Le site Les Crises du 12 mai 2019 a analysé les questions et les profils des quinze journalistes qui ont pu interroger Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019. Il nous a semblé intéressant d’en publier les principaux extraits ainsi que les mini portraits des journalistes accrédités. Les termes employés par le rédacteur des Crises n’engagent pas l’Observatoire.
1) Conférence de presse à l’Élysée : qui sont les quinze journalistes qui ont pu poser une question à Emmanuel Macron ?
Source : Les Crises, Laurent Dauré, 12/05/2019
Le 25 avril, seuls quinze journalistes ont posé une question à Emmanuel Macron lors de sa première conférence de presse du quinquennat. Ils étaient environ 320 dans la salle. Le discours introductif du locataire de l’Élysée devait durer vingt minutes mais la logorrhée jupitérienne est telle qu’il a fallu attendre une heure avant d’entendre la phrase : « Je vais maintenant répondre à toutes [sic] vos questions. » On pouvait voir des dizaines de mains levées. Qui a choisi les journalistes autorisés à s’exprimer ? Par quelle procédure et sur quels critères ?
Nous proposons ci-dessous (1) une transcription exacte de toutes les questions et (2) les pedigrees des quinze privilégiés. La nature des premières et des seconds laisse penser que la sélection n’a pas été laissée au hasard…
Question 1
Bonsoir, monsieur le président de la République. Élizabeth Pineau, journaliste à l’agence Reuters et présidente de l’association de la presse présidentielle. Et c’est à ce titre que j’ai l’honneur de vous poser cette toute première question de cette toute première grande conférence de presse organisée à l’Élysée depuis votre arrivée au pouvoir il y a près de deux ans. Monsieur le président, le 13 février 2018, vous avez déclaré devant la presse présidentielle : « Je suis arrivé au pouvoir par effraction dans une France qui était malheureuse et inquiète ». Beaucoup d’encre a coulé depuis. On a parlé de votre arrogance, de votre brillance, de votre force, de vos faiblesses, de votre distance autant que de votre proximité avec les Français. De votre solitude, aussi, en ces murs. Et voici ma question : quelles sont les raisons profondes de ce rendez-vous, aujourd’hui à l’Élysée, devant la presse, et à travers elle devant tous les Français ? Quel est ce moment de votre mandat au regard de vos intentions premières ? Avez-vous des regrets ? Peut-on parler d’une rupture ? d’une transition ? d’un acte comme on dit au théâtre ? d’un nouveau départ ?
Question 2
Bonsoir, monsieur le président. Jeff Wittenberg, pour la rédaction de France 2. Vous avez annoncé ce soir, il y a quelques instants, un redéploiement ambitieux des services publics, sur les territoires, la création notamment de maisons « France Service » dans chaque canton, la fin des fermetures d’écoles, la fin des fermetures d’hôpitaux. Et dans le même temps, un petit peu plus tard, vous avez dit que l’un des moyens pour aboutir aux baisses significatives de l’impôt sur le revenu que vous annoncez, ce sera la baisse des dépenses publiques. Alors vous parliez tout à l’heure de demandes contradictoires des Gilets jaunes, est-ce que ce que vous avez annoncé ce soir est compatible ? Est-ce qu’on peut baisser les impôts et baisser les dépenses publiques ? Et puis, question corollaire : est-ce que l’objectif de réduire de 120 000 fonctionnaires, qui était l’objectif de la fin de votre quinquennat, est toujours d’actualité ? Merci, monsieur le président.
Question 3
Monsieur le président, David Revault d’Allonnes, Journal du dimanche. Une petite question sur votre rapport à l’opinion, qui depuis votre élection en ces lieux s’est rapidement, brutalement, dégradé. On a pu le constater notamment au plus fort de la crise des Gilets jaunes, où vous avez été parfois personnellement et violemment mis en cause. Alors, tout simplement, comment vous expliquez ce fait ? Est-ce que peut-être cela provient de comportements ou d’attitudes de votre part ? Comment l’avez-vous vécu personnellement, parce que ça a été quand même assez dur ? Et puis comment entendez-vous remédier à cet état de fait pour la fin du quinquennat ? Et puis, une petite question connexe : vous disiez que ce grand débat vous avez transformé, en quoi précisément, aujourd’hui, avez-vous personnellement changé ? Je vous remercie.
