Ojim.fr
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Idéologie commune des médias : un point de vue belge

21 mars 2021

Temps de lecture : 43 minutes
Accueil | Veille médias | Idéologie commune des médias : un point de vue belge

Idéologie commune des médias : un point de vue belge

Temps de lecture : 43 minutes

Nous reproduisons une étude de Paul Vaute, ancien journaliste belge, parue le 15 mars 2021 sur le site catholique belge Belgicatho. Certains intertitres sont de notre rédaction.

Y a‑t-il une idéologie commune des médias ?

Selon l’ex­pres­sion con­sacrée, le réal­isa­teur vervié­tois Bernard Crutzen a fait le buzz en quelques jours, fin jan­vi­er, avec son doc­u­men­taire inti­t­ulé Ceci n’est pas un com­plot, dif­fusé sur Inter­net [1]. Le suc­cès ne s’est pas démen­ti depuis. Con­sacré au traite­ment par les médias de l’actuelle crise san­i­taire, ce film de sep­tante min­utes entend démon­tr­er que la plu­part des jour­nal­istes se sont faits, en la matière, les relais des autorités poli­tiques, sans dis­tance et sans cri­tique. La thèse de l’au­teur, telle qu’il l’ex­pose, est que “le traite­ment médi­a­tique déroule le tapis rouge pour ceux qui rêvent d’une société hygiéniste et sécu­ri­taire, pour laque­lle nous n’avons pas voté”.

Plus d’émotion que de raison

Il est bien sûr légitime et même salu­taire de dénon­cer les out­rances anx­iogènes aux­quelles cèdent trop sou­vent des pro­fes­sion­nels de l’in­for­ma­tion – ain­si d’ailleurs que des non-pro­fes­sion­nels opérant dans les réseaux soci­aux. Mais leurs moti­va­tions et les effets qu’ils pro­duisent, escomp­tés ou non, sont beau­coup plus com­plex­es et plus diver­si­fiés que Crutzen ne l’en­vis­age. Les médias, publics comme privés, sont notam­ment en quête d’au­di­ence et leurs ges­tion­naires savent depuis Mar­shall McLuhan, et même avant, qu’il est plus rentable de s’adress­er au cerveau droit des indi­vidus, celui des émo­tions, qu’à leur cerveau gauche, celui de la raison.

Plus fon­da­men­tale­ment, si une méfi­ance assez général­isée entoure aujour­d’hui la presse, la radio et la télévi­sion – pour s’en tenir aux trois piliers encore pro­vi­soire­ment prin­ci­paux –, ce n’est que par­tielle­ment en rai­son de leur allégeance sup­posée au pou­voir, ou à l’op­po­si­tion, ou à tel ou tel par­ti ou obé­di­ence. Les influ­ences économiques et poli­tiques, armées des leviers de la pub­lic­ité et des sub­ven­tions, exis­tent certes, et on a plus de chance de trou­ver le Graal à Wal­i­bi qu’un jour­nal totale­ment indépen­dant dans nos press shops. Mais il existe, mal­gré tout, encore un peu de plu­ral­ité. Ain­si, on ne peut pas dire que les objec­tions aux mesures de con­fine­ment ou à leur trop grande sévérité, venant entre autres des acteurs économiques et cul­turels, n’ont pas été réper­cutées. On ne peut pas pré­ten­dre que les sit­u­a­tions de détresse engen­drées par les­dites mesures n’ont pas trou­vé écho. Dans un autre reg­istre, on ne peut pas soutenir que les faits de cor­rup­tion, de faux, d’abus de biens soci­aux…  dont se sont ren­dus coupables des per­son­nal­ités de toutes couleurs en Bel­gique n’ont pas reçu une cou­ver­ture médi­a­tique pro­por­tion­née à leur importance.

Critères quantitatifs insuffisants

Ce qui est ici en cause n’est pas une ques­tion d’ad­hé­sion ou d’in­docil­ité au “sys­tème”, et pas davan­tage de dosage dans la parole don­née aux dif­férentes struc­tures idéologiques et con­vic­tion­nelles. Ce fut trop sou­vent la lim­ite des débats por­tant sur l’ob­jec­tiv­ité à la RTB(F), récur­rents à par­tir des années ’70 du siè­cle dernier. Il s’est trop sou­vent agi de cal­culs d’apoth­icaire quant aux temps d’an­tenne accordés aux représen­tants et aux posi­tions des dif­férents par­tis, le tout pondéré selon les heures de haute ou de basse écoute, sans oubli­er l’or­dre de pas­sage des avis con­tra­dic­toires (à qui le dernier mot ?). Ces critères quan­ti­tat­ifs ne per­me­t­tent pas d’ap­préhen­der des modi operan­di beau­coup plus sub­tils. Car le mil­i­tan­tisme implicite de maints ténors du micro ou du petit écran n’est pas celui des tri­bunes élec­torales. Il se soucie beau­coup moins de la com­po­si­tion des futures enceintes par­lemen­taires que de pro­mou­voir une vision des enjeux soci­aux, socié­taux, cul­turels, éthiques, inter­na­tionaux…, notam­ment par la hiérar­chi­sa­tion des sujets traités, les angles de vue, les mon­tages, les rap­proche­ments sug­gérés, jusqu’au choix même des mots et aux signes non verbaux.

Le Pacte cul­turel de 1972 et la loi de 1973, cen­sés garan­tir le plu­ral­isme de la radio-télév­sion de ser­vice pub­lic, ont en réal­ité encour­agé le tron­quage des vues en insti­tu­ant un partage d’in­flu­ences entre les par­tis, comme si ceux-ci incar­naient la total­ité du champ idéel. En théorie – et très sou­vent en pra­tique –, les courants d’opin­ion les plus minori­taires, sans élus à l’assem­blée de la Com­mu­nauté française ou sim­ple­ment act­ifs hors du ter­rain poli­tique, peu­vent être ignorés ou traités comme quan­tités nég­lige­ables. Le dis­posi­tif ain­si mis en place a poli­tisé, ou pour mieux dire “par­t­i­cratisé”, toutes les ques­tions touchant à la vie sociale, intel­lectuelle, spirituelle…

Au fait, l’ap­proche ertébéenne et la méthodolo­gie idoine ne sont-elles pas dev­enues aujour­d’hui, peu ou prou, celles de tous médias main­stream ?  Ne voyons-nous pas, n’en­ten­dons-nous pas et ne lisons-nous pas, un peu partout, la par­ti­tion d’une petite musique bien iden­ti­fi­able, tou­jours la même, nichée dans le choix des thèmes mis le plus sou­vent en avant, dans l’im­passe faite sur d’autres sujets, dans les images et les procédés dis­cur­sifs qui val­orisent ou dis­crédi­tent, dans cette manière de déguis­er des par­tis pris en fauss­es évi­dences… ? Exam­inons d’abord le com­ment. Le pourquoi suivra.

Les silences assourdissants

On me par­don­nera d’avoir recours ici à cet oxy­more en vogue, mais il est présen­te­ment per­ti­nent. Dans les années ’70, l’ad­min­is­tra­teur général de la RTBF Robert Wanger­mée soute­nait que sa mai­son devait faire “de l’in­for­ma­tion dérangeante”. Il se gar­dait bien de pré­cis­er qui il fal­lait “déranger”, faisant mine d’ig­nor­er qu’on est tou­jours le “dérangeant” de quelqu’un. Et effec­tive­ment, dès cette époque, la place Flagey et le boule­vard Rey­ers émirent avec appli­ca­tion matière à déranger… tou­jours les mêmes: les chefs d’en­tre­prise, la droite, l’Eglise, la famille, l’ar­mée, l’é­cole tra­di­tion­nelle, les moral­istes non per­mis­sifs… En même temps, on a bien veil­lé à ne pas (trop) déranger… les dérangeurs. Ain­si se sont mul­ti­pliées les ques­tions qui n’avaient aucune chance d’être traitées sur les ondes et pas davan­tage sur papier.

Pour illus­tr­er mon pro­pos, je devrai fatale­ment faire des choix. Sont-ils représen­tat­ifs ? Pour ceux qui en douteraient, j’en tiens des myr­i­ades d’autres à dis­po­si­tion. Les exem­ples ici épinglés n’ont, en out­re, pas été suiv­is de démen­tis. Ils ne peu­vent donc être tenus pour avoir enfreint la ligne édi­to­ri­ale à laque­lle leurs auteurs étaient cen­sés se con­former. Pour un relevé exhaus­tif, en out­re, il faudrait une thèse de doc­tor­at… et un goût élevé du risque dans le chef de celui qui l’entreprendrait.

