« La Pologne voudrait interdire toute évocation de sa responsabilité dans les crimes commis par le Troisième Reich. Une loi punirait ceux qui utiliseraient le terme de “camps de la mort polonais”. Un déni d’État qui mène des historiens devant la justice. », expliquait France Culture dans un tweet publié le 12 février. Un tweet rapidement devenu célèbre en Pologne.
La Pologne voudrait interdire toute évocation de sa responsabilité dans les crimes commis par le Troisième Reich. Une loi punirait ceux qui utiliseraient le terme de “camps de la mort polonais”. Un déni d’État qui mène des historiens devant la justice.
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— France Culture (@franceculture) February 12, 2021
Ainsi, pour France Culture, combattre l’utilisation, clairement inappropriée du point de vue historique, de « camps de la mort polonais » pour désigner les camps d’extermination mis en place par l’Allemagne nazie sur les territoires annexés ou occupés correspondant à la Pologne d’avant-guerre serait « un déni d’État ».
La phrase est équivoque, mais la suggestion est si forte qu’elle a fait réagir non seulement les médias polonais mais également le ministère des Affaires étrangères à Varsovie qui a promis, par la voix d’un secrétaire d’État, une réaction de l’ambassade de Pologne en France.
Pour couronner le tout, le tweet renvoyait à un épisode du « Journal de l’histoire » intitulé « Des historiens sur le banc des accusés » et illustré par une photo de « Dantzig, Pologne » (sic.) en avril 1939, avec des tas de drapeaux à la croix gammée à l’occasion d’une visite d’Adolf Hitler. Cette illustration incongrue a aujourd’hui été remplacée, sans doute à la suite des protestations, par le portrait d’un des deux historiens « sur le banc des accusés », le professeur Jan Grabowski, spécialiste de la Shoah. En revanche, la photo de Dantzig continuait d’illustrer le tweet 6 jours après sa publication.
De 1919 à 1939, la ville libre de Dantzig était une cité-État instaurée en vertu du Traité de Versailles et peuplée à 95% d’Allemands et à seulement 4 % de Polonais selon le recensement de 1923. La Pologne n’y contrôlait que le port, les liaisons ferroviaires extérieures et une administration postale, ce qui était censé lui assurer un accès portuaire à la mer Baltique. S’il s’agissait pour France Culture d’illustrer par cette photo les « complicités polonaises dans l’entreprise d’extermination des Juifs d’Europe décidée par le gouvernement du Troisième Reich », évoquées plus loin dans l’article, en montrant l’enthousiasme des Polonais pour l’idéologie nazie, c’est franchement malhonnête. Mais il est vrai qu’à part des photos de groupes de Volksdeutsche acclamant l’arrivée de la Wehrmacht en Silésie en septembre 1939, les journalistes de France Culture auraient eu bien du mal à trouver de vieilles photos de groupes de Polonais agitant des drapeaux nazis.
Quant au contenu de l’exposé d’Anaïs Kien dans le Journal de l’histoire de France Culture, il contient plusieurs affirmations pour le moins surprenantes.
Pour résumer l’affaire, ces « historiens sur les bancs des accusés » sont deux historiens polonais spécialistes de la Shoah, les professeurs Jan Grabowski et Barbara Engelking. Les deux ont été poursuivis en diffamation par la nièce du maire aujourd’hui décédé du village de Malinowo, dans la région polonaise de Podlachie. Dans un ouvrage historique intitulé « Plus loin, c’est encore la nuit », Grabowski et Engelking ont décrit le maire Edward Malinowski comme ayant, pendant la guerre, causé la mort de plusieurs dizaines de Juifs en les livrant aux Allemands et comme ayant dépossédé une Juive qui était venu lui demander de l’aide.
La plaignante Filomena Leszczyńska vit toujours dans le village où son oncle, Edward Malinowski, était maire pendant la Seconde guerre mondiale. Or il se trouve que l’Institut de la mémoire nationale polonais, l’IPN, a dans ses archives les dépositions recueillies au cours d’un procès qui s’était tenu à propos de la mort du groupe de Juifs cachés dans la forêt, pour lesquels les deux historiens mettaient justement en cause l’oncle de la plaignante. Il découle de ces dépositions qu’Edward Malinowski n’était pas à l’origine de la délation qui avait coûté la vie à ce groupe de Juifs et que la Juive qu’il aurait volé avait au contraire affirmé après la guerre qu’il l’avait cachée dans sa grange pendant plusieurs semaines en lui donnant de la nourriture alors qu’elle n’avait pas d’argent. Plusieurs Juifs ayant survécu à la guerre ont ainsi affirmé avoir été aidés sans contrepartie par cet Edward Malinowski et que sa bonne volonté, qui aurait pu lui coûter la vie et celle de sa famille s’il s’était fait prendre, était connue des Juifs du voisinage.