Question 4
Monsieur le président, bonjour. Jean-Jérôme Bertolus, France Info. Vous venez de l’esquisser un petit peu, vous avez cité de nombreuses actions, de nombreux projets de réforme. Vous venez d’esquisser un petit peu votre exercice du pouvoir dans cet an II du quinquennat. Est-ce que vous pourriez aller un petit plus loin ? Puisque vous avez dit que vous avez été un peu incompris des Français. Est-ce que ça veut dire que vous allez refaire pratiquement d’une manière permanente cet exercice inédit sous la Ve, c’est-à-dire ces débats, où on vous a vu effectivement échanger avec les Français, avec les élus ? Est-ce qu’on va rentrer en quelque sorte dans un an II de débat permanent et d’une démocratie directe entre vous et les Français ? Est-ce qu’il faut que les Français vous connaissent mieux ?
Question 5
Bonsoir, monsieur le président. Amélie Carrouër pour TF1/LCI. Je vais me permettre de revenir sur quelques précisions, peut-être : vous parlez d’une baisse significative de l’impôt sur le revenu. Significative, ça veut dire combien ? Ça veut dire quoi ? Vous avez parlé des niches fiscales, vous allez travailler dessus, une réflexion, mais ceci dit, vous avez certainement des pistes. Est-ce qu’on pourrait en savoir plus ? Vous avez parlé également de travailler davantage, là encore, concertation, le gouvernement va certainement y travailler, mais vous avez peut-être des préférences. Le jour férié, les 35 heures, serait-il possible d’en savoir plus ?
Question 6
Monsieur le président, bonsoir. Stéphane Vernay, Ouest-France. Vous venez de dire à l’instant que vous ne croyez pas à la République du référendum permanent. Devons-nous comprendre que l’hypothèse qui a longtemps été émise, qui consisterait à soumettre une ou plusieurs des mesures que vous nous présentez ce soir à un référendum, est définitivement écartée ? Et si vous n’avez pas écarté cette hypothèse, quels seraient les points que vous verriez soumis à référendum ?
Question 7
Bonjour, monsieur le président. Apolline de Malherbes, pour BFMTV et RMC. La semaine dernière, juste avant votre allocution qui devait être la semaine dernière, vous aviez dit aux Français « Je vais vous répondre ». Sauf le respect que je vous dois, je vois surtout des chantiers mais pas véritablement de réponses précises. J’aimerais qu’on y revienne. Y a des projets, il y a des projets de pactes, il y a des conseils… Vous aviez aussi promis une « révolution » aux Français, c’était le titre de votre livre. Et vous avez dit plus récemment « Nous ne reprendrons plus le cours normal de nos vies ». Vous avez dit à l’instant « Je n’aurais pas de répit ». Les Français non plus n’ont pas de répit, ils vous écoutent ce soir. Pour beaucoup d’entre eux, ils vont se réveiller demain matin, ils vont préparer le petit-déjeuner de leurs enfants, ils vont partir travailler. Ils auront, pour beaucoup, une boule au ventre. Qu’est-ce que vous faites pour réduire ces angoisses ? Je voudrais quand même comprendre : vous dites qu’il y aura une baisse d’impôts, vous avez dit cinq milliards tout à l’heure, mais ça veut dire combien concrètement pour ceux qui vous écoutent, dans leur foyer, dans leur maison ? Vous avez dit également qu’on allait travailler plus longtemps, alors vous dites que vous ne bougerez pas l’âge légal, mais concrètement, si on doit cotiser davantage, si on doit cotiser plus longtemps, ça revient quand même un peu à la même chose. Vous leur dites qu’il va falloir qu’ils travaillent plus. Et puis enfin, vous dites qu’au-delà de tout cela, il y aura quand même une augmentation de leurs revenus, j’aimerais savoir de combien, j’aimerais savoir s’il va y avoir véritablement une hausse du pouvoir d’achat. En fait, dire aux Français à quelle sauce ils vont être mangés.
Question 8
Oui, bonsoir. Jérôme Rivet de l’AFP. Je voudrais des éclaircissements sur trois petits points. 1. Quelle est pour vous la bonne part de proportionnelle ? 2. Est-ce que vous êtes favorable toujours à une réduction de 30 % du nombre de parlementaires ? 3. Vous l’avez qualifiée de rumeur, mais êtes-vous favorable ou non à la suppression de l’ENA ? Et quelle est la mission de M. Thiriez ?
