Eglise en tant qu’institution de domination des masses polonaises” [26]. Par contre, le film italien Piuma de Roan Johnson, qui met en scène un couple d’adolescents décidant de garder leur enfant conçu malgré les difficultés financières, les pressions sociales et les désapprobations familiales, nous est présenté comme une comédie “un brin réac” [27].
Dans le procès intenté à nos racines chrétiennes, l’accusé est à ce point présumé coupable qu’on ne se donne même pas la peine de vérifier les allégations les plus douteuses. Il nous est ainsi donné de lire sous une plume que la controverse de Valladolid porta sur “la question de l’existence ou non de l’âme chez les femmes” [28] et sous une autre que “la femme a peu à peu gagné, sinon partout au moins ici, la certitude d’avoir une âme, au concile de Mâcon (586)” [29]. La controverse de Valladolid, qui se déroula en 1550–1551, avait pour objet la légitimité ou non de l’esclavage des Indiens des colonies espagnoles. C’est la thèse de Bartolomé de Las Casas, opposé à ce régime, qui l’emporta. Le prétendu débat sur l’âme des femmes au concile de Mâcon est une pure légende. Il n’eut pas lieu et n’avait aucune raison d’être, les femmes ayant été baptisées aussi bien que les hommes – et certaines déclarées martyres – dès les origines de la chrétienté.
Société patriarcale ?
Impossible en outre, à moins de vivre sur une île déserte, de ne pas avoir entendu mille fois associer la pédophilie et les abus sexuels en général au long héritage de “la société patriarcale”. Que désigne cette expression ? Une société fondée sur l’autorité du père de famille et sa présence exclusive ou prépondérante dans l’espace public, avec les contraintes et les devoirs inhérents (dont celui d’exposer sa vie en première ligne en cas de guerre ou de catastrophe). Quel rapport avec les perversités dénoncées à bon droit ? Aucun. Mais en montrant d’un doigt vindicatif l’organisation séculaire de nos sociétés, on se dispense à bon compte de toute interrogation sur l’influence de la libération des mœurs qui déferle depuis 60 ans. Sauf erreur, il ne semble pas que Michel Foucauld, Gabriel Matzneff, DSK, Harvey Weinstein, Roman Polanski, Daniel Cohn-Bendit, David Hamilton…, et tant d’autres dont les turpitudes ont été révélées ou ont cessé d’être tolérées, soient ou aient été des épigones de la tradition patriarcale. Sur la manière dont, à notre époque, dans les milieux “libérés” et “progressistes”, on impose ses dépravations à autrui, La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil) n’est qu’un des derniers témoignages en date.
En janvier dernier, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande, le parti d’Angela Merkel, était en congrès pour élire un nouveau président, potentiel candidat à la chancellerie. Sur France Culture, station de radio publique, la journaliste Christine Ockrent fit remarquer, au cours d’une émission qu’elle anime, que les trois candidats en lice pour la succession étaient trois hommes de l’Ouest “qui sont tous catholiques, [pères de] trois enfants”, alors que la chancelière sortante était “de l’Est, protestante, divorcée, sans enfant”. Et d’ajouter aussitôt: “Quel que soit le vainqueur, ce sera beaucoup plus terne” [30]! L’aveu vaut son pesant d’ondes hertziennes: être catholique, marié et père de famille, c’est être… terne. Ainsi la classe médiatique en arrive-t-elle, après avoir bataillé contre les stéréotypes et les préjugés de genre, à en inventer de nouveaux.
Comment en est-on arrivé là ?
Il peut donc être répondu résolument par l’affirmative à la question posée par le titre de cet article. Reste à mettre en lumière les voies et moyens par lesquels un courant est devenu subjuguant ou, au moins, à proposer quelques clés explicatives.
En partie, l’option préférentielle pour le mouvement et les avancées supposées, qui anime la majorité des journalistes, pourrait presque procéder d’un transfert de la définition – contestable – que donna naguère Henri Pirenne de l’historien: “Un homme qui se rend compte que les choses changent et qui cherche pourquoi elles changent” [31]. Le grand artisan de notre récit national (à ne pas confondre avec roman national) s’était ici quelque peu fourvoyé, dans la mesure où les choses qui demeurent et les raisons pour lesquelles elles demeurent sont tout aussi dignes d’intérêt, dans l’approche du passé comme dans celle du présent. Les chercheurs de niveau universitaire l’ont compris, qui explorent aujourd’hui les domaines de la longue durée, ceux des mentalités, des us et coutumes ou du patrimoine, autant que les événements qui bouleversent et font rupture. Mais il en va autrement pour les porteurs de bics, de caméras ou de micros: l’immuable ne permet pas de sortir de grands titres de “une” et il est dès lors, à leurs yeux, de faible portée, tout au plus bon pour les rubriques magazine.