Les deux historiens ont reconnu leur erreur au tribunal, affirmant avoir été trompés par la présence dans la région de plusieurs personnes portant le nom d’Edward Malinowski. Ils ont été condamnés uniquement à envoyer une lettre d’excuses à la plaignante et à corriger leur erreur dans les prochaines éditions du livre « Plus loin, c’est encore la nuit » où se trouvent les affirmations infamantes à l’égard de l’oncle de Mme Leszczyńska.
Voilà pour l’explication, qui est bien sûr tronquée à l’extrême dans l’exposé de France Culture.
Pour France Culture, « Barbara Engelking et Jan Grabowski auraient impliqué sans preuves son parent dans un massacre de Juifs dans l’ouvrage ». On remarquera l’utilisation du conditionnel après le verdict du 9 février alors que, comme on peut le lire dans le Visegrád Post, « Le 12 janvier dernier, les professeurs Jan Grabowski et Barbara Engelking avaient reconnu devant le tribunal de Varsovie qu’il y avait eu erreur de leur part et que Mme Engelking, auteur du passage incriminé, avait fusionné sans le savoir le destin de deux hommes portant le même nom d’Edward Malinowski. Jan Grabowski, en tant que rédacteur du livre, a expliqué n’avoir pas eu personnellement accès aux sources car ce n’était pas son rôle. »
Surprenante aussi l’affirmation « Derrière cette accusation, c’est aussi une politique d’État qui apparaît », alors qu’il s’agissait d’un procès au civil dans lequel le parquet polonais n’est pas intervenu et pour lequel la plaignante était soutenue par une organisation privée. Il s’agissait de la Ligue contre la diffamation « Reduta Dobrego Imienia » qui est très active, notamment, dans la lutte contre l’utilisation infamante dans les médias internationaux de l’expression « camps de la mort polonais ».
Pour parler de « politique d’État », France Culture fait le lien avec le conflit qui avait éclaté en 2018 autour de l’amendement à la loi mémorielle polonaise, quand Varsovie avait voulu étendre le délit de révisionnisme et de négationnisme au fait de rendre l’État polonais ou la nation polonaise coresponsable des crimes commis par le Troisième Reich allemand.
« Israël avait alors accusé la Pologne de vouloir “changer l’Histoire”. À titre d’exemple le terme “camps de la mort polonais” devait être proscrit sous peine de trois ans d’emprisonnement. », affirme de manière très approximative Anaïs Kien. Car en réalité, si Israël avait effectivement accusé la Pologne de vouloir changer l’histoire, l’État d’Israël n’accepte pas non plus l’expression « camps de la mort polonais » défendue par France Culture, considérant comme la Pologne que c’est une expression mensongère. Cela a été réaffirmé en 2018 dans une déclaration commune des premiers ministres israélien et polonais qui a mis fin au conflit autour de la loi mémorielle polonaise et dans laquelle on peut lire, au point 3 :
« Nous pensons qu’il existe une responsabilité commune de mener des recherches libres, de promouvoir la compréhension et de préserver la mémoire de l’histoire de la Shoah. Nous avons toujours convenu que l’expression “camps de concentration/de la mort polonais” est manifestement erronée et réduit la responsabilité des Allemands dans l’établissement de ces camps. »
Réagissant sur une radio polonaise à l’émission et au tweet de France Culture, Me Lech Obara, qui, à la tête de l’association Patria Nostra, mène le combat contre l’utilisation de cette expression dans les médias internationaux, espère même pouvoir bientôt poursuivre les auteurs européens de ce type d’affirmation devant les tribunaux polonais, la question de la compétence de ces derniers devant être examinée le 23 février par la Cour de Justice de l’UE. France Culture et Anaïs Kien n’ont qu’à bien se tenir !
Sur France Culture, Anaïs Kien parle de « vigilance punitive très critiquée mais dont s’emparent maintenant les descendants des Polonais incriminés par les recherches les plus récentes », ajoutant que « Barbara Engelking, citée par l’Obs, prévient que « l’objectif de ce genre de procès est de remettre en cause la crédibilité et la compétence des personnes accusées, (…), et de provoquer un effet dissuasif, en l’occurrence décourager d’autres chercheurs à chercher à connaître et à écrire la vérité sur l’Holocauste en Pologne ».
Le problème, c’est que Mme Kien mélange deux sujets sans rapport direct. Dans le cas du livre des deux historiens, il y avait eu diffamation et la personne mise en cause étant décédée depuis longtemps, sa nièce avait logiquement le droit de se sentir concernée et d’exiger que la vérité soit rétablie. La condamnation prononcé par le Tribunal régional de Varsovie n’est pas bien lourde puisqu’elle ne comprend aucune sanction financière ni même l’obligation de retirer les exemplaires de l’ouvrage déjà imprimés.
Si Mme Engelking veut éviter ce genre de procès et ne veut pas que sa crédibilité et sa compétence soient mise en cause, il lui faudra faire preuve à l’avenir de plus de rigueur dans son travail d’historienne.
N’en déplaise à Anaïs Kien et à France Culture qui auraient besoin de leur côté de faire preuve de plus de rigueur dans leur travail de journalistes. On a le droit de rêver…