L’histoire du « Mouvement 5 étoiles » (Movimento 5 Stelle) de Beppe Grillo et de sa relation avec les médias représente un cas unique dans le monde des démocraties occidentales. Bien sûr, il existe dans presque tous les pays des mouvements minoritaires qui prônent la « démocratie directe », jouent la carte du web et du réseau et sont en opposition forte avec les médias dominants. Mais il n’y a qu’en Italie que l’on peut observer un mouvement d’une telle ampleur ayant déclaré une guerre totale à l’ensemble du système journalistique. Le mouvement 5 étoiles a en effet obtenu 25,55% des voix lors des élections législatives de 2013, soit 8,7 millions de voix ; et 21,15% aux élections européennes de 2014, soit 5,8 millions de voix.
Le mythe fondateur
Pour comprendre la relation de Beppe Grillo avec les médias, et bien saisir sa véritable identité politique, il convient de remonter dans le temps et de revenir à ce qui est perçu comme un véritable « mythe fondateur » : le 15 Novembre 1986, en début de soirée, sur Rai Uno, la chaîne principale de la télévision publique italienne. Débute alors « Fantastico », l’une des émissions les plus regardées des années 80. A cette époque, Beppe Grillo est un comédien bien établi qui intervient pour faire un sketch satirique. Le comédien fait alors une plaisanterie sur le leader du Parti socialiste italien, Bettino Craxi, alors premier ministre, autour duquel flotte une forte odeur de corruption. Grillo raconte une visite en Chine effectuée par tout le personnel du parti socialiste italien. Dans sa blague, il fait parler un collaborateur du premier ministre qui demande à ce dernier: « Mais ils sont un milliard et ils sont tous socialistes ? ». Après avoir reçu une réponse positive, le collaborateur poursuit en demandant : « S’ils sont tous socialistes, alors qui volent-ils ? ». A la télévision publique italienne, bigote et très politisée à gauche, la plaisanterie, qui peut paraître assez anodine, fait un véritable scandale et Grillo est éloigné des plateaux suite à des pressions politiques.
L’ostracisme, cependant, n’est que de courte durée : en 1988 et 1989, Grillo participe à l’événement musical très populaire du Festival de San Remo, l’un des programmes de télévision les plus regardés en Italie. Il travaille également pour le cinéma et, au début des années 90, fait son retour à la Rai. C’est seulement à partir du milieu des années 90, que Grillo commence à véritablement disparaître de la télévision, du moins des principales chaînes, différents canaux de TV par satellite continuant à diffuser son émission et ses « discours à l’humanité » dont le contenu, au fil des ans, prend une tournure toujours plus politique. Dans l’hagiographie de Beppe Grillo, diffusée par lui-même auprès de ses « fidèles » de plus en plus nombreux, l’épisode de 1986 représente toutefois une étape cruciale dans un parcours présenté comme initiatique. Pour Grillo et ses admirateurs, c’est à cette date que commence le martyr de l’humoriste politiquement incorrect, c’est ce jour que nait le conflit entre la vérité et le mensonge, entre l’honnêteté et la corruption. L’éloignement de la télévision est alors entamé et ce récit devient une sorte de palingénésie dans laquelle Grillo n’est plus un simple membre turbulent du « show bizness » mais devient un héros du peuple face aux oligarques.
