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Junge Freiheit (Jeune liberté) : l’irrésistible ascension d’un journal dissident dans la droite allemande

28 octobre 2016

Temps de lecture : 9 minutes
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Junge Freiheit (Jeune liberté) : l’irrésistible ascension d’un journal dissident dans la droite allemande

Temps de lecture : 9 minutes

Junge Freiheit (JF) est aujourd’hui un hebdomadaire allemand d’audience nationale. Et un hebdomadaire qui commence à compter. Comme son pendant antinomique d’extrême-gauche, le Tageszeitung (TAZ), il fait partie de ce qu’on qualifie en Allemagne de « presse alternative », par opposition aux grands ténors de la presse traditionnelle.

En l’occurrence la presse alter­na­tive d’une droite libérée du « poli­tique­ment cor­rect », d’où la reven­di­ca­tion de « nou­velle lib­erté » de son titre. Le jour­nal se qual­i­fie de démoc­rate, con­ser­va­teur et pop­uliste, bien que ses détracteurs con­sid­èrent qu’il se situe dans un reg­istre de droite con­ser­va­trice par­fois à la lim­ite de l’extrême-droite. Il se posi­tionne en porte-à-faux par rap­port aux Lügen­me­di­en (médias men­songers), soumis aux dic­tats du poli­tique­ment cor­rect. Fondé il y a trente ans, les faits sem­blent lui don­ner rai­son au moins sur un point : il y a une demande de change­ment de ton chez les lecteurs de la presse de droite. La preuve en est la crois­sance expo­nen­tielle de ses tirages, qui flir­tent aujourd’hui avec les 30 000 exemplaires.

La Junge Frei­heit (JF) est classée par les obser­va­teurs comme faisant par­tie de la Neue Rechte. Un terme alle­mand syn­onyme de « Nou­velle Droite », sans qu’il soit cepen­dant pos­si­ble d’établir une com­plète équiv­a­lence entre les idées défendues par cet heb­do­madaire et celles du mou­ve­ment qui porte en France ce nom (par ailleurs con­testé par ceux auquel il est attribué), la sit­u­a­tion et les cul­tures des deux pays ne pou­vant être directe­ment comparées.

Des débuts difficiles

La Junge Frei­heit (JF) a été fondée en 1986 par le Bavarois Dieter Stein en tant qu’organe des­tinée à la jeunesse du Frei­heitliche Volkspartei (Par­ti Pop­u­laire Libéral), un par­ti con­ser­va­teur de droite n’ayant eu qu’une éphémère exis­tence, lui-même créé en 1985 par des dis­si­dents du par­ti des Repub­likan­er, (Répub­li­cains), de même ten­dance. Son pre­mier tirage s’est élevé à 400 exemplaires.

Devenu men­su­el en 1991 et pro­gres­sive­ment libéré de ses liens par­ti­sans, le jour­nal a évolué rapi­de­ment au cours des années 1990 : une société d’édition, la Junge Frei­heit Ver­lag GmbH, a vu le jour en 1990 ; une uni­ver­sité d’été fut organ­isée. Mais la dif­fu­sion a pu rapi­de­ment pro­gress­er grâce à une asso­ci­a­tion de Junge Frei­heit avec des Burschen­schaften solide­ment implan­tées dans les uni­ver­sités alle­man­des, notam­ment la bavaroise et très droitiste Burschen­schaft Danu­bia München. Les Burschen­schaften sont des insti­tu­tions estu­di­antines alle­man­des nées au cours de l’occupation française (1805 – 1813). Elles ont abor­dé dès le début un dou­ble vis­age : celui du patri­o­tisme voire du nation­al­isme inspiré des idées de Fichte faisant écho au nation­al­isme français tout en en prenant le con­tre­pied ; et para­doxale­ment les idées libérales apportées en Alle­magne (mais non pra­tiquées) par la révo­lu­tion française. Le fait que ces dernières aient pu évoluer vers un nation­al­isme dur sous l’empire wil­helminien, avec les rites de pas­sage qui ont fondé leur légende (duels ini­ti­a­tiques, etc.) ne doit pas occul­ter cette dou­ble fil­i­a­tion du patri­o­tisme, d’une part, et du désir d’indépendance et de lib­erté pour la nation alle­mande de l’autre, qui est large­ment de retour aujourd’hui.

Junge Frei­heit a pu béné­fici­er dès le départ du sou­tien de politi­ciens issus de la CDU (Chré­tiens-Démoc­rates) et de la CSU (Chré­tiens-Soci­aux bavarois). En 1993, la société d’édition a été trans­for­mée en société en com­man­dite afin de per­me­t­tre à ses lecteurs de la financer à titre de com­man­di­taires, procu­rant ain­si des cap­i­taux sup­plé­men­taires des­tinés à per­me­t­tre le pas­sage à une paru­tion hebdomadaire.

Mais la vie n’est pas un long fleuve tran­quille : le suc­cès gran­dis­sant de Junge Frei­heit fit du jour­nal la cible d’une vaste offen­sive d’opposants au cours des années 1990. Le 4 décem­bre 1994, un « groupe révo­lu­tion­naire de les­bi­ennes et d’autres groupe­ments révo­lu­tion­naires » mirent le feu à l’imprimerie de Junge Frei­heit à Weimar, occa­sion­nant un sin­istre de plus d’un mil­lion de marks (500 k€). D’autres atten­tats et man­i­fes­ta­tions vio­lentes eurent lieu à Pots­dam. Des mil­liers d’adresses de lecteurs furent volées après une effrac­tion. Une bombe fut ensuite placée dans la boîte aux let­tres d’un abon­né en Alle­magne du Nord. Les câbles élec­triques ali­men­tant le siège de la rédac­tion furent coupés en 1995. La voiture d’un rédac­teur fut égale­ment incendiée.

Ces inci­dents prof­itèrent cepen­dant au jour­nal. Ils démon­traient que l’intolérance, le rejet de la démoc­ra­tie et de la lib­erté d’expression se trou­vaient bien dans l’autre camp, si bien que plusieurs per­son­nal­ités poli­tiques de droite et de gauche, dont Daniel Cohn-Ben­dit (Verts) et Peter Gauweil­er (CSU), défendirent son droit à l’existence. La Deutsche Post (poste alle­mande), qui avait fer­mé les comptes de Junge Frei­heit en 2000, dut faire marche arrière devant la répro­ba­tion de l’opinion publique, à laque­lle le jour­nal avait fait appel au nom de la lib­erté d’expression.

La rédac­tion démé­nagea en octo­bre 1995 de Pots­dam pour le cen­tre Mosse à Berlin, un lieu emblé­ma­tique qui héberge plusieurs jour­naux. En août 1994, Dieter Stein déci­da par ailleurs de licenci­er le rédac­teur en chef de l’époque, Andreas Molau, qui avait lais­sé le suisse Armin Mohler pub­li­er un arti­cle con­tro­ver­sé sur la sec­onde guerre mon­di­ale. En juin 1986, la rédac­tion alle­mande mