Benjamin Dormann a été journaliste. Il ne l’est plus malgré sa passion pour son métier. Venant de la gauche modérée mais de conviction, il nous explique pourquoi dans un livre décapant, bien écrit, ultra documenté (plus de 800 références, quasi une thèse), fourmillant de formules bien trouvées (« la soupe aux sous, va te faire voir chez les Gracques, le festival de Kahn »), se lisant d’une traite tant la matière est – hélas – riche et bien traitée.
« L’ensemble de la presse française est en pleine crise financière, chacun le sait ». Non chacun ne le sait pas encore et Dormann va montrer que le roi est nu. Ceci malgré l’apport de Sainte Publicité. Il faut citer le morceau de bravoure de Saint Serge July en 1982 pour la sanctification d’icelle : « Non, Libération ne change pas ; c’est la publicité qui a changé. Elle est un art. On ne sait plus très bien où commence la culture et où finit la publicité. Sans elle Libération eût été incomplet » ; mais avec elle ajoute Dormann « le lectorat acquiert une valeur proprement financière. Il ne s’agit plus de vendre un journal à des lecteurs, mais de revendre des lecteurs aux annonceurs ».
Toute la presse généraliste mendie les aides de l’État. Les Inrockuptibles après leur rachat par Pigasse-Banque Lazard changent en titre d’information générale afin de devenir éligibles aux aides publiques. Et celles-ci se comptent en centaines de millions d’euros, directes et surtout indirectes. Le Monde en huit ans reçoit plus de 26 millions d’euros d’aides DIRECTES. Les petits camarades d’internet tendent aussi la sébile. Rue89 reçoit 249 000 €, Slate (du pauvre Colombani ex Président du Monde) 199 000 €, Médiapart 315 000 € (ensuite Médiapart refusera les subventions). Seul Arrêt sur Images de Daniel Schneidermann refusera toute aide étatique.
Malgré cette manne, les français lisent 154 quotidiens pour 1000 habitants contre… 449 en Suède. La comparaison avec les quotidiens italiens n’est pas plus flatteuse. Pour une pagination très supérieure les quotidiens transalpins La Repubblica ou Corriere Della Sera ne coûtent que 1,20 € contre 1,60 € pour Le Monde. Cherchez l’erreur.
La lutte féroce pour le contrôle du groupe Le Monde entre « le trio BNP » (Bergé/Niel/Pigasse) et le duo Olivennes/Perdriel (Nouvel Observateur, avant que Denis Olivennes n’abandonne le troupeau pour de plus herbeux pâturages) donne lieu à un chapitre féroce. Coups bas, mensonges, fausses informations tout est permis. Les interventions maladroites d’Alain Minc favoriseront les premiers qui oublieront toutes leurs promesses en trois mois, le malheureux Éric Fottorino en faisant les frais cédant contraint et forcé son fauteuil de président du directoire à Louis Dreyfus, un ancien proche collaborateur de Pigasse.
Un couple infernal attire l’attention : Pigasse/Olivennes. Si proches dans leur mode de vie, leurs attitudes, fascinés par l’Amérique et par l’argent. Et tous deux « si cools », si « de gauche », tellement frères qu’ils se haïssent. Pigasse « prèfère investir dans une entreprise socialement utile (sic) comme Les Inrockuptibles, plutôt que dans l’achat d’une Ferrari ». Denis Olivennes « a souvent des bouffées, rejoindre Bernard Kouchner au Kosovo, partir diriger l’Assistance publique ». Rassurons nous les bouffées passeront. Côté cœur Pigasse vole celui de Marie Drucker à François Baroin tandis qu’Olivennes (présenté comme ayant été très très proche de Carla Bruni) vit avec Inès de la Fressange en toute simplicité comme le montre un reportage de six pages de Paris Match avec couverture du magazine s’il vous plaît. Olivennes quittera « sa famille » Le Nouvel Observateur pour « un projet de presse extrêmement attrayant » chez son ami Lagardère. Les passionnés de parachutes dorés seront convaincus : Olivennes est un grand, un très grand parachutiste.
Les changements de patrons à Libération (écurie Rothschild Jean-Édouard) de July à Joffrin, de Joffrin à Demorand sont autant de grands moments de fraternité de gauche, toujours bien lotie. Vous y retrouverez vos amis Louis Dreyfus, Agnès Touraine et Guillaume Hannezo (tous deux anciens de Vivendi et proches du brillant Jean-Marie Messier) ainsi que l’ubiquitaire Lionel Zinsou franco-béninois ancien associé-gérant de Rothschild & Cie, animateur du club Fraternité (cercle de réflexion de Laurent Fabius) et membre du comité directeur de l’Institut Montaigne qui devient administrateur du comité opérationnel du journal Libération désigné par Édouard de Rothschild après le départ de Serge July.
Et les réseaux direz-vous ? Ils vont bien merci. Tout le monde se retrouve au Siècle, 700 heureux compagnons cooptés, dans la simplicité de l’hôtel Crillon. Pas de compte-rendus, mais les plans de table sont réglés au millimètre. Patrons, politiques, journalistes se côtoient, se parlent. De quoi au fait ? Mais d’affaires de famille, voyons. Si vous n’êtes pas au Siècle vous irez aux Gracques ou bien vous serez aux Young Leaders (financés par les Etats-Unis, anciens bénéficiaires entre autres, Pigasse, Joffrin, Bompard, Najat Vallaud-Belkacem devenue porte-parole du gouvernement Ayrault). Sinon vous irez chez Terra Nova fondé par le bien regretté Olivier Ferrand. Olivennes, Pigasse, Pulvar, Louis Dreyfus y pactisent en toute sympathie. Incroyable : Terra Nova recevra le « Trophée des journalistes » lors de la cérémonie des Trophées des think tanks. Terra Nova remerciera « ses partenaires média – en particulier Le Nouvel Observateur, Libération, LCI, Le Monde, Médiapart, France Info ». Comme le remarque Frédéric Lordon : sur Les Matins de France Culture, Terra Nova truste plus de la moitié des interventions… Qui finance Terra Nova ? Des amis des pauvres. Le groupe Lagardère, Total, Areva, Euro-RSCG et même …le German Marshall Fund of the United States « qui œuvre pour rapprocher l’Europe et les États-Unis » et dont le conseil d’administration ne comprend que des américains, sauf un anglais …patron de Goldman Sachs à Londres. Les anciens collaborateurs, amis, relations de DSK sont légion. Qui s’étonnera du silence de la presse française avant le naufrage du Sofitel. Un seul journaliste, Jean Quatremer, sur son blog en 2007 avait écrit « Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes ». Son journal (Libération) refusa de publier cette information.
Brisons là. Il n’y a plus de vrais débats, « Il est temps d’encourager fiscalement, politiquement et médiatiquement ceux qui leur donnent vie sur la toile et ailleurs plutôt que de continuer à laisser l’information majoritairement entre les mains de ceux qui, bien qu’ayant perdu aujourd’hui toute légitimité pour préparer l’avenir et refusant de l’admettre veulent continuer à façonner nos esprits ». Bigrement courageux Monsieur Dormann, et instructif.
Benjamin Dormann, Ils ont acheté la presse, Jean Picollec, 2012, 344 pp, 23 €