Un des blogs les plus influents du monde
Éloigné de la télévision, Grillo commence alors à faire le tour des villes italiennes avec ses spectacles qui deviennent de véritables réunions politiques au cours desquelles le comédien parle aussi bien de l’écologie que de la finance. Il développe progressivement ce qui va devenir la position centrale de son mouvement : « Il faut parler directement au “peuple”, sans le filtre des journalistes et des divers médias ». Il faudra un certain temps, cependant, pour qu’il prenne conscience que le « net » est le moyen de communication vital pour « sa » révolution. Encore en 2000, dans le spectacle « Time out », il effectuait de lourdes attaques contre la technologie et les ordinateurs. Mais un jour, à l’issue d’un de ses « shows », Grillo rencontre un fan qui lui explique les incroyables possibilités du réseau. Il s’agit de Gian-Roberto Casaleggio, un entrepreneur dans la branche du conseil stratégique qui a une vision philosophique assez étrange de l’avenir de l’humanité, un avenir où le web assume un rôle presque messianique. Le comique, comme c’est typique de beaucoup d’« ignorants technologiques », est fasciné par ce discours. En 2005, avec Casaleggio, Grillo ouvre son blog : beppegrillo.it. La réussite est fulgurante : en 2006, le site est considéré comme le 28ème blog le plus fréquenté au monde. En 2008, The Observer publie un classement des blogs les plus influents au monde et classe Beppe Grillo à la 9ème place. Le succès phénoménal du blog incite l’ex-comique à faire véritablement son entrée en politique.
En janvier 2008, Grillo annonce sur son blog la naissance d’une nouvelle forme de participation politique directe via des « listes civiques 5 étoiles » approuvées par lui même. C’est le début du mouvement. Le reste, et notamment ses succès électoraux, est bien connu.
Aucun contact avec les journalistes : une stratégie payante
L’attention croissante que Grillo « homme politique » parvient à capter auprès des Italiens suscite bien sûr la curiosité croissante des médias. Mais à ce moment, cependant, Grillo fait un choix radical qui va être couronné de succès : ne parler en aucun cas avec les journalistes. Grillo n’accorde donc aucune entrevue, ne se rend pas dans les émissions politiques, ne participe pas aux débats télévisés ou radiophoniques. Pour les autres dirigeants du mouvement, il y a également une interdiction d’aller à la télévision. La télévision, affirment les dirigeants du M5S, est un média vieux et désuet, la télévision est bonne seulement pour les hommes des partis traditionnels. Grillo sait aussi que ses candidats, recrutés dans la société civile, ne sont pas experts dans les mécanismes de la télévision. L’interdiction est donc également sensée les protéger des pièges des « vieux briscards » du journalisme politique. Pour Grillo, les journalistes sont « de mèche » avec le pouvoir en place, toujours prêts à poser des questions embarrassantes pour tenter de piéger ses candidats. Il doit donc protéger ses militants, qui, selon lui, sont trop « purs » et « naïfs » pour se jeter dans « la fosse aux lions » des joutes médiatiques. Si cette interdiction s’est un peu assouplie ces derniers mois, une méfiance globale envers les médias perdure à la tête du mouvement.
La stratégie va se révéler extrêmement payante, les discours de Grillo bénéficient d’une couverture exceptionnelle des médias. Frustrés d’entrevues, de conférences de presse et de déclarations officielles à la presse, les médias sont « désespérés » et se jettent sur la moindre information relative au mouvement 5 étoiles. Grillo ne parle pas aux journalistes, mais les journalistes parlent beaucoup et toujours de lui.
Les attaques contre les médias se multiplient
Grillo commence alors à employer un ton messianique. Viendra un jour où un grand tsunami balaiera tout le monde corrompu. Ce jour-là, les journaux, les journalistes, la télévision, les animateurs de talk show couleront avec le système par lequel, selon Grillo, ils sont stipendiés ! Durant les rassemblements du M5S, les attaques contre les médias se multiplient. Un exemple décrit bien la situation : en octobre 2012, la section milanaise du Mouvement 5 étoiles distribue à la presse un vade-mecum expliquant comment traiter des nouvelles concernant le M5S. On peut y lire: « Il est indispensable que vous tous, journalistes, rédacteurs, rédacteurs en chef et directeurs portiez la plus grande attention à éviter les mots qui n’appartiennent pas à la réalité du mouvement. » Par conséquent, les journalistes sont invités à dire « Mouvement » et non « Parti » ; « Porte-parole » et non « Leader » ; « Activistes » et non « Grillini »… Ce type de message comminatoire ne plaît évidemment pas aux journalistes à l’exception du Fatto Quotidiano, journal spécialisé dans les enquêtes sur la corruption et de ce fait assez proche du mouvement.