Atrophies partielles de mémoire

Le Soir pub­lie, à la fin du précé­dent mil­lé­naire, une “fiche de l’ac­tu­al­ité du siè­cle” con­sacrée au com­mu­nisme. Dans un arti­cle qui s’é­tend sur qua­tre colonnes, on parvient à ne pas souf­fler mot des dizaines de mil­lions de morts imputa­bles au régime de ter­reur instau­ré par Lénine et ampli­fié par son suc­cesseur [2]. Pareille atro­phie de la mémoire est certes dev­enue plutôt rare. Il en va tout autrement du silence total du même jour­nal sur Les frères invis­i­bles, titre de l’en­quête pour­tant fameuse menée par Ghis­laine Otten­heimer, direc­trice de la rédac­tion de BFM, et Renaud Lecadre, jour­nal­iste au quo­ti­di­en français de gauche Libéra­tion, sur les impli­ca­tions de la franc-maçon­ner­ie dans une longue série de scan­dales politi­co-financiers ain­si que sur ses agisse­ments pour neu­tralis­er la jus­tice [3]La Libre Bel­gique sera tout aus­si muette à ce sujet.

Egale­ment élo­quente, à cet égard, est la com­para­i­son entre le reten­tisse­ment mon­di­al don­né à Dan Brown quand il s’en est pris à la reli­gion catholique dans son Da Vin­ci Code, pop­u­lar­isé au ciné­ma par Ron Howard, et le peu d’empressement mis à faire écho à la pub­li­ca­tion, par le même auteur, du Sym­bole per­du où il jetait son dévolu sur la maçon­ner­ie. Faites le test autour de vous: tout le monde con­naît le pre­mier titre, per­son­ne ou presque n’a enten­du par­ler du second.

Le 13 févri­er dernier (2021, NDLR), sur la RTBF Pre­mière, La semaine de l’Eu­rope y va d’un reportage sur la sit­u­a­tion des trans­gen­res en Hon­grie, où ils ne sont pas recon­nus par le gou­verne­ment “ultra­con­ser­va­teur”. “Cela va même plus loin”, pour­suit le présen­ta­teur, puisqu’on a inscrit dans la Con­sti­tu­tion de ce pays que la mère est une femme et le père est un homme. Le reste à l’avenant… Inter­pellez les respon­s­ables de la rédac­tion à pro­pos de ce con­tenu: ils vous répon­dront avec rai­son que les faits évo­qués sont exacts. Ce n’est pas là que le bât blesse, mais bien dans la quan­tité de séquences trai­tant des minorités sex­uelles sous cet angle reven­di­catif alors que, toutes choses restant égales, l’homme marchera sur Plu­ton bien avant qu’on nous par­le, par exem­ple, des enfants trau­ma­tisés ou en révolte con­tre des lois qui ont per­mis que leurs par­ents adop­tifs homo­sex­uels les privent délibéré­ment d’un père ou d’une mère.

Après avoir eu droit pen­dant qua­tre ans à notre dose qua­si quo­ti­di­enne d’an­titrump­isme, on peut à bon droit s’é­ton­ner de ne pas enten­dre dénon­cer vigoureuse­ment la déci­sion de Joe Biden de main­tenir l’am­bas­sade des Etats-Unis à Jérusalem, mesure qual­i­fiée d’in­cen­di­aire quand elle fut prise par son prédécesseur, ou l’en­com­mis­sion­nement de la fer­me­ture du cen­tre de déten­tion de Guan­tá­namo, un scan­dale sous Bush, oublié sous Obama.

Même zèle des deux côtés de l’Atlantique

Le zèle déployé sous nos cieux n’a d’é­gal que celui, out­re-Atlan­tique, des quo­ti­di­ens de l’élite démoc­rate de la côte Est. Le rédac­teur en chef de la rubrique “Fact Check­er” du Wash­ing­ton Post, Glenn Kessler, me facilite la tâche: il a annon­cé tout de go, le 16 jan­vi­er dernier, qu’il ne recenserait pas les sup­posés men­songes du prési­dent Biden, alors qu’il a tenu qua­tre années durant un reg­istre de ceux de Don­ald Trump. “Je sup­pose que la prési­dence Biden ressem­blera à celle d’Obama et qu’ils seront réac­t­ifs et aptes à con­firmer rapi­de­ment leurs affir­ma­tions”, a‑t-il ajouté en guise de justification!

Sur les lois éthiques, l’u­nic­ité de la pen­sée est sans faille. L’euthanasie sera tou­jours approchée à tra­vers les témoignages de per­son­nes âgées qui sont “par­ties sere­ine­ment”. On n’en­ten­dra jamais celle à qui son entourage a fait com­pren­dre qu’elle s’at­tarde un peu trop ici-bas. Et pas davan­tage les proches d’un patient euthanasié qui auraient les plus grands doutes sur son consentement.

Quel jour­nal a porté à la con­nais­sance de ses lecteurs le film Unplanned de Cary Solomon et Chuck Konzel­man, qui remet en ques­tion l’a­vorte­ment ? Prob­a­ble­ment aucun, en tout cas ni Le Soir ni La Libre. Par con­tre, on vous recom­mande chaude­ment, alors que la crise du coro­n­avirus “nous oblige à repenser la société dans laque­lle nous vivons”, de vision­ner la série doc­u­men­taire Ni Dieu ni maître, “fan­tas­tique his­toire de l’a­n­ar­chie réal­isée en 2016 par Tran­crède Ramon­et” (fils d’I­gna­cio, ancien directeur du Monde diplo­ma­tique[4].

Un con­stat que tout le monde pour­ra faire aisé­ment à l’avenir, comme ce fut encore le cas récem­ment à pro­pos des mod­i­fi­ca­tions lég­isla­tives envis­agées ou en cours en Argen­tine, en Pologne ou chez nous: chaque fois qu’il est ques­tion d’a­vorte­ment sur les antennes, le mot se voit imman­quable­ment accol­er le con­cept de “droit des femmes”. Ils devi­en­nent à la lim­ite syn­onymes. La presse écrite n’est pas en reste. Les nuances d’opin­ion qui pou­vaient encore dis­tinguer les dif­férents titres il y a une trentaine d’an­nées ne sont même plus per­cep­ti­bles au micro­scope. Ain­si tel édi­to­r­i­al de La Libre Bel­gique à l’oc­ca­sion d’une Journée de la femme aurait-il pu paraître, sans aucune mod­i­fi­ca­tion, dans Le SoirLe Vif / l’Ex­pressHet Laat­ste Nieuws ou De Mor­gen: on y déplore qu’ ”aujour­d’hui se font enten­dre des voix inquié­tantes qui veu­lent revenir sur des droits – comme l’a­vorte­ment – con­quis de haute lutte” [5].

Rap­pelons, à toutes fins utiles, que la notion d’un “droit” à l’a­vorte­ment est totale­ment absente de la loi belge de 1990, comme elle était formelle­ment rejetée par Simone Veil, pro­motrice de la loi française de 1975. Mais le glisse­ment de sens, devenu sys­té­ma­tique, offre l’a­van­tage de clore toute dis­cus­sion. Celui ou celle à qui est refusé le droit dont tous les autres dépen­dent, à savoir celui de vivre, ne sera jamais évo­qué, pas même allu­sive­ment. Il n’est pas d’autre enjeu que le “droit des femmes”. Et qui peut s’y oppos­er, à part quelques vieux croûtons ?

C’est notam­ment dans ce déséquili­bre entre la sur­in­for­ma­tion d’un côté et la sous-infor­ma­tion ou la non-infor­ma­tion de l’autre que se man­i­feste la dom­i­na­tion cul­turelle durable­ment établie, surtout dans les moyens de com­mu­ni­ca­tion qui s’adressent à la classe poli­tique, aux cadres, aux influ­enceurs, aux promi­nen­ten… Les change­ments de majorités gou­verne­men­tales sont ici sans effets, sinon à la marge. Et les con­stats sont iden­tiques dans tous les secteurs de la créa­tion où un con­tenu est trans­mis… Seuls le livre et l’écrit en général, qui requièrent moins de ressources matérielles que la réal­i­sa­tion de films, de pièces de théâtre ou de chan­sons à suc­cès, don­nent encore un peu de vis­i­bil­ité aux pen­sées dissidentes.

La propagande (in)avouée

L’im­prég­na­tion idéologique des médias a fait récem­ment l’ob­jet d’une approche stim­u­lante d’In­grid Riocre­ux, doc­teur de la Sor­bonne en langue et lit­téra­ture français­es [6]. Leur dis­cours, explique-t-elle, est porté par un idéal­isme philosophique, en ce sens qu’il préex­iste à l’ob­ser­va­tion du réel. Cette idéolo­gie est “sans hésiter: le pro­gres­sisme”: “C’est à la fois une croy­ance et un par­ti pris. C’est ce qui en fait pleine­ment une idéolo­gie, c’est-à-dire tout à la fois une “vision du monde” et une “visée du monde” se matéri­al­isant dans une logocratie, un lan­gage tout-puis­sant. Plus exacte­ment, on peut le définir comme un par­ti pris reposant sur une croy­ance. Le jour­nal­iste est per­suadé qu’il existe un sens de l’his­toire et veut tra­vailler à son avène­ment…

Le pou­voir de mots tels que “homo­phobe”, “vivre ensem­ble”, “misog­y­ne”, “pop­uliste”, “inclusif”, “patri­ar­cal”, “par­ité”, “gen­der”, “islam­o­phobe”… est de fon­dre cha­cun dans un prépen­sé et de met­tre au ban ceux qui s’ob­sti­nent à camper sur des posi­tions opposées. Un des plus évo­ca­teurs est le mot “déra­page”: “Il exprime à lui seul la posi­tion inquisi­to­ri­ale des jour­nal­istes, avec cette espèce de bien­veil­lance qui vous laisse la pos­si­bil­ité de “rétropé­daler”, de redire votre pleine adhé­sion au dogme et de faire dûment péni­tence” [7]. A une dépêche d’a­gence rela­tant les déc­la­ra­tions d’un ancien com­mis­saire européen qui avait, au lende­main des atten­tats du 11 sep­tem­bre, cri­tiqué le com­plexe occi­den­tal d’au­todén­i­gre­ment face à un islamisme arro­gant, La Libre Bel­gique don­na pour titre: “Frits Bolkestein dérape” [8].

Appliqué à un cas pré­cis, à savoir la cou­ver­ture de la deux­ième guerre d’I­rak par Le MondeLibéra­tionLe FigaroOuest-France et La Croix, l’es­sai du jour­nal­iste français Alain Her­toghe [9] cor­ro­bore le diag­nos­tic d’In­grid Riocre­ux. Dans tous ces organes s’ob­serve le même prisme défor­mant de la bien-pen­sance européenne: pro­gres­sisme bon teint, tiers-mondisme, anti­améri­can­isme vir­u­lent, nos­tal­gie gaulli­enne, arabophilie feu­trée… L’au­teur, alors chef adjoint du ser­vice Monde de La Croix, avait été plus indul­gent pour son jour­nal que pour les autres, mais cela ne le sau­va pas: il en fut mis à la porte, fin 2003, sans autre forme de procès et sans que son cas paraisse intéress­er grand monde.

Dans tous les domaines où l’en­jeu est de reculer, au nom de l’é­panouisse­ment per­son­nel, les fron­tières de l’é­man­ci­pa­tion et de la rup­ture avec les normes longtemps reçues comme naturelles, la RTBF, la VRT mais aus­si les chaînes privées, en principe incol­ores, se sont avérées de fac­to claire­ment et uni­latérale­ment engagées. En presse écrite, Le Soir, autodéfi­ni comme “indépen­dant mais non neu­tre”, a adop­té la pos­ture d’une véri­ta­ble feuille de com­bat. Au lende­main du vote de la dépé­nal­i­sa­tion de l’a­vorte­ment à la Cham­bre, il titrait en page une: “La majorité poli­tique rejoint enfin la société” [10] (il s’agis­sait d’un arti­cle d’in­for­ma­tion et non d’un  édi­to­r­i­al). Les prin­ci­pales agences de presse ne ren­dent pas un son dif­férent. Dans une large mesure, le choix des infor­ma­tions et des opin­ions réper­cutées ain­si que la manière de les traiter traduisent, sans s’en­com­br­er de trop de pré­cau­tions, les options et les préférences du libéral­isme éthique, de l’an­thro­polo­gie adap­ta­tive et de la polit­i­cal cor­rect­ness. Quand l’A­gence France-presse présente Mel Gib­son comme un “catholique inté­griste” à la suite des cri­tiques sus­citées par La pas­sion du Christ dans cer­tains milieux juifs, le fait que ceux-ci soient eux-mêmes sou­vent fon­da­men­tal­istes n’est pas omis for­tu­ite­ment [11].

Les mots qui flinguent

En théorie, il n’est plus vrai­ment besoin de rap­pel­er George Orwell et la novlangue à la rescousse pour met­tre en lumière les proces­sus par lesquels le lan­gage mod­èle la pen­sée. Ces mécan­ismes sont aujour­d’hui abon­dam­ment doc­u­men­tés. Est-ce à dire que plus per­son­ne n’est dupe quand, pour étouf­fer un con­cept, on le fait mas­sive­ment qual­i­fi­er de “dépassé”, “obsolète”, “désuet”, “out”, “démodé”, “archaïque”, “retar­dataire”, “ringard” (“old­think” en novlangue)…, sans autre forme d’ar­gu­men­ta­tion ?  Les médias con­tribuent en pre­mière ligne à la large dif­fu­sion de ces énon­cés intim­i­dants pour les intel­li­gences qui ne sont pas armées de puis­sants con­tre-feux. Il en résulte cette mise en con­di­tion des esprits aux­quels, du haut de la tri­bune, dans la presse ou sur les petits écrans, on peut assén­er comme autant d’év­i­dences lapalissi­ennes que “Mon­sieur X est quelqu’un de très estimable, bien qu’il soit con­ser­va­teur”, que “Mgr Y est un évêque heureuse­ment plus ouvert que son prédécesseur”, que “les mœurs évolu­ent plus vite que les lois”, que “l’élec­tion du prési­dent Z, appar­tenant à la droite mus­clée, est une source d’in­quié­tude”… Ces asser­tions et bien d’autres du même acabit fonc­tion­nent, sans plus de pré­ci­sions ou d’ex­pli­ca­tions, parce que ceux qui les émet­tent comme ceux qui les reçoivent en ont intéri­or­isé les postulats.

Un mot, deux mots doivent suf­fire pour sug­gér­er que ceux dont on par­le sont rétro­grades ou à défaut pri­maires, bru­taux, voire pathologiques. Au cours du sec­ond procès en des­ti­tu­tion de Don­ald Trump, qui s’est achevé par son acquit­te­ment, ses avo­cats ont soumis à l’ap­pré­ci­a­tion des séna­teurs les dis­cours filmés de cer­tains opposants à l’ex-prési­dent, démon­trant que celui-ci n’avait nulle­ment le mono­pole de la rhé­torique enflam­mée. A la RTBF radio, com­ment le rédac­teur en charge du bref compte-ren­du de cette séance a‑t-il ter­miné son bil­let ? En affir­mant que les argu­ments de la défense avaient été “très basiques” (sans tran­si­tion entre l’in­for­ma­tion et le com­men­taire) [12]. L’an­nonce à la même RTBF, TV cette fois, d’un por­trait de Ronald Rea­gan, à l’oc­ca­sion du 40è anniver­saire de son acces­sion à la prési­dence des Etats-Unis [13], a souligné notam­ment son “obses­sion anti­com­mu­niste”. C’est cer­taine­ment comme cela que l’a­gence Tass et la Prav­da le présen­tèrent à l’époque… A la RTBF La Pre­mière, le 11 juin 2019, dans l’émis­sion Entrez sans frap­per, le présen­ta­teur évo­qua comme suit la fig­ure de John Wayne: “Anti­com­mu­niste, répub­li­cain, mais c’é­tait un grand acteur”. Il y a peu de chance qu’on dise jamais de Char­lie Chap­lin: “Antifas­ciste, de gauche, mais c’é­tait un grand acteur”…

Recours au point Godwin

Le choix des ter­mes n’est pas moins symp­to­ma­tique quand La Libre Bel­gique présente sous le titre “Fran­quisme béat­i­fié” l’élé­va­tion au rang de bien­heureux d’une cen­taine de religieux exter­minés par les répub­li­cains espag­nols [14]. Ou quand, recen­sant un livre de dia­logues avec Mona Ozouf pub­lié sous la direc­tion d’Alain Finkielkraut (Pour ren­dre la vie plus légère, Stock), le jour­nal­iste prévient: “Alain Finkielkraut irrite par ses ques­tions où transparaît son côté ron­chon réac­tion­naire” [15].

Réac­tion­naire” est proche du som­met dans la grad­u­a­tion des injures, juste avant le recours au point God­win. Mais qui n’a remar­qué que même les mots “con­ser­vatisme” ou “con­ser­va­teur”, dans nos médias ayant pignon sur rue, appa­rais­sent tou­jours flan­qués d’un sens péjo­ratif ? Alors que ce courant philosophique et poli­tique a par­faite­ment droit de cité dans le monde anglo-sax­on, il est chez nous si décrié que per­son­ne n’ose s’en réclamer. Dans les con­textes où il est men­tion­né, il s’ag­it tou­jours de désign­er, pour l’essen­tiel, deux caté­gories fan­tas­mées: soit celle des balourds opposés à tout change­ment par frilosité ou fer­me­ture d’e­sprit, soit celle des priv­ilégiés attachés au main­tien d’un sys­tème con­forme à la préser­va­tion de leurs intérêts. Ces déf­i­ni­tions, qui ne se réfèrent qu’à deux minorités, reposent sur l’ig­no­rance. Le pre­mier train de lois sociales sub­stantielles en Bel­gique, à la fin du XIXè siè­cle et au début du XXè, a été l’œu­vre du par­ti catholique, alors aus­si appelé con­ser­va­teur. En Alle­magne, la pre­mière sécu­rité sociale fut mise en place par le chance­li­er Bis­mar­ck, qui ne pas­sait pas pour être un parangon de pro­gres­sisme. Les con­ser­va­teurs acceptent ou dili­gen­tent les évo­lu­tions jugées néces­saires pour autant qu’elles n’en­ta­ment pas nos fonde­ments civil­i­sa­tion­nels et qu’elles soient mûries pas l’ex­péri­ence, dans le respect des réal­ités et du com­mon sense. Si notre société était con­ser­va­trice en ce sens, la pra­tique religieuse n’y serait pas con­sid­érée comme une activ­ité “non essentielle”!

Evidem­ment, il ne faut pas deman­der à tous nos jour­nal­istes d’avoir lu Edmund Burke, Thomas Mol­nar ou Allan Bloom. Mais plus fla­grante est l’in­cul­ture reflétée quand tel cor­re­spon­dant à Lon­dres de La Libre s’é­tonne de ce que la pop­u­lar­ité immense de la reine mère Elis­a­beth Bowes-Lyon, décédée quelques jours aupar­a­vant, n’a pas été entamée par ses “opin­ions très con­ser­va­tri­ces” [16].Eton­nant éton­nement, dans un pays où le Par­ti con­ser­va­teur sort régulière­ment vain­queur des élec­tions! L’ap­proche pri­maire du con­cept a con­duit à de véri­ta­bles con­tre­sens, comme ceux qui font ou firent qual­i­fi­er de con­ser­va­teurs les ten­ants de l’ortho­dox­ie marx­iste-lénin­iste en Chine ou dans la défunte URSS. On nous ser­ine de même que l’Ara­bie saou­dite est un “roy­aume ultra­con­ser­va­teur”, alors qu’on n’en­ten­dra jamais qual­i­fi­er la Corée du Nord de “république social­iste”, bien que ce soit ce qu’elle se donne pour être. Il ne faut pas dés­espér­er les maisons du Peuple.

Au Vat­i­can, il est clair depuis longtemps que les pro­gres­sistes sont des esprits éclairés qui défend­ent leurs idéaux, alors que les con­ser­va­teurs sont des prélats obscu­ran­tistes qui our­dis­sent de som­bres com­plots. Citons encore la cou­ver­ture de l’heb­do­madaire Newsweek du 15 août 2011: une pho­to délibéré­ment repous­sante de Michele Bach­mann, can­di­date con­ser­va­trice à l’in­vesti­ture répub­li­caine, qui appa­rais­sait figée, fix­ant l’ob­jec­tif avec une expres­sion qua­si démo­ni­aque, sous le titre “Queen of rage”. Le mon­tage fit polémique aux Etats-Unis. L’au­rait-il fait chez nous ?

A la neu­tral­i­sa­tion idéologique du con­ser­vatisme cor­re­spond celle du pro­gres­sisme, dans la mesure où celui-ci, dans le dis­cours dom­i­nant, ne désigne en fin de compte rien d’autre que l’ensem­ble des opin­ions et des atti­tudes nor­males et sen­sées, en phase avec les muta­tions en cours dans nos sociétés (les régres­sions n’é­tant cen­sées exis­ter qu’en économie). Ce pré­sup­posé sous-tend, par exem­ple, la ques­tion posée par un jour­nal­iste de RTL au député européen François-Xavier Bel­lamy à pro­pos de son com­bat con­tre la nou­velle loi bioéthique votée en France: “Vous n’êtes pas en train de vous oppos­er au sens de l’histoire, il y a déjà onze pays en Europe qui autorisent déjà la PMA ?” [17]. L’oblig­a­tion de s’adapter aux nou­veaux par­a­digmes – et de ne pas les cri­ti­quer – était inscrite en fil­igrane dans le raison­nement de Dirk Acht­en, alors rédac­teur en chef du Stan­daard, quand celui-ci s’él­e­va con­tre la mesure de déplace­ment d’un prêtre homo­sex­uel de Tir­lemont, esti­mant qu’un tel prêtre devrait avoir pleine­ment sa place dans l’Eglise, surtout en temps de crise des voca­tions. “Il reste, ajoutait-il, que l’Eglise, avec une organ­i­sa­tion et des règles figées, entre par­ti­c­ulière­ment inadap­tée dans le prochain siè­cle” [18]. Nul besoin d’align­er les innom­brables décli­naisons de cette phraséolo­gie sur laque­lle l’usure du temps ne paraît pas avoir prise.

Il est permis d’interdire

Maya Forstater, chercheuse bri­tan­nique au Cen­ter for Glob­al Devel­op­ment, licen­ciée après avoir affir­mé que per­son­ne ne pou­vait “chang­er son sexe biologique”. L’as­so­ci­a­tion Renais­sance catholique mise en exa­m­en en France pour avoir rap­pelé que le mariage homo­sex­uel est incom­pat­i­ble avec les pré­ceptes de l’Eglise. Stéphane Merci­er privé d’en­seigne­ment à l’U­ni­ver­sité catholique de Lou­vain pour avoir par­lé de l’a­vorte­ment dans les mêmes ter­mes que le con­cile Vat­i­can II et tous les papes. Les comptes Twit­ter de Don­ald Trump et de plusieurs per­son­nal­ités qui le sou­ti­en­nent défini­tive­ment sup­primés par les oli­gar­ques du géant numérique. Un élu et ancien secré­taire d’E­tat N‑VA privé d’ac­cès à une con­férence-débat à Verviers par une man­i­fes­ta­tion à laque­lle par­ticipe la bourgmestre PS. Les sup­pli­antes d’Eschyle inter­dites de représen­ta­tion à la Sor­bonne par des grou­pus­cules “antiracistes”. Les appels à la cen­sure de Tintin au Con­go. La réécri­t­ure de la Car­men de Bizet. Les dix petits nègres d’A­gatha Christie retitrés. Des “mes­sages d’aver­tisse­ment” au début de cer­tains films de Disney…

Inutile d’in­sis­ter: la can­cel cul­ture, cul­ture de la réduc­tion à néant, vit de beaux jours et c’est aus­si le cas dans nos médias. En dehors des tri­bunes libres, bien rares sont les indig­na­tions qui s’y expri­ment à pro­pos de ces réha­bil­i­ta­tions d’Anas­tasie et de ses gros ciseaux au cœur de nos démoc­ra­ties libérales. La généra­tion post-soix­ante-huitarde, celle qui tient large­ment le haut du pavé dans les qual­i­ty papers, a man­i­feste­ment oublié qu’il est “inter­dit d’in­ter­dire”.

Si on peut aujour­d’hui, sans honte, exiger que cer­taines opin­ions indésir­ables soient ban­nies de l’e­space pub­lic, c’est qu’elles n’ont même plus besoin d’être com­bat­tues en opposant argu­ment à argu­ment. Il n’est plus néces­saire, à quelques excep­tions près, de don­ner la parole à leurs pro­tag­o­nistes, même en leur appor­tant la con­tra­dic­tion ensuite. Il suf­fit d’ac­col­er à la mau­vaise pen­sée l’un ou l’autre des mots mag­iques qui ser­vent habituelle­ment à la désigner.

Soit, par exem­ple, l’évo­ca­tion, dans un de nos grands quo­ti­di­ens de référence, de l’an­i­ma­teur de radio et édi­to­ri­al­iste poli­tique améri­cain Rush Lim­baugh, à l’oc­ca­sion de son décès. On y lit qu’il “vouait fémin­istes, écol­o­gistes et pro­gres­sistes aux gémonies”, que pour lui “celles qui défendaient le droit à l’a­vorte­ment étaient des “fem­i­nazis” et “le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’é­tait qu’une farce”, ou encore qu’ ”au plus fort des années sida” il “évo­quait les rav­ages de la mal­adie chez les homo­sex­uels”…, le tout étant mis sur le compte d’ ”un goût immod­éré de la provo­ca­tion” [19].

Remar­quons que ce por­trait à charge ne com­porte aucune con­tre-argu­men­ta­tion. Il suf­fit de citer, certes en ter­mes choi­sis, les posi­tions de la per­son­ne pour la dis­qual­i­fi­er et dis­qual­i­fi­er à tra­vers elle tout dis­cours cri­tique de l’é­col­o­gisme, du fémin­isme ou de l’in­dif­féren­cial­isme sex­uel. Pour l’au­teur de l’ar­ti­cle, il n’y a tout sim­ple­ment plus matière à con­fronta­tions sur ces points. Ajou­tons, comme l’ar­ti­cle ne cite pas ses sources (prob­a­ble­ment des dépêch­es d’a­gence), qu’il n’est pas pos­si­ble de véri­fi­er si Lim­baugh s’é­tait réelle­ment pronon­cé en ter­mes aus­si abrupts. Une petite recherche sur Inter­net m’a toute­fois per­mis de retrou­ver, sur le cli­mat, son pro­pos exact, avec lequel on peut certes être en désac­cord, mais qui s’avère beau­coup plus nuancé que le résumé lap­idaire du jour­nal (“une farce”). Voici ce que le défunt pub­li­ciste déclara, et qui fit un cer­tain bruit, dans une inter­view datée du 17 févri­er 2019: “Le change­ment cli­ma­tique n’est rien qu’un fais­ceau de mod­èles infor­ma­tiques qui ten­tent de nous dire ce qui va se pro­duire dans 50 ou 30 ans. Notez que les prévi­sions ne sont jamais pour l’an prochain ou les dix prochaines années. Elles sont tou­jours pour loin, loin, loin, loin de là, quand aucun de nous ne sera dans les par­ages ou en vie pour savoir si elles étaient vraies ou non” [20].