Question 9
Bonjour, monsieur le président. Élizabeth Martichoux pour RTL. D’abord vous avez évoqué à plusieurs reprises le plein-emploi. Vous avez donné un cap : 2025. Est-ce que ça veut dire que vous enjambez l’objectif initial ? Vous aviez dit « 7 % en 2022 » ; je crois qu’on est juste en-dessous de la barre des 9 %, le taux de chômage n’a baissé que de 0,2. Est-ce que vous maintenez l’objectif de 7 % ? Est-ce que ça veut dire que vous demandez cinq années supplémentaires, vous avez besoin de cinq ans de plus pour ce plein-emploi ? Et puis je voudrais aussi revenir sur la vision… Vous avez eu une expression tout à l’heure : « chacun est un peu responsable ». Vous aviez aussi parlé, rappelez-vous, au début du quinquennat, des premiers de cordée. Et la crise a montré que les Français savaient très bien qui était devant, qu’eux étaient derrière, à la peine, mais que la cordée, la corde, eux ils ne l’ont pas vue, la corde. La solidarité, ce qui permet de faire peuple, ils ne le voient pas. Non seulement ça, mais en plus il est possible qu’ils vous accusent d’avoir accusé encore la fracture entre eux et ceux qui sont devant. Alors est-ce que c’était une vision que vous continuez de porter, vision de la société ? Et est-ce que d’ici à la fin de votre mandat, vous pensez pouvoir retisser la corde ?
Question 10
Monsieur le président, bonjour. Marcelo Wesfreid du Figaro. Vous avez demandé tout à l’heure à votre Premier ministre de supprimer un certain nombre « d’organismes inutiles », je vous cite, de façon même massive. Est-ce que vous pourriez préciser votre pensée, et nous dire concrètement, puisque c’est le terme, quels sont les organismes que vous souhaiteriez voir supprimés ?
Question 11
Bonsoir, monsieur le président. Laurence Ferrari, CNews pour le groupe Canal+. Lors de votre élection en 2017, vous avez dit que vous aviez senti la colère des Français dans un pays qui n’était pas stabilisé. Est-ce que vous ne pensez pas que depuis deux ans vous avez été sourd et aveugle à cette colère ? Et qu’aujourd’hui, encore une fois, le message que vous envoient les Français, les Gilets jaunes, il est dirigé contre vous et pas seulement par la fonction que vous habitez ? Est-ce que vous pensez avoir péché, et si oui, par naïveté, par arrogance, ou par inexpérience ? L’autre chose que vous avez dit [sic], c’est que vous avez pu toucher, lors de ce grand débat, l’épaisseur des vies des Français. Quel est le message que vous leur envoyez ce soir ? Vous leur dites, à ceux qui ont voté pour vous en 2017, parce que votre promesse c’était « Vous travaillerez mieux, et vous gagnerez mieux votre vie », aujourd’hui vous leur dites « Vous travaillerez plus, vous êtes des feignants [sic], vous travaillez moins que vos voisins » ? C’est surprenant parce que les chiffres dont moi je dispose, Eurostat 2018, en matière de temps de travail, la France est en troisième position derrière la Grande-Bretagne et l’Espagne. Est-ce que c’est ça le message que vous envoyez aux Français ? Et puis concernant l’agenda 2025, il est évidemment bien au-delà de l’échéance de 2022. Soyons clairs : est-ce que vous serez candidat en 2022, monsieur le président ?
Question 12
Monsieur le président, Michaela Wiegel, Frankfurter Allgemeine Zeitung. C’est l’heure de l’Europe. Vous avez réaffirmé vos ambitions européennes, notamment sur Schengen, et la question de l’énergie. Est-ce que vous commencez aussi une deuxième phase dans votre stratégie européenne ? On a vu que le couple franco-allemand n’a pas, jusqu’à maintenant, rempli tous les objectifs, tous les espoirs que vous avez misés en lui. Est-ce qu’il faut changer, comme certains vous le suggèrent ? Ou est-ce que vous, vous gardez l’espoir qu’ensemble, en Franco-Allemands, on arrivera à entraîner d’autres Européens à changer l’Europe ?