A des degrés divers dans les pays occidentaux, le glissement vers la gauche, en tout cas culturelle et sociétale, de l’audiovisuel public et des journaux de référence initialement du centre ou de droite, a été en outre alimenté par la montée d’une génération militante et favorisé par un patronat approbateur ou atone. Les quotidiens à vocation populaire et régionale, qui sont aussi plus éloignés des centres de décision, ont relativement moins rougi. Les autres ont laissé progressivement leurs digues céder face à “l’esprit 68” de leurs nouvelles recrues, esprit dont les tenants tiennent largement les leviers de commande dans les sections de sciences humaines et de communication des écoles supérieures et des universités. Le reste fut affaire de mode, de mimétisme, de grégarisme, éventuellement de snobisme et même, parfois, de conviction sincère. L’étude de l’engouement pour les Lumières au sein de la noblesse et du clergé au XVIIIè siècle autoriserait ici bien des parallèles savoureux.
Avec, bien sûr, d’honorables exceptions, une grande uniformité a fini par caractériser les profils sociopolitiques des employés et des cadres des entreprises de presse. Il s’agit le plus souvent d’hommes et de femmes qui habitent dans des quartiers sans trop de problèmes et vivent en forte symbiose avec les élites politiques, culturelles, économiques, diplomatiques, judiciaires… selon les cas. La facilité avec laquelle on passe d’un côté à l’autre de la barrière pour devenir conjoint(e) ou attaché(e) de presse de telle ou telle personnalité dit assez la proximité initiale. Le contenu des articles et des émissions aussi.
Contrairement à ce qu’il espérait sans doute, le Parti socialiste n’a pas été plus bénéficiaire que d’autres de ces développements, beaucoup le percevant comme une organisation vieillissante, sclérosée, “pouvoiriste”, sans parler du travail que ses mandataires fournissent aux procureurs et aux parquets du pays. En revanche, ceux qui ont donné le ton dans les rédactions ont apporté la feuille de route laïciste, libertaire, multiculturaliste et altermondialiste héritée de “la constestation”. Le PTB-PVDA et Ecolo-Groen sont devenus l’ultime refuge pour beaucoup d’entre eux. Selon la dernière enquête nationale sur les journalistes belges, menée par des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles, de l’Université de Mons et de l’Université de Gand, 58,4 % d’entre eux, soit une confortable majorité, se positionnent à gauche de l’échiquier politique, contre seulement 26 % au centre et 15,6 % à droite. On ne relève pas de différences à cet égard entre néerlandophones et francophones. L’Association des journalistes professionnels (AJP) s’est inquiétée de la sous-représentation des femmes dans la profession (31,4 %), mais nullement de celle du centre et de la droite [32]. Des enquêtes antérieures ont fait état d’un hiatus plus grand encore entre les préférences des informateurs et les résultats électoraux. Selon l’une d’elles, issue de l’Université de Gand en 2003, 77 % des journalistes professionnels flamands se déclaraient progressistes, 16 % centristes et 7 % conservateurs [33]. A comparer avec la composition du Vlaams Parlement… Dix ans plus tard, une étude donnait un résultat à peu près identique pour l’ensemble de la Belgique, 80 % des journalistes se réclamant de la gauche [34]. Dans les autres pays d’Europe ainsi qu’en Amérique du Nord, les surveys qui font état du même topique sont légion depuis belle lurette. Citons seulement celui qui fut diligenté en 2001 par le magazine Marianne, d’où il ressortait que 63 % des journalistes français avaient voté pour un candidat de gauche aux dernières élections présidentielles, contre 6 % pour un candidat de droite [35].
Pareils rapports de force étaient déjà bien établis quand, en septembre 1989, juste avant le passage de la dépénalisation de l’avortement en séance plénière du Sénat, Lucienne Herman-Michielsens, coauteur de la proposition de loi, reçut le prix de la Femme de l’année, décerné par un jury de… représentants de la presse. Et quand peu après, en janvier 1990, un aréopage de la même corporation octroya le titre de Bruxellois de l’année à l’autre coauteur, Roger Lallemand, le diplôme étant accompagné, avec une exquise délicatesse, d’ ”un gros gâteau, un chou (de Bruxelles ?) garni d’un bébé et mitonné par le pâtissier Nihoul” [36].