En février 2013, à l’occasion de la clôture de sa campagne électorale, Grillo ferme ses coulisses aux chroniqueurs italiens pour les laisser ouvertes aux journalistes étrangers et à Sky qui assure le direct de l’événement. Toute la presse nationale est humiliée. De nombreux journalistes lancent des appels à la vengeance, une contradiction frappante avec le rôle « neutre » dont, d’autre part, ils se prévalent.
La guerre est déclarée
Désormais entre Grillo et la presse c’est une guerre déclarée. Lorsque, sortant d’un rendez-vous officiel, l’ex-comique voit avancer la foule des journalistes, il a pour habitude de faire toujours la même blague: « The Walking Dead, vous êtes des morts-vivants qui marchent ! » Aux questions, il ne répond presque jamais ; il insulte parfois, plaisante d’autres fois. Grillo se moque du sérieux des journalistes, les touche, les serre dans ses bras, fait des blagues. C’est là sans doute un reste de son passé de comique, quand de temps en temps il interrompait ses spectacles pour se moquer de quelqu’un dans le public. Souvent, il demande aux journalistes pour qui ils travaillent et s’ils sont vraiment libres. Sur son blog, les attaques à l’attention des médias sont quotidiennes. « Journalistes, vous ne vous dégoûtez donc jamais ? Après l’écroulement que ferez-vous ? Vous vous chercherez de nouveaux patrons ? Continuerez-vous votre métier de serviteurs ? », pouvait-on lire en avril 2014.
Quand « L’Unità » — journal historique du parti communiste disparu depuis — annonce être en difficulté financière, Grillo exulte : « Une excellente nouvelle pour un pays à moitié libre en matière d’information comme l’Italie. Moins de journaux signifie en fait plus d’information. »
Grillo livre aussi une autre bataille : selon lui, les sources d’un journaliste « ne peuvent pas être couvertes, elles doivent être citées dans l’article ou, dans le cas contraire, il faut déclencher automatiquement le délit de diffamation ». Plus gênant, le blog du dirigeant du M5S publie régulièrement la photo de tel ou tel journaliste qui s’est penché sur le mouvement, le signalant comme ennemi à combattre et déchaînant les utilisateurs du site, en général particulièrement virulents dans leurs commentaires.
Un grand coup de pied dans la fourmilière
Dans un système comme le système italien, où depuis des décennies il existe un rapport malsain de collusion entre information et politique, l’attitude de Grillo se révèle véritablement révolutionnaire mais, dans le même temps, cette stratégie est souvent déclinée de manière naïve, trop radicale, vindicative, de telle façon qu’elle détourne de fait toute discussion sérieuse sur le rôle du journalisme en politique et dans la société contemporaine. Le fait de voir dans le journalisme non pas un « arbitre » neutre mais un joueur souvent mis au service de l’équipe la plus puissante, est un constat désormais partagé par un très grand nombre d’Italiens. C’est certain, pour beaucoup, voir l’omnipotence d’une caste intouchable finir à terre fait grandement plaisir. Mais c’est un soulagement momentané. Il est par exemple contradictoire de demander la fin des financements publics aux journaux et de se plaindre du fait que les journalistes soient soumis à un patron porteur d’intérêts privés : si l’Etat n’intervient pas, il ne reste que la libre concurrence et dans ce cas, seuls les grands réseaux peuvent résister, alors que le journalisme indépendant disparaît. De même, les attaques personnelles et les listes noires, à la longue, risquent d’attirer les sympathies sur l’objet de ces attaques d’assez bas niveau.
Grillo a certainement le mérite d’avoir mis un grand coup de pied dans la fourmilière du journalisme italien. Il a surtout prouvé que céder aux caprices des médias quand et comme ils le veulent n’était pas nécessaire pour s’imposer en politique. Ce n’est certes pas rien, mais ce n’est pas non plus suffisant.
Crédit photo : matteopezzi via Flickr (cc)