Peut-être objectera-t-on à ce qui précède que les con­temp­teurs de l’actuel qua­trième pou­voir l’ex­erceraient de la même manière s’ils avaient la haute main, en s’ap­pli­quant eux aus­si à met­tre sous le bois­seau les avis et les faits opposés à leurs cer­ti­tudes. Mais si telle est l’ulti­ma ratio, il faut être clair: que ceux qui sont aux com­man­des recon­nais­sent leur mono­pole, qu’ils cessent de se don­ner pour indépen­dants et impar­ti­aux, qu’ils aban­don­nent aus­si toute pos­ture de don­neurs de leçons, de dénon­ci­a­teurs inces­sants des con­trôles ou des carences de l’in­for­ma­tion en Russie ou en Hon­grie. Out­re que les médias de ces pays sont beau­coup plus libres aujour­d’hui qu’il y a à peine un peu plus de trente ans, les bases doc­tri­nales qu’ils épousent ou qui les canalisent sont sim­ple­ment à l’op­posé de celles qui tri­om­phent sous nos cieux. So what ?

Le chrétien blanc hétéro, voilà l’ennemi

En novem­bre 2010, plusieurs médias ont révélé la manière dont, à la suite de la pub­li­ca­tion de sta­tis­tiques rel­a­tives à la pra­tique domini­cale catholique en Flan­dre, le Nieuws­blad, quo­ti­di­en pop­u­laire his­torique­ment lié au pili­er chré­tien, pré­para une véri­ta­ble opéra­tion “églis­es vides”. Par cour­riel, les respon­s­ables infos don­nèrent pour instruc­tion aux cor­re­spon­dants et pho­tographes locaux de se ren­dre dans les paroiss­es pour pou­voir “mon­tr­er les églis­es les plus vides”, de préférence “en grand angle”. La note recom­mandait, s’il y avait plusieurs célébra­tions dans une com­mune, de choisir celle “dont nous sup­posons qu’elle attire le moins de monde”. Notons que les Rouletabille de la déchris­tian­i­sa­tion, totale­ment igno­rants des réal­ités ecclésiales, en furent pour leurs frais, les assem­blées n’é­tant plus si mai­grelettes depuis qu’on a procédé à des ratio­nal­i­sa­tions (regroupe­ments de paroiss­es, réduc­tion du nom­bre de mess­es…) Une fois l’af­faire éven­tée, les respon­s­ables de la rédac­tion se défendirent en par­lant d’un “doc­u­ment de tra­vail qui est par­ti trop vite” et d’une “erreur d’é­val­u­a­tion”. En fait le pro­jet fut aban­don­né à cause des fuites sus­citées par des pigistes peu heureux d’une com­mande qui leur aurait valu dix euros par église “presque vide”.

Au même chapitre, les sondages comme tels appa­rais­sent fréquem­ment sujets à cau­tion, que ce soit par leur méthodolo­gie ou leur exploita­tion. Ce fut assuré­ment le cas quand, d’une enquête réal­isée par Ded­i­cat­ed Research pour le jour­nal Le Soir, on fit ressor­tir que 60 % des Belges se dis­aient catholiques en 2010 (con­tre 65 % en 2005), les pra­ti­quants représen­tant 14 % de la pop­u­la­tion (con­tre 17 % en 2005). L’échan­til­lon, était-il pré­cisé, avait été prélevé sur la pop­u­la­tion âgée de 16 à 75 ans [21]. Que les jeunes enfants n’aient pas été inclus peut se com­pren­dre à la rigueur – encore que l’âge de rai­son soit générale­ment fixé à 7 ans!, mais l’ex­clu­sion des plus de 75 ans est sur­prenante, pour ne pas dire sus­pecte. Par ailleurs, le plus grand flou entoura, dans ce sondage comme dans beau­coup d’autres, la déf­i­ni­tion du “pra­ti­quant”

Quand il s’ag­it de regarder dans le rétro­viseur, il va de soi que les chré­tiens, les catholiques surtout, sont coupables d’à peu près tous les péchés de l’his­toire. Revient notam­ment sans cesse la vieille anti­enne de leur accoin­tance sup­posée mas­sive avec le fas­cisme et le nation­al-social­isme. Un exem­ple tout récent par­mi ceux qui se ramassent à la pelle: dans l’émis­sion Un jour dans l’his­toire [22], tant le présen­ta­teur que ses invités, auteurs d’une bande dess­inée con­sacrée à Joseph Dar­nand, extrémiste de la col­lab­o­ra­tion française pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, se sont épaulés pour con­va­in­cre l’au­di­teur que l’it­inéraire de ce per­son­nage n’é­tait pas sur­prenant, compte tenu du “milieu catholique autori­taire” dont il prove­nait. Mal­heureuse­ment pour nos abat­teurs de calotte, il ne faut pas avoir beau­coup étudié cette péri­ode pour savoir que ceux qui en ont, comme on dit, écrit les pages som­bres furent de toutes les prove­nances idéologiques. Mus­soli­ni et Laval venaient du social­isme et Jacques Dori­ot du com­mu­nisme. Bon nom­bre d’an­ciens drey­fusards, dont Simon Epstein a retracé les par­cours, ral­lièrent “l’une ou l’autre des grandes ten­dances de la col­lab­o­ra­tion – du pétain­isme atten­tiste et mod­éré aux formes les plus extrêmes du col­lab­o­ra­tionnisme raciste et pron­azi” [23]. Chez nous, faut-il rap­pel­er qu’un Hen­ri De Man pas­sa sans état d’âme de la prési­dence du Par­ti ouvri­er belge (futur Par­ti social­iste) à la collaboration ?

Même s’il n’en manque pas pour rivalis­er de zèle en la matière, il est patent que les cri­tiques ciné­mas de La Libre Bel­gique se sig­na­lent par des pris­es de posi­tion anti­cléri­cales par­mi les plus car­rées. Dans un arti­cle con­sacré au film The Mag­da­lene Sis­ters de Peter Mul­lan – dont le car­ac­tère ten­dan­cieux frise la car­i­ca­ture –, il est décrété que les étab­lisse­ments tenus par des religieuses dans l’Ir­lande des années ’60 “n’avaient rien à envi­er aux camps nazis” [24]! A pro­pos du film La religieuse de Guil­laume Nicloux, tiré du brûlot de Diderot con­tre l’Eglise, on lit ce com­men­taire: “Plus besoin d’artistes courageux pour dénon­cer le faisandage de l’or­gan­i­sa­tion; Roger Vangheluwe et ses vio­ls d’en­fants; Mgr Léonard et sa jus­tice imma­nente; l’Eglise d’Ir­lande et sa traite des orphe­lins s’en occu­pent active­ment. Diderot, c’est du light aujour­d’hui” [25]. Le film Mug de Mal­go­rza­ta Szu­mows­ka donne lieu à cette réserve: “Mal­heureuse­ment, elle manque de courage, en refu­sant de s’en pren­dre à l’Eglise en tant qu’in­sti­tu­tion de dom­i­na­tion des mass­es polon­ais­es” [26]. Par con­tre, le film ital­ien Piu­ma de Roan John­son, qui met en scène un cou­ple d’ado­les­cents déci­dant de garder leur enfant conçu mal­gré les dif­fi­cultés finan­cières, les pres­sions sociales et les dés­ap­pro­ba­tions famil­iales, nous est présen­té comme une comédie “un brin réac” [27].

Dans le procès inten­té à nos racines chré­ti­ennes, l’ac­cusé est à ce point pré­sumé coupable qu’on ne se donne même pas la peine de véri­fi­er les allé­ga­tions les plus dou­teuses. Il nous est ain­si don­né de lire sous une plume que la con­tro­verse de Val­ladol­id por­ta sur “la ques­tion de l’ex­is­tence ou non de l’âme chez les femmes” [28] et sous une autre que “la femme a peu à peu gag­né, sinon partout au moins ici, la cer­ti­tude d’avoir une âme, au con­cile de Mâcon (586)” [29]. La con­tro­verse de Val­ladol­id, qui se déroula en 1550–1551, avait pour objet la légitim­ité ou non de l’esclavage des Indi­ens des colonies espag­noles. C’est la thèse de Bar­tolomé de Las Casas, opposé à ce régime, qui l’emporta. Le pré­ten­du débat sur l’âme des femmes au con­cile de Mâcon est une pure légende. Il n’eut pas lieu et n’avait aucune rai­son d’être, les femmes ayant été bap­tisées aus­si bien que les hommes – et cer­taines déclarées mar­tyres – dès les orig­ines de la chrétienté.

Société patriarcale ?