Bien accueillis dès les années ’70 à la RTB et à la BRT, alors en pleine crise gauchiste, les révolutionnaires de papier se sont par contre trouvés orphelins de par la disparition des titres organiquement liés à l’action commune socialiste (Le Peuple, La Wallonie, Vooruit…), au Parti communiste (Le Drapeau rouge, De Rode Vaan) et à la démocratie chrétienne (La Cité, Het Volk). Ils ont donc rejoint les autres journaux par défaut, certes, mais en s’y intégrant d’autant mieux que les bouliers compteurs qui les dirigent avaient les yeux de Chimène pour le lectorat progressiste devenu disponible. Dans cette conjoncture, tous les services rédactionnels furent invités à pratiquer ce qui devait être le maître mot, la consigne des consignes, le dogme suprême: l’Ouverture. Ouverture qui ne tarderait pas à déboucher sur une fermeture, lentement mais sûrement, à l’égard de causes qui avaient été auparavant défendues bec et ongles.
Pour les managers des quelques groupes qui ont fini par concentrer tous les titres survivants, il ne s’agit que de sentir d’où vient le vent et ou il va. Les identités et les spécificités des différentes feuilles, quant aux valeurs et aux ambitions intellectuelles, ont été de toute manière rabotées par des mises en synergies de plus en plus étendues. Dans cette logique, les membres du personnel qui persistent à s’identifier à l’engagement initial de leur journal sont considérés avec méfiance. Prôner une stratégie d’originalité dans le paysage médiatique est suspect a priori. La définition de la ligne éditoriale est soumise à l’appréhension des attentes de la clientèle, quantifiées par les études de marché. Mais le serpent, du coup, se mord la queue: ce vent aux diktats implacables, ce sont les mêmes opérateurs des moyens de communication de masse qui sont les mieux outillés pour l’orienter. Ainsi, à l’image des Machiavel du marketing qui créent chez les consommateurs des besoins afin d’y répondre par une offre adaptée, les médias suivent une opinion publique qu’ils ont eux-mêmes grandement contribué à forger.
A doses variables, l’affadissement de l’idéal à défendre et la prégnance des intérêts à assurer ont donc conduit un grand nombre d’organes à s’éloigner, de compromis en compromis, des intentions de leurs fondateurs, dès lors que celles-ci n’étaient plus jugées en phase avec le hit-parade des idées. Les progrès du libéralisme éthique dans toutes les couches de la population, indépendamment des appartenances politiques ou philosophiques, ont notamment et lourdement pesé dans la balance des actionnaires et des administrateurs. Quant aux lecteurs, selon les cas, ils sont partis, se sont résignés ou ont suivi con amore. Les partants ont été remplacés par d’autres, attirés par la nouvelle tournure, avec pour effet de renforcer en interne les partisans de celle-ci et de marginaliser définitivement les (quelques) opposants.
Ainsi La Libre Belgique est-elle devenue, selon l’expression rapportée par son historien Pierre Stéphany, le théâtre “de l’alliance objective entre le grand capital et le gauchisme de salon” [37]. Ce n’est pas vrai pour tous ceux qui la font ni pour tous ceux qui la lisent, mais il est des alliances qu’on aurait tort de considérer comme contre-nature. Le lien de L’Avenir à l’Eglise a été de même rompu à la suite de la fronde menée à partir de 1991, tant au sein de l’actionnariat que de la rédaction, contre l’évêque de Namur Mgr André-Mutien Léonard. En 2006, l’évêché devenu minoritaire s’étant retiré, le divorce était consommé. Un ouvrage publié à l’occasion du centenaire de l’ex-Vers l’avenir précise que “la référence à l’Eglise et aux valeurs chrétiennes n’apparaît plus dans les textes fixant la ligne éditoriale. On parle davantage de solidarité, d’éthique et de respect, d’indépendance, de proximité, d’honnêteté et de rigueur” [38]. Quelle gazette ne souscrirait pas à ces critères ?