Question 13
Corinne Lhaïk, L’Express. Bonjour, monsieur le président. Vous avez parlé tout à l’heure des décideurs, on peut imaginer que les patrons font partie des décideurs. N’ont-ils aucune responsabilité en matière de pouvoir d’achat ? Toutes les mesures que vous annoncez, ce sont des mesures qui sont financées par l’État. D’ailleurs, question subsidiaire : combien coûte ce que vous avez annoncé aujourd’hui ? Est-ce que vous n’avez aucun message à faire passer aux patrons dans le domaine du pouvoir d’achat ? Est-ce que ce n’est pas une question qui va être mise sur le tapis dans les prochaines semaines, dans le cadre des négociations avec les partenaires sociaux ? Est-ce que vous estimez ce sujet souhaitable ? Ou est-ce que vous considérez que, finalement, en France aujourd’hui, on ne peut plus vivre dignement de son salaire ?
Question 14
François-Xavier Guillerm, France-Antilles, le JIR [Journal de l’île de La Réunion] et France-Guyane. On a peu parlé d’outre-mer. Vous avez dit que vous maintiendrez les niches fiscales outre-mer, donc je prends note. Est-ce qu’il vous est remonté du grand débat national la nécessité impérieuse de fermer France Ô ?Et deuxièmement, vous avez parlé du droit à la différenciation, ça intéresse beaucoup les DROM [départements et régions d’outre-mer], notamment. Est-ce que vous pouvez en dire un peu plus dessus ?
Question 15
Bonsoir, monsieur le président. Paul Larrouturou, « Quotidien ». Vous esquissez ce soir une forme de mea culpa. Mais, en fait, pas vraiment. Vous parlez de caricature, de malentendu. Vous dites, je vous cite, que vous n’êtes « pas comme ça au fond ». Mais au fond n’est-ce qu’un malentendu puisque chaque samedi les Gilets jaunes vous reprochent aussi votre comportement, qu’ils jugent arrogant ? Beaucoup de vos petites phrases ont fini en pancartes. J’en cite quelques-unes : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ; « le pognon de dingue » des minima sociaux ; « les Gaulois réfractaires au changement ». Je vais pas toutes les citer. Vous répétez prendre votre part de responsabilité, mais quelle est selon vous, exactement, cette part ? Question quasi philosophique. Pouvez-vous changer ? Et voulez-vous vraiment changer ? Et puisque je vous interroge sur vos erreurs, regrettez-vous d’avoir recruté Alexandre Benalladont le comportement entache votre quinquennat et scandalise beaucoup de Français ? Et considérez-vous avec le recul, et toutes les révélations de la presse qui cherche la vérité, avoir fait une erreur ?
2) Quinze questions qui auraient pu être posées
Journalisme domestiqué
On le voit, si certaines contenaient des critiques plus ou moins voilées et un peu de poil à gratter, ces quinze questions étaient fondamentalement inoffensives et complaisantes. Emmanuel Macron n’a nullement été mis en difficulté, il a pu dérouler à quinze reprises son verbiage lénifiant comme lorsqu’il parlait tout seul. La plupart des interventions consistaient d’ailleurs à demander des précisions ou des développements à propos du monologue jupitérien, comme si les journalistes cherchaient à faciliter le travail de « pédagogie ».
De plus, les questions versaient souvent dans la personnalisation à l’extrême (Comment vous sentez-vous ? Avez-vous changé ? Avez-vous des regrets ? Etc.) et se focalisaient sur des enjeux d’image, de méthode, de communication, de popularité. Mais aussi sur le financement des mesures. Se dégagent ainsi les principales préoccupations du journalisme politique dominant.
L’éventail des questions posées et des profils journalistiques choisis donne une idée assez juste du nuancier idéologique et social étroit qui caractérise les grands médias. Il dessine le périmètre à l’intérieur duquel il est permis de « débattre ». Le pluralisme est atone, le courage absent, cette conférence de presse a au moins servi à le montrer une fois encore. Ces journalistes du sérail à qui on a donné la parole connaissent les codes et savent qu’il y a des limites à ne pas franchir, des questions qu’il ne sied pas de formuler. D’ailleurs ils n’ont aucunement l’intention de transgresser les règles de la « bienséance », de rompre avec l’ordre médiatique existant. C’est précisément pour cela qu’ils occupent les positions qu’ils occupent et que les passeurs de micro sont allés vers eux.
