« L’Europe n’avait pas besoin de ça. À la crise sanitaire, économique, politique et potentiellement financière, vient s’ajouter, par le hasard du calendrier, une crise constitutionnelle susceptible d’ébranler les fondements de l’euro. La cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a rendu mardi un jugement explosif pour le fonctionnement de la Banque centrale européenne (BCE) », expliquait Le Figaro le 5 mai. Ce jour-là, la Cour constitutionnelle allemande venait de rendre un jugement par lequel elle menaçait de forcer la Bundesbank à se retirer du programme de rachats de titres de dette souveraine par la BCE. Par la même occasion, les juges de Karlsruhe ont affirmé pouvoir remettre en cause un jugement de la Cour de Justice de l’UE puisque celle-ci aurait outrepassé ses compétences et aurait rendu un jugement non fondé. Affront suprême, ils ont réaffirmé leur primauté sur les juges de Luxembourg.
Remise en cause du droit communautaire
En effet, explique Le Figaro, la Cour constitutionnelle allemande « passe outre un jugement de la cour de Luxembourg de 2018, qu’elle qualifie d’«incompréhensible». Les juges allemands trouvent ainsi le moyen de remettre à la fois en cause l’indépendance de la BCE et la suprématie du droit communautaire. » C’est grave pour l’UE, et doublement grave pour la zone euro, puisque l’« intervention sur la pandémie n’est pas directement concernée par le jugement de Karlsruhe, mais elle risque fort d’être attaquée à son tour sur le même fondement. Or, sans l’action de la BCE, les pays de la zone euro n’ont plus de prêteur en dernier ressort capable d’assumer leur endettement face à la crise. »
Inquiétudes de George Soros
Et ce n’est pas le seul problème. L’autre problème, c’est encore et toujours la Pologne et la Hongrie ! L’Américain George Soros, chez qui les gouvernements « populistes » de Pologne et surtout de Hongrie sont une véritable obsession, soulève la question dans un entretien publié le 11 mai sur le site du Project Syndicate : « si la Cour allemande peut remettre en cause les décisions de la CJUE, les autres pays peuvent-ils suivre son exemple ? La Hongrie et la Pologne peuvent-elles décider si elles doivent suivre droit européen ou leurs propres tribunaux dont la légitimité est mise en question par l’UE ? ».
…Et de la FAZ
La remarque est judicieuse, d’autant que la CJUE, poussée par la Commission européenne, a une fâcheuse tendance à outrepasser ses compétences encore plus bien plus clairement que dans cette affaire de BCE quand elle a affaire à la Pologne et à la Hongrie. C’est pourquoi, dans un article publié le 10 mai sur le site du quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung pour lequel on a demandé son avis au premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, celui-ci affirme qu’il s’agit là d’« un des jugements les plus importants de l’histoire de l’Union européenne ». En effet, explique-t-il, c’est dit pour la première fois aussi clairement : « Les traités sont créés par les États membres et ce sont eux qui déterminent où sont les limites des compétences des institutions de l’UE ».
L’euro en danger via l’Italie
« C’est l’Allemagne qui déstabilise l’Europe, pas les souverainistes », titrait le 7 mai le site du mensuel catholique italien Tempi. « La décision de la Cour constitutionnelle allemande d’ignorer la sentence de la Cour de Justice européenne (…) a déclenché un tremblement de terre », assurait le 15 mai le site du quotidien italien Il Giornale traitant de la procédure d’infraction qu’envisage désormais de déclencher la Commission européenne. « Pourquoi l’euro peut disparaître », pouvait-on lire en titre dès le 8 mai dans le même journal. En Italie où l’action de la BCE est plus que jamais nécessaires pour surmonter la crise provoquée par la pandémie de COVID-19 et les longues semaines de confinement strict, l’affaire est prise très au sérieux.
Les anglais en observateurs
Côté britannique, où l’on regarde désormais tout cela depuis l’extérieur, le Financial Times demandait le 5 mai : « que reste-t-il de l’ordre juridique européen ? ». Le 17 mai, l’éditorialiste du Telegraph posait quant à lui le problème en des termes cruels, mais simples : « L’UE risque de perdre l’Allemagne si elle mène une lutte constitutionnelle à mort ou l’euro si elle ne le fait pas ». Pour le Telegraph, la confrontation entre la Cour constitutionnelle allemande et la CJUE risque de menacer l’avenir d’une UE dans laquelle « la Cour européenne a pris l’habitude de s’arroger des pouvoirs qui ne sont inscrits dans aucun traité. (…) L’UE pensait pouvoir s’en sortir avec ça parce que la classe politique allemande était largement complice – jusqu’à un certain point – mais l’Europe vient de se heurter à la rigidité de la Cour constitutionnelle allemande ». Et de poursuivre : « Bruxelles et la confrérie des groupes de réflexions financés par l’UE sont scandalisés par le défi de Karlsruhe. Mais ceux qui exigent maintenant de l’Allemagne de faire rentrer ses juges dans le rang sont à peu près les mêmes que ceux qui poussent à des sanctions maximales contre la Pologne et la Hongrie pour avoir fait exactement cela. »
Mais la politique politicienne perdure
Ceci dit, il se pourrait bien que la Cour de Karlsruhe soit ramenée dans le droit chemin par le pouvoir politique à Berlin, car quoi qu’en disent la Commission européenne et les grands médias européens la Cour constitutionnelle allemande ne vit pas plus coupée du pouvoir politique que ses homologues polonais et hongrois (et c’est encore plus vrai pour le Conseil constitutionnel français, hautement politisé). En effet, pouvait-on lire le 15 mai sur le site wPolityce.pl de l’hebdomadaire polonais Sieci, le mandat du président en exercice de la Cour constitutionnelle allemande étant arrivé à son terme, le Bundesrat – la chambre haute du parlement allemand – a pris soin de le remplacer par un ancien député de la CDU (de 2009 à 2018), Stephan Harbarth, dont on peut espérer qu’il infléchira dans le bon sens les futures décisions. L’occasion pourrait se présenter rapidement quand il s’agira de se prononcer sur les explications demandées à la BCE dans un délai de trois mois, sous peine d’interdire à la Bundesbank de participer à ces programmes de rachat massifs de dette souveraine en faisant tourner la planche à billets.