L’histoire récente du Standaard n’est pas moins symptomatique. Tout ou presque sur sa “bifurcation” a été dit dans une conférence donnée à Anvers et qui fit grand bruit, il y a trente ans déjà, par Hugo De Ridder, journaliste en vue du quotidien catholique flamand avant de rompre avec lui. En fin analyste, il décrivit la manière dont la rédaction avait été contrainte, sous la pression des services commerciaux du groupe, à abandonner sur les questions sensibles toute ligne claire au profit d’un flou permettant de ratisser large [39]. L’analyse de Paul Belien, ancien rédacteur de la Gazet van Antwerpen, complète celle de De Ridder en mettant l’accent sur l’effet des glissements opérés au sein des partis chrétiens (CVP et PSC, aujourd’hui CD&V et CDH), dans la même direction et pour les mêmes raisons: “Bien qu’il y ait eu effectivement, dans les journaux chrétiens, des journalistes solides qui maintenaient une opposition absolue à l’avortement, ils ne sont plus entrés en ligne de compte dans leurs propres journaux à partir de novembre 1989″ [40]. Soit au moment où le CVP entra dans la danse en proposant d’introduire des exceptions à l’interdit légal de l’avortement…
Sur un plan historique global, tous ces revirements sont à comprendre à la lumière de ce fait majeur du dernier tiers du XXè siècle qu’est la conjonction entre les mouvements de libération des mœurs et les puissances économiques poussant à l’individualisme consumériste. Cette alliance tacite, que concrétisent les itinéraires de tant d’anciens hippies devenus de parfaits yuppies, a été amplement étudiée ces dernières années [41]. Aux Etats-Unis, le courant libertarien en constitue la synthèse presque parfaite. En Belgique, jusqu’à il y a peu, la remise en cause de l’économie de marché comme telle apparaissait beaucoup moins sous la plume des columnistes que la célébration d’un monde en flux perpétuel, affranchi des carcans familiaux, religieux, législatifs, culturels, scolaires… Les inquiétudes environnementales, énergétiques et climatiques ont quelque peu nuancé la partition, sans qu’il soit pour autant question de changer l’air. Dans le cercle des promoteurs du prêt-à-penser, on continue de vouloir tout, le beurre comme l’argent du beurre, et tout de suite.
Parce qu’un métier conçu idéalement comme un service à la Cité s’est dégradé trop souvent en un commerce comme les autres, avec l’hypocrisie en plus, les jugements sévères abondent, au risque d’être injustes envers ceux qui se battent pour maintenir des îlots de probité. Ainsi, déjà, “cette assurance vulgaire et débridée que nul n’a manifestée avec autant d’éclat, en notre XXè siècle, que les journalistes”, est-elle dénoncée par Soljenitsyne quand il rend compte de la campagne de dénigrement du ministre Stolypine au lendemain de son assassinat [42]. Ainsi les Lousteau, les Vernou, les Blondet, les Finot, les Rubempré, que décrit Balzac dans Les illusions perdues, vendent-ils leurs éloges, leurs critiques, leurs silences. La classe médiatique n’est pas uniformément véreuse, certes, mais elle n’apparaît guère exempte de compromissions, de complaisances, de complicités. Les caractères s’y détrempent et les Alceste deviennent des Philinte. Les études qui, un peu partout dans le monde, classent la presse avec la politique et la publicité parmi les professions qui inspirent le moins de confiance [43], auraient dû depuis longtemps mettre tout le secteur en état d’alerte.
M’en tenant à l’(la) (dés)information, je ne mentionnerai que pour mémoire la pléthore de violence, de vulgarité, d’impudeur, de sang et de boue à laquelle téléspectateurs, auditeurs et lecteurs sont aujourd’hui quotidiennement exposés. La propension fébrile à étaler le scandaleux, sans souci des enfants susceptibles de recevoir le message, ne s’est pas certes répandue partout au même degré, mais ce virus-là appartient à la famille des plus contagieux. Toute cette agitation n’est en fin de compte que le reflet des pathologies de la post-modernité. Elle n’a que l’apparence de la liberté. Il n’est que de revoir comment elle s’accommode par ailleurs de bien des tabous, dès lors qu’ils protègent les appareils idéologiques sommitaux.
Peut-on espérer que vienne à terme le temps de la restauration ? Restauration de l’audace civique, de l’intuition féconde, de l’empirisme organisateur, de la capacité à appréhender les réalités sous-jacentes, à instruire nos sociétés des exigences du bien commun plutôt que d’obéir aveuglément aux statistiques de l’opinion publique ? Peut-on espérer que reviennent un jour les vrais patrons de presse, ceux qui ne s’adressaient pas à la masse uniforme mais à une communauté de lecteurs motivés, militants, prescripteurs, suscitant des adhésions nouvelles dans leur milieu et au-delà ? Je ne puis malheureusement certifier qu’il ne s’agit pas là de vains espoirs, à vue humaine en tout cas.
Que faire en attendant ? D’abord savoir, ensuite faire savoir, à temps et à contretemps. Répondre aux offensives des médias sur les réseaux sociaux et tous les autres supports possibles. Créer des sites Internet ou des blogs: comment ne pas saluer ici le si précieux travail de réinformation de Belgicatho ? Investir aussi les champs de la création et de l’animation. Soutenir les actions existantes, même modestes, même imparfaites…. Gramsci professait que pour se rendre maître de l’État, il faut d’abord contrôler l’éducation et la culture. A la lumière de l’expérience des dernières décennies, on peut se demander si la réalisation de l’étape préliminaire du plan ne confère pas suffisamment de places fortes pour rendre inutile l’objectif final! Le théoricien italien avait en tout cas parfaitement délimité les terrains où continueront de se dérouler les combats de l’avenir. Pour autant qu’il y ait des combattants.
Paul Vaute
Licencié-agrégé en histoire et en communication, journaliste professionnel honoraire
Source : belgicatho.be
Notes
- [1] https://linktr.ee/CNPC_2020.
- [2] 10–11 nov. 1999.
- [3] Paris, Albin Michel, 2001.
- [4] La Libre Belgique, 24 mars 2020.
- [5] 8 mars 2006.
- [6] Les marchands de nouvelles. Essai sur les pulsions totalitaires des médias, Paris, L’Artilleur, 2018.
- [7] Interview à Valeurs actuelles, citée in Belgicatho, 3 déc. 2018.
- [8] 3 oct. 2001.
- [9] La guerre à outrances. Comment la presse nous a désinformés sur l’Irak, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
- [10] 30 mars 1990.
- [11] 26 janv. 2004.
- [12] RTBF Première, 13 février 2021, Journal parlé de 13 h.
- [13] RTBF-TV, La Trois, Retour aux sources, 16 janv. 2021.
- [14] La Libre Belgique, 27–28 oct. 2007.
- [15] La Libre Belgique, 27 mai 2020.
- [16] 10 avril 2002.
- [17] Sur YouTube, 30 juillet 2020.
- [18] De Standaard, 10 févr. 1999.
- [19] La Libre Belgique, 19 févr. 2021.
- [20] “Climate change is nothing but a bunch of computer models that attempt to tell us what’s going to happen in 50 years or 30. Notice the predictions are never for next year or the next 10 years. They’re always for way, way, way, way out there, when none of us are going to be around or alive to know whether or not they were true”, https://www.politifact.com/factchecks/2019/feb/19/rush-limbaugh/scientists-response-rush-limbaughs-climate-denial-/.
- [21] 23–24 janv. 2010.
- [22] RTBF Première, 15 févr. 2021.
- [23] Les dreyfusards sous l’occupation, Paris, Albin Michel, 2001. Simon Epstein dirige le Centre international de recherche sur l’antisémitisme à l’Université hébraïque de Jérusalem.
- [24] 12 févr. 2003.
- [25] 20 mars 2013.
- [26] 14 nov. 2018.
- [27] 6 sept. 2016.
- [28] La Libre Belgique, 7 janv. 2002.
- [29] La Libre Belgique, 4 août 2004.
- [30] Affaires étrangères, 16 janv. 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/affaires-etrangeres-emission-du-samedi-16-janvier-2021.
- [31] Cité in Léon‑E. HALKIN, Initiation à la critique historique, 4è éd. rev., Paris, Armand Colin (coll. “Cahiers des Annales”, 6), 1973, p. 59.
- [32] Journalistes, revue de l’AJP, avril 2019, pp. 2–5.
- [33] Belga, 3 juin 2003.
- [34] La Libre Belgique, 9 nov. 2018.
- [35] Paris match, 27 avril 2006.
- [36] Le Soir, 24 janv. 1990.
- [37] Pierre STÉPHANY, La Libre Belgique. Histoire d’un journal libre 1884–1996, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1996, p. 488.
- [38] “Vers” L’Avenir (1918–2018). Cent ans d’information en province de Namur, dir. Jean-François Pacco, Namur, Société archéologique de Namur (coll. “Namur. Histoire et patrimoine”, 5), 2018, p. 12.
- [39] De Morgen, 17 oct. 1990.
- [40] Nucleus, mars 1991, pp. 6–7.
- [41] “Mai exauce génialement les vœux du capital, quitte à violer ses tabous et à encourir ses foudres”, écrivait déjà Régis Debray dix ans après mai 68 (Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Paris, Maspero, 1978). Parmi les publications plus récentes, on pourra se reporter à Denis TILLINAC, Mai 68. L’arnaque du siècle, Paris, Albin Michel, 2018.
- [42] Août 14 (1971), éd. compl., 1983, ch. 70.
- [43] Par exemple, http://etudiant.aujourdhui.fr/etudiant/info/les-metiers-les-plus-populaires-et-impopulaires-dans-le-monde.html. Mais il y en a bien d’autres.