Journalisme non domestiqué
En guise d’exercice, nous proposons ci-dessous quinze autres questions qui auraient pu être posées par des journalistes moins dociles :
- Les mesures que vous venez d’annoncer ne semblent pas répondre aux demandes économiques, sociales et démocratiques des Gilets jaunes, dont le mouvement a suscité le grand débat national. On peut même estimer qu’elles vont dans le sens contraire. Vous dites que vous avez entendu la colère populaire, mais alors pourquoi ne pas donner satisfaction aux aspirations qui la nourrissent ? N’est-ce pas risqué d’étouffer ainsi les revendications du mouvement social le plus important depuis un demi-siècle en France ? D’ailleurs, vous vouliez commémorer Mai 68, ne faut-il célébrer que les révoltes du passé ?
- Une personne a perdu la vie, Mme Zineb Redouane. Cinq ont perdu une main. Vingt-deux ont perdu un œil. Des centaines d’autres ont subi des blessures graves. Considérez-vous toujours que le bilan des violences policières contre le mouvement des Gilets jaunes ne mérite aucun commentaire de votre part ? Maintenez-vous que les forces de l’ordre ont été d’un professionnalisme exemplaire ?
- Le défenseur des droits, l’ONU, le Conseil de l’Europe, Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme et le Parlement européen, entre autres, ont estimé qu’il y avait un usage excessif de la force contre les Gilets jaunes dans le cadre des opérations dites de « maintien de l’ordre ». Le recours aux LBD 40 et aux grenades GLI-F4 a notamment été dénoncé. Pensez-vous, comme certains éditorialistes en vue, que toutes ces organisations et instances se sont liguées contre Paris pour des motifs politiciens ? Si non, pourquoi avez-vous ignoré leurs alertes ?
- La France a‑t-elle vendu à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis des armes qui ont fait des victimes au Yémen, comme l’affirme une note de la Direction du renseignement militaire révélée par Disclose, en partenariat avec d’autres médias ? Ce matériel offensif a‑t-il causé des morts parmi les civils ? Trois journalistes ont été convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure, estimez-vous que les Français n’avaient pas à prendre connaissance des informations qu’ils ont publiées ?
- Il y a deux jours, l’Arabie saoudite a procédé à l’exécution par décapitation de 37 personnes, dont 33 chiites ; l’une d’elles a même été crucifiée post-mortem et exposée en public. Compte tenu de ces pratiques moyenâgeuses, des crimes de guerre commis au Yémen et de la dissolution dans l’acide du journaliste Jamal Khashoggi, la politique de Mohammed ben Salmane en matière de droits de l’homme vous paraît-elle en accord avec les valeurs revendiquées par la France ? Sinon, pourquoi maintenir l’état de nos relations avec le royaume wahhabite ? Pour quelles raisons ce qu’on appelle la « communauté internationale » ne prend-elle aucune sanction contre Riyad ?
- Plusieurs membres du gouvernement et des députés LREM ont relayé ou produit des fake newssur les Gilets jaunes : un « salut nazi » vu sur les Champs-Élysées, l’assimilation des manifestants à une « peste brune », Steve Bannon à l’origine du mouvement, l’Italie qui finance les casseurs, etc. Condamnez-vous ces déclarations qui visaient manifestement à discréditer et calomnier les Gilets jaunes ? La loi relative à la lutte contre les fausses informations va-t-elle aussi s’appliquer à la majorité présidentielle ?
- Le 10 décembre, lors de votre intervention à la télévision pour répondre à la crise des Gilets jaunes, vous avez déclaré : « Le salaire d’un travailleur au SMIC augmentera de 100 euros par mois dès 2019 ». Il s’est avéré qu’il s’agissait en fait d’un avancement des hausses successives de la prime d’activité qui étaient déjà décidées, couplé à la revalorisation automatique obligatoire du salaire minimum. De plus, comme ce n’est pas une hausse de salaire, il n’y a aucune incidence sur le montant des retraites et de l’assurance-chômage. Et dans le cas d’une personne au SMIC vivant en couple, celle-ci peut ne pas avoir droit à la prime d’activité si son conjoint ou sa conjointe touche un salaire plus élevé que le sien. Comment justifiez-vous le fait d’avoir travesti le contenu réel de la mesure phare de votre annonce ? Comprenez-vous que les Gilets jaunes et les nombreux Français qui les soutiennent aient pu s’estimer trompés ?
- Dans un entretien accordé à quelques médias fin janvier, vous avez dit au sujet de Christophe Dettinger : « Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un Gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. » Certains ont vu dans ces propos à la fois du conspirationnisme et du racisme. Les maintenez-vous aujourd’hui ?