Impos­si­ble en out­re, à moins de vivre sur une île déserte, de ne pas avoir enten­du mille fois associ­er la pédophilie et les abus sex­uels en général au long héritage de “la société patri­ar­cale”. Que désigne cette expres­sion ? Une société fondée sur l’au­torité du père de famille et sa présence exclu­sive ou prépondérante dans l’e­space pub­lic, avec les con­traintes et les devoirs inhérents (dont celui d’ex­pos­er sa vie en pre­mière ligne en cas de guerre ou de cat­a­stro­phe). Quel rap­port avec les per­ver­sités dénon­cées à bon droit ? Aucun. Mais en mon­trant d’un doigt vin­di­catif l’or­gan­i­sa­tion sécu­laire de nos sociétés, on se dis­pense à bon compte de toute inter­ro­ga­tion sur l’in­flu­ence de la libéra­tion des mœurs qui défer­le depuis 60 ans. Sauf erreur, il ne sem­ble pas que Michel Fou­cauld, Gabriel Matzn­eff, DSK, Har­vey Wein­stein, Roman Polan­s­ki, Daniel Cohn-Ben­dit, David Hamil­ton…, et tant d’autres dont les turpi­tudes ont été révélées ou ont cessé d’être tolérées, soient ou aient été des épigones de la tra­di­tion patri­ar­cale. Sur la manière dont, à notre époque, dans les milieux “libérés” et “pro­gres­sistes”, on impose ses dépra­va­tions à autrui, La Famil­ia grande de Camille Kouch­n­er (Seuil) n’est qu’un des derniers témoignages en date.

En jan­vi­er dernier, l’U­nion chré­ti­enne-démoc­rate (CDU) alle­mande, le par­ti d’An­gela Merkel, était en con­grès pour élire un nou­veau prési­dent, poten­tiel can­di­dat à la chan­cel­lerie. Sur France Cul­ture, sta­tion de radio publique, la jour­nal­iste Chris­tine Ock­rent fit remar­quer, au cours d’une émis­sion qu’elle ani­me, que les trois can­di­dats en lice pour la suc­ces­sion étaient trois hommes de l’Ouest “qui sont tous catholiques, [pères de] trois enfants”, alors que la chancelière sor­tante était “de l’Est, protes­tante, divor­cée, sans enfant”. Et d’a­jouter aus­sitôt: “Quel que soit le vain­queur, ce sera beau­coup plus terne” [30]! L’aveu vaut son pesant d’on­des hertzi­ennes: être catholique, mar­ié et père de famille, c’est être… terne. Ain­si la classe médi­a­tique en arrive-t-elle, après avoir batail­lé con­tre les stéréo­types et les préjugés de genre, à en inven­ter de nouveaux.

Comment en est-on arrivé là ?

Il peut donc être répon­du résol­u­ment par l’af­fir­ma­tive à la ques­tion posée par le titre de cet arti­cle. Reste à met­tre en lumière les voies et moyens par lesquels un courant est devenu sub­juguant ou, au moins, à pro­pos­er quelques clés explicatives.

En par­tie, l’op­tion préféren­tielle pour le mou­ve­ment et les avancées sup­posées, qui ani­me la majorité des jour­nal­istes, pour­rait presque procéder d’un trans­fert de la déf­i­ni­tion – con­testable – que don­na naguère Hen­ri Pirenne de l’his­to­rien: “Un homme qui se rend compte que les choses changent et qui cherche pourquoi elles changent” [31]. Le grand arti­san de notre réc­it nation­al (à ne pas con­fon­dre avec roman nation­al) s’é­tait ici quelque peu four­voyé, dans la mesure où les choses qui demeurent et les raisons pour lesquelles elles demeurent sont tout aus­si dignes d’in­térêt, dans l’ap­proche du passé comme dans celle du présent. Les chercheurs de niveau uni­ver­si­taire l’ont com­pris, qui explorent aujour­d’hui les domaines de la longue durée, ceux des men­tal­ités, des us et cou­tumes ou du pat­ri­moine, autant que les événe­ments qui boule­versent et font rup­ture. Mais il en va autrement pour les por­teurs de bics, de caméras ou de micros: l’im­muable ne per­met pas de sor­tir de grands titres de “une” et il est dès lors, à leurs yeux, de faible portée, tout au plus bon pour les rubriques magazine.

A des degrés divers dans les pays occi­den­taux, le glisse­ment vers la gauche, en tout cas cul­turelle et socié­tale, de l’au­dio­vi­suel pub­lic et des jour­naux de référence ini­tiale­ment du cen­tre ou de droite, a été en out­re ali­men­té par la mon­tée d’une généra­tion mil­i­tante et favorisé par un patronat appro­ba­teur ou atone. Les quo­ti­di­ens à voca­tion pop­u­laire et régionale, qui sont aus­si plus éloignés des cen­tres de déci­sion, ont rel­a­tive­ment moins rou­gi. Les autres ont lais­sé pro­gres­sive­ment leurs digues céder face à “l’e­sprit 68” de leurs nou­velles recrues, esprit dont les ten­ants tien­nent large­ment les leviers de com­mande dans les sec­tions de sci­ences humaines et de com­mu­ni­ca­tion des écoles supérieures et des uni­ver­sités. Le reste fut affaire de mode, de mimétisme, de gré­garisme, éventuelle­ment de sno­bisme et même, par­fois, de con­vic­tion sincère. L’é­tude de l’en­goue­ment pour les Lumières au sein de la noblesse et du clergé au XVI­I­Iè siè­cle autoris­erait ici bien des par­al­lèles savoureux.

Avec, bien sûr, d’honor­ables excep­tions, une grande uni­for­mité a fini par car­ac­téris­er les pro­fils sociopoli­tiques des employés et des cadres des entre­pris­es de presse. Il s’ag­it le plus sou­vent d’hommes et de femmes qui habitent dans des quartiers sans trop de prob­lèmes et vivent en forte sym­biose avec les élites poli­tiques, cul­turelles, économiques, diplo­ma­tiques, judi­ci­aires… selon les cas. La facil­ité avec laque­lle on passe d’un côté à l’autre de la bar­rière pour devenir conjoint(e) ou attaché(e) de presse de telle ou telle per­son­nal­ité dit assez la prox­im­ité ini­tiale. Le con­tenu des arti­cles et des émis­sions aussi.

Con­traire­ment à ce qu’il espérait sans doute, le Par­ti social­iste n’a pas été plus béné­fi­ci­aire que d’autres de ces développe­ments, beau­coup le perce­vant comme une organ­i­sa­tion vieil­lis­sante, sclérosée, “pou­voiriste”, sans par­ler du tra­vail que ses man­dataires four­nissent aux pro­cureurs et aux par­quets du pays. En revanche, ceux qui ont don­né le ton dans les rédac­tions ont apporté la feuille de route laï­ciste, lib­er­taire, mul­ti­cul­tur­al­iste et alter­mon­di­al­iste héritée de “la con­stes­ta­tion”. Le PTB-PVDA et Eco­lo-Groen sont devenus l’ul­time refuge pour beau­coup d’en­tre eux. Selon la dernière enquête nationale sur les jour­nal­istes belges, menée par des chercheurs de l’U­ni­ver­sité libre de Brux­elles, de l’U­ni­ver­sité de Mons et de l’U­ni­ver­sité de Gand, 58,4 % d’en­tre eux, soit une con­fort­able majorité, se posi­tion­nent à gauche de l’échiquier poli­tique, con­tre seule­ment 26 % au cen­tre et 15,6 % à droite. On ne relève pas de dif­férences à cet égard entre néer­lan­do­phones et fran­coph­o­nes. L’As­so­ci­a­tion des jour­nal­istes pro­fes­sion­nels (AJP) s’est inquiétée de la sous-représen­ta­tion des femmes dans la pro­fes­sion (31,4 %), mais nulle­ment de celle du cen­tre et de la droite [32]. Des enquêtes antérieures ont fait état d’un hia­tus plus grand encore entre les préférences des infor­ma­teurs et les résul­tats élec­toraux. Selon l’une d’elles, issue de l’U­ni­ver­sité de Gand en 2003, 77 % des jour­nal­istes  pro­fes­sion­nels fla­mands se déclaraient pro­gres­sistes, 16 % cen­tristes et 7 % con­ser­va­teurs [33]. A com­par­er avec la com­po­si­tion du Vlaams Par­lement… Dix ans plus tard, une étude don­nait un résul­tat à peu près iden­tique pour l’ensem­ble de la Bel­gique, 80 % des jour­nal­istes se récla­mant de la gauche [34]. Dans les autres pays d’Eu­rope ain­si qu’en Amérique du Nord, les sur­veys qui font état du même top­ique sont légion depuis belle lurette. Citons seule­ment celui qui fut dili­gen­té en 2001 par le mag­a­zine Mar­i­anne, d’où il ressor­tait que 63 % des jour­nal­istes français avaient voté pour un can­di­dat de gauche aux dernières élec­tions prési­den­tielles, con­tre 6 % pour un can­di­dat de droite [35].