- Jean-Yves Le Drian a déclaré le 9 décembre dernier qu’une enquête menée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale était en cours pour savoir si des comptes Twitter « liés à la Russie » avaient attisé la révolte des Gilets jaunes. Nous n’avons plus entendu parler de cette affaire depuis, pouvez-vous nous dire où en sont les vérifications et quand le SGDSN publiera son rapport d’enquête ? Par ailleurs, vous avez régulièrement accusé la Russie de s’ingérer dans les affaires françaises ; l’effondrement du « Russiagate » aux États-Unis depuis la publication du rapport Mueller ne vous incite-t-il pas à adopter une position plus prudente ?
- Alexandre Benalla frappe des manifestants en se faisant passer pour un policier : il n’écope que d’une mise à pied de quinze jours. Richard Ferrand quitte le gouvernement à cause de l’affaire des Mutuelles de Bretagne : il part présider le groupe LREM à l’Assemblée nationale. Sylvie Goulard quitte le gouvernement à cause des soupçons d’emplois fictifs du MoDem au Parlement européen : elle est nommée sous-gouverneur de la Banque de France. Quelle est votre définition exacte du mot « sanction » ? Comment peut-on « venir vous chercher » en pratique ?
- De nombreux médias et journalistes de terrain protestent contre les violences policières et l’intimidation dont ils sont la cible pendant les manifestations. Ils dénoncent des atteintes graves contre les reporters, leur matériel, et y voient une volonté de la part des autorités de les empêcher de travailler. Si la France est encore une démocratie, comment expliquez-vous que la presse soit ainsi entravée dans l’exercice de sa mission ?
- Vous avez écarté toute mise en place du RIC, la demande centrale des Gilets jaunes. Estimez-vous que les élus ont une légitimité suffisante pour censurer les aspirations populaires, alors que le taux d’abstention aux élections est souvent très élevé et que l’accès à la fois à l’argent nécessaire aux campagnes électorales et aux grands médias est très inégalitaire ?
- Vous avez formellement validé la vente du pôle énergie d’Alstom à General Electric en 2014 alors que vous étiez ministre de l’Économie. Vous avez également autorisé la cession d’autres actifs d’entreprises stratégiques françaises comme Alcatel-Lucent (au groupe finlandais Nokia) ou Technip (à l’entreprise américaine FMC Technologies). Quant à la privatisation de l’aéroport de Toulouse, un « échec »selon la Cour des comptes, c’était également votre décision. Allez-vous continuer à liquider ainsi le patrimoine industriel et les infrastructures de la France ? Par ailleurs, pensez-vous avoir un mandat du peuple français pour privatiser le bien commun ?
- Plusieurs de vos « petites phrases » ont suscité beaucoup de commentaires et de critiques : « La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler »; la diatribe sur les « fainéants », les « cyniques » et les « extrêmes » ; le « pognon de dingue »des minima sociaux ; la rue qu’il suffit de traverser pour trouver du travail… Mais la plus emblématique est peut-être celle que vous avez prononcée à l’occasion d’un discours à la Station F, Halle Freyssinet, le 29 juin 2017. Je vous cite : « une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Que vouliez-vous dire par là ? À vos yeux, qui sont exactement tous ces « gens qui se sont rien » ? Pourquoi ne sont-ils « rien » ? Est-ce le rôle d’un président de la République d’humilier une grande partie de la population ? d’humilier quiconque à vrai dire ?
- Lors d’un entretien à propos du Brexit que vous avez accordé à la BBC et qui a été diffusé le 21 janvier 2018, vous avez déclaré que s’il y avait un référendum en France sur l’appartenance à l’Union européenne, il y aurait probablement une majorité en faveur de la sortie. La vocation d’un chef d’État n’est-elle pas de soutenir les aspirations majoritaires, notamment par l’organisation de référendums, même si celles-ci vont à l’encontre de ses opinions personnelles ?
Il est pour l’instant inenvisageable que de telles questions puissent être adressées au locataire de l’Élysée, ou même à n’importe quel représentant du pouvoir. Elles semblent relever d’une pure fiction. Cette impression d’irréalité montre à quel point les médias dominants se sont éloignés des idéaux et principes du journalisme.
Laurent Dauré
Source : Les Crises, 12/05/2019