Pareils rap­ports de force étaient déjà bien étab­lis quand, en sep­tem­bre 1989, juste avant le pas­sage de la dépé­nal­i­sa­tion de l’a­vorte­ment en séance plénière du Sénat, Luci­enne Her­man-Michielsens, coau­teur de la propo­si­tion de loi, reçut le prix de la Femme de l’an­née, décerné par un jury de… représen­tants de la presse. Et quand peu après, en jan­vi­er 1990, un aréopage de la même cor­po­ra­tion octroya le titre de Brux­el­lois de l’an­née à l’autre coau­teur, Roger Lalle­mand, le diplôme étant accom­pa­g­né, avec une exquise déli­catesse, d’ ”un gros gâteau, un chou (de Brux­elles ?) gar­ni d’un bébé et miton­né par le pâtissier Nihoul” [36].

Bien accueil­lis dès les années ’70 à la RTB et à la BRT, alors en pleine crise gauchiste, les révo­lu­tion­naires de papi­er se sont par con­tre trou­vés orphe­lins de par la dis­pari­tion des titres organique­ment liés à l’ac­tion com­mune social­iste (Le Peu­pleLa Wal­lonieVooruit…), au Par­ti com­mu­niste (Le Dra­peau rougeDe Rode Vaan) et à la démoc­ra­tie chré­ti­enne (La CitéHet Volk). Ils ont donc rejoint les autres jour­naux par défaut, certes, mais en s’y inté­grant d’au­tant mieux que les bouliers comp­teurs qui les diri­gent avaient les yeux de Chimène pour le lec­torat pro­gres­siste devenu disponible. Dans cette con­jonc­ture, tous les ser­vices rédac­tion­nels furent invités à pra­ti­quer ce qui devait être le maître mot, la con­signe des con­signes, le dogme suprême: l’Ou­ver­ture. Ouver­ture qui ne tarderait pas à débouch­er sur une fer­me­ture, lente­ment mais sûre­ment, à l’é­gard de caus­es qui avaient été aupar­a­vant défendues bec et ongles.

Pour les man­agers des quelques groupes qui ont fini par con­cen­tr­er tous les titres sur­vivants, il ne s’ag­it que de sen­tir d’où vient le vent et ou il va. Les iden­tités et les spé­ci­ficités des dif­férentes feuilles, quant aux valeurs et aux ambi­tions intel­lectuelles, ont été de toute manière rabotées par des mis­es en syn­er­gies de plus en plus éten­dues. Dans cette logique, les mem­bres du per­son­nel qui per­sis­tent à s’i­den­ti­fi­er à l’en­gage­ment ini­tial de leur jour­nal sont con­sid­érés avec méfi­ance. Prôn­er une stratégie d’o­rig­i­nal­ité dans le paysage médi­a­tique est sus­pect a pri­ori. La déf­i­ni­tion de la ligne édi­to­ri­ale est soumise à l’ap­préhen­sion des attentes de la clien­tèle, quan­tifiées par les études de marché. Mais le ser­pent, du coup, se mord la queue: ce vent aux dik­tats implaca­bles, ce sont les mêmes opéra­teurs des moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse qui sont les mieux out­il­lés pour l’ori­en­ter. Ain­si, à l’im­age des Machi­av­el du mar­ket­ing qui créent chez les con­som­ma­teurs des besoins afin d’y répon­dre par une offre adap­tée, les médias suiv­ent une opin­ion publique qu’ils ont eux-mêmes grande­ment con­tribué à forger.

A dos­es vari­ables, l’af­fadisse­ment de l’idéal à défendre et la prég­nance des intérêts à assur­er ont donc con­duit un grand nom­bre d’or­ganes à s’éloign­er, de com­pro­mis en com­pro­mis, des inten­tions de leurs fon­da­teurs, dès lors que celles-ci n’é­taient plus jugées en phase avec le hit-parade des idées. Les pro­grès du libéral­isme éthique dans toutes les couch­es de la pop­u­la­tion, indépen­dam­ment des appar­te­nances poli­tiques ou philosophiques, ont notam­ment et lour­de­ment pesé dans la bal­ance des action­naires et des admin­is­tra­teurs. Quant aux lecteurs, selon les cas, ils sont par­tis, se sont résignés ou ont suivi con amore. Les par­tants ont été rem­placés par d’autres, attirés par la nou­velle tour­nure, avec pour effet de ren­forcer en interne les par­ti­sans de celle-ci et de mar­gin­alis­er défini­tive­ment les (quelques) opposants.

Ain­si La Libre Bel­gique est-elle dev­enue, selon l’ex­pres­sion rap­portée par son his­to­rien Pierre Stéphany, le théâtre “de l’al­liance objec­tive entre le grand cap­i­tal et le gauchisme de salon” [37]. Ce n’est pas vrai pour tous ceux qui la font ni pour tous ceux qui la lisent, mais il est des alliances qu’on aurait tort de con­sid­ér­er comme con­tre-nature. Le lien de L’Avenir à l’Eglise a été de même rompu à la suite de la fronde menée à par­tir de 1991, tant au sein de l’ac­tion­nar­i­at que de la rédac­tion, con­tre l’évêque de Namur Mgr André-Mutien Léonard. En 2006, l’évêché devenu minori­taire s’é­tant retiré, le divorce était con­som­mé. Un ouvrage pub­lié à l’oc­ca­sion du cen­te­naire de l’ex-Vers l’avenir pré­cise que “la référence à l’Eglise et aux valeurs chré­ti­ennes n’ap­pa­raît plus dans les textes fix­ant la ligne édi­to­ri­ale. On par­le davan­tage de sol­i­dar­ité, d’éthique et de respect, d’indépen­dance, de prox­im­ité, d’hon­nêteté et de rigueur” [38]. Quelle gazette ne souscrirait pas à ces critères ?

L’his­toire récente du Stan­daard n’est pas moins symp­to­ma­tique. Tout ou presque sur sa “bifur­ca­tion” a été dit dans une con­férence don­née à Anvers et qui fit grand bruit, il y a trente ans déjà, par Hugo De Rid­der, jour­nal­iste en vue du quo­ti­di­en catholique fla­mand avant de rompre avec lui. En fin ana­lyste, il décriv­it la manière dont la rédac­tion avait été con­trainte, sous la pres­sion des ser­vices com­mer­ci­aux du groupe, à aban­don­ner sur les ques­tions sen­si­bles toute ligne claire au prof­it d’un flou per­me­t­tant de ratiss­er large [39]. L’analyse de Paul Belien, ancien rédac­teur de la Gazet van Antwer­pen, com­plète celle de De Rid­der en met­tant l’ac­cent sur l’ef­fet des glisse­ments opérés au sein des par­tis chré­tiens (CVP et PSC, aujour­d’hui CD&V et CDH), dans la même direc­tion et pour les mêmes raisons: “Bien qu’il y ait eu effec­tive­ment, dans les jour­naux chré­tiens, des jour­nal­istes solides qui main­te­naient une oppo­si­tion absolue à l’a­vorte­ment, ils ne sont plus entrés en ligne de compte dans leurs pro­pres jour­naux à par­tir de novem­bre 1989″ [40]. Soit au moment où le CVP entra dans la danse en pro­posant d’in­tro­duire des excep­tions à l’in­ter­dit légal de l’avortement…

Sur un plan his­torique glob­al, tous ces revire­ments sont à com­pren­dre à la lumière de ce fait majeur du dernier tiers du XXè siè­cle qu’est la con­jonc­tion entre les mou­ve­ments de libéra­tion des mœurs et les puis­sances économiques pous­sant à l’in­di­vid­u­al­isme con­sumériste. Cette alliance tacite, que con­cré­tisent les itinéraires de tant d’an­ciens hip­pies devenus de par­faits yup­pies, a été ample­ment étudiée ces dernières années [41]. Aux Etats-Unis, le courant lib­er­tarien en con­stitue la syn­thèse presque par­faite. En Bel­gique, jusqu’à il y a peu, la remise en cause de l’é­conomie de marché comme telle appa­rais­sait beau­coup moins sous la plume des colum­nistes que la célébra­tion d’un monde en flux per­pétuel, affranchi des car­cans famil­i­aux, religieux, lég­is­lat­ifs, cul­turels, sco­laires… Les inquié­tudes envi­ron­nemen­tales, énergé­tiques et cli­ma­tiques ont quelque peu nuancé la par­ti­tion, sans qu’il soit pour autant ques­tion de chang­er l’air. Dans le cer­cle des pro­mo­teurs du prêt-à-penser, on con­tin­ue de vouloir tout, le beurre comme l’ar­gent du beurre, et tout de suite.

Parce qu’un méti­er conçu idéale­ment comme un ser­vice à la Cité s’est dégradé trop sou­vent en un com­merce comme les autres, avec l’hypocrisie en plus, les juge­ments sévères abon­dent, au risque d’être injustes envers ceux qui se bat­tent pour main­tenir des îlots de pro­bité. Ain­si, déjà, “cette assur­ance vul­gaire et débridée que nul n’a man­i­festée avec autant d’é­clat, en notre XXè siè­cle, que les jour­nal­istes”, est-elle dénon­cée par Sol­jen­it­syne quand il rend compte de la cam­pagne de dén­i­gre­ment du min­istre Stolyp­ine au lende­main de son assas­si­nat [42]. Ain­si les Lousteau, les Vernou, les Blondet, les Finot, les Rube­m­pré, que décrit Balzac dans Les illu­sions per­dues, vendent-ils leurs éloges, leurs cri­tiques, leurs silences. La classe médi­a­tique n’est pas uni­for­mé­ment véreuse, certes, mais elle n’ap­pa­raît guère exempte de com­pro­mis­sions, de com­plai­sances, de com­plic­ités. Les car­ac­tères s’y détrem­pent et les Alces­te devi­en­nent des Philinte. Les études qui, un peu partout dans le monde, classent la presse avec la poli­tique et la pub­lic­ité par­mi les pro­fes­sions qui inspirent le moins de con­fi­ance [43], auraient dû depuis longtemps met­tre tout le secteur en état d’alerte.

M’en ten­ant à l’(la) (dés)information, je ne men­tion­nerai que pour mémoire la pléthore de vio­lence, de vul­gar­ité, d’im­pudeur, de sang et de boue à laque­lle téléspec­ta­teurs, audi­teurs et lecteurs sont aujour­d’hui quo­ti­di­en­nement exposés. La propen­sion fébrile à étaler le scan­daleux, sans souci des enfants sus­cep­ti­bles de recevoir le mes­sage, ne s’est pas certes répan­due partout au même degré, mais ce virus-là appar­tient à la famille des plus con­tagieux. Toute cette agi­ta­tion n’est en fin de compte que le reflet des patholo­gies de la post-moder­nité. Elle n’a que l’ap­parence de la lib­erté. Il n’est que de revoir com­ment elle s’ac­com­mode par ailleurs de bien des tabous, dès lors qu’ils pro­tè­gent les appareils idéologiques sommitaux.

Peut-on espér­er que vienne à terme le temps de la restau­ra­tion ? Restau­ra­tion de l’au­dace civique, de l’in­tu­ition féconde, de l’empirisme organ­isa­teur, de la capac­ité à appréhen­der les réal­ités sous-jacentes, à instru­ire nos sociétés des exi­gences du bien com­mun plutôt que d’obéir aveuglé­ment aux sta­tis­tiques de l’opin­ion publique ? Peut-on espér­er que revi­en­nent un jour les vrais patrons de presse, ceux qui ne s’adres­saient pas à la masse uni­forme mais à une com­mu­nauté de lecteurs motivés, mil­i­tants, pre­scrip­teurs, sus­ci­tant des adhé­sions nou­velles dans leur milieu et au-delà ? Je ne puis mal­heureuse­ment cer­ti­fi­er qu’il ne s’ag­it pas là de vains espoirs, à vue humaine en tout cas.

Que faire en atten­dant ? D’abord savoir, ensuite faire savoir, à temps et à con­tretemps. Répon­dre aux offen­sives des médias sur les réseaux soci­aux et tous les autres sup­ports pos­si­bles. Créer des sites Inter­net ou des blogs: com­ment ne pas saluer ici le si pré­cieux tra­vail de réin­for­ma­tion de Bel­gi­catho ? Inve­stir aus­si les champs de la créa­tion et de l’an­i­ma­tion. Soutenir les actions exis­tantes, même mod­estes, même impar­faites…. Gram­sci pro­fes­sait que pour se ren­dre maître de l’État, il faut d’abord con­trôler l’é­d­u­ca­tion et la cul­ture. A la lumière de l’ex­péri­ence des dernières décen­nies, on peut se deman­der si la réal­i­sa­tion de l’é­tape prélim­i­naire du plan ne con­fère pas suff­isam­ment de places fortes pour ren­dre inutile l’ob­jec­tif final! Le théoricien ital­ien avait en tout cas par­faite­ment délim­ité les ter­rains où con­tin­ueront de se dérouler les com­bats de l’avenir. Pour autant qu’il y ait des combattants.

Paul Vaute
Licen­cié-agrégé en his­toire et en com­mu­ni­ca­tion, jour­nal­iste pro­fes­sion­nel honoraire
Source : belgicatho.be

Notes

  • [1] https://linktr.ee/CNPC_2020.
  • [2] 10–11 nov. 1999.
  • [3] Paris, Albin Michel, 2001.
  • [4] La Libre Bel­gique, 24 mars 2020.
  • [5] 8 mars 2006.
  • [6] Les marchands de nou­velles. Essai sur les pul­sions total­i­taires des médias, Paris, L’Ar­tilleur, 2018.
  •  [7] Inter­view à Valeurs actuelles, citée in Bel­gi­catho, 3 déc. 2018.
  •  [8] 3 oct. 2001.
  •  [9] La guerre à out­rances. Com­ment la presse nous a dés­in­for­més sur l’I­rak, Paris, Cal­mann-Lévy, 2003.
  • [10] 30 mars 1990.
  • [11] 26 janv. 2004.
  • [12] RTBF Pre­mière, 13 févri­er 2021, Jour­nal par­lé de 13 h.
  • [13] RTBF-TV, La Trois, Retour aux sources, 16 janv. 2021.
  • [14] La Libre Bel­gique, 27–28 oct. 2007.
  • [15] La Libre Bel­gique, 27 mai 2020.
  • [16] 10 avril 2002.
  • [17] Sur YouTube, 30 juil­let 2020.
  • [18] De Stan­daard, 10 févr. 1999.
  • [19] La Libre Bel­gique, 19 févr. 2021.
  • [20] “Cli­mate change is noth­ing but a bunch of com­put­er mod­els that attempt to tell us what’s going to hap­pen in 50 years or 30. Notice the pre­dic­tions are nev­er for next year or the next 10 years. They’re always for way, way, way, way out there, when none of us are going to be around or alive to know whether or not they were true”, https://www.politifact.com/factchecks/2019/feb/19/rush-limbaugh/scientists-response-rush-limbaughs-climate-denial-/.
  • [21] 23–24 janv. 2010.
  • [22] RTBF Pre­mière, 15 févr. 2021.
  • [23] Les drey­fusards sous l’oc­cu­pa­tion, Paris, Albin Michel, 2001. Simon Epstein dirige le Cen­tre inter­na­tion­al de recherche sur l’an­tisémitisme à l’U­ni­ver­sité hébraïque de Jérusalem.
  • [24] 12 févr. 2003.
  • [25] 20 mars 2013.
  • [26] 14 nov. 2018.
  • [27] 6 sept. 2016.
  • [28] La Libre Bel­gique, 7 janv. 2002.
  • [29] La Libre Bel­gique, 4 août 2004.
  • [30] Affaires étrangères, 16 janv. 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/affaires-etrangeres-emission-du-samedi-16-janvier-2021.
  • [31] Cité in Léon‑E. HALKIN, Ini­ti­a­tion à la cri­tique his­torique, 4è éd. rev., Paris, Armand Col­in (coll. “Cahiers des Annales”, 6), 1973, p. 59.
  • [32] Jour­nal­istes, revue de l’A­JP, avril 2019, pp. 2–5.
  • [33] Bel­ga, 3 juin 2003.
  • [34] La Libre Bel­gique, 9 nov. 2018.
  • [35] Paris match, 27 avril 2006.
  • [36] Le Soir, 24 janv. 1990.
  • [37] Pierre STÉPHANY, La Libre Bel­gique. His­toire d’un jour­nal libre 1884–1996, Lou­vain-la-Neuve, Ducu­lot, 1996, p. 488.
  • [38] “Vers” L’Avenir (1918–2018). Cent ans d’in­for­ma­tion en province de Namur, dir. Jean-François Pac­co, Namur, Société archéologique de Namur (coll. “Namur. His­toire et pat­ri­moine”, 5), 2018, p. 12.
  • [39] De Mor­gen, 17 oct. 1990.
  • [40] Nucle­us, mars 1991, pp. 6–7.
  • [41] “Mai exauce géniale­ment les vœux du cap­i­tal, quitte à vio­l­er ses tabous et à encourir ses foudres”, écrivait déjà Régis Debray dix ans après mai 68 (Mod­este con­tri­bu­tion aux dis­cours et céré­monies offi­cielles du dix­ième anniver­saire, Paris, Maspero, 1978). Par­mi les pub­li­ca­tions plus récentes, on pour­ra se reporter à Denis TILLINAC, Mai 68. L’ar­naque du siè­cle, Paris, Albin Michel, 2018.
  • [42] Août 14 (1971), éd. com­pl., 1983, ch. 70.
  • [43] Par exem­ple, http://etudiant.aujourdhui.fr/etudiant/info/les-metiers-les-plus-populaires-et-impopulaires-dans-le-monde.html. Mais il y en a bien d’autres.

Voir aussi

Vidéos à la une

Derniers portraits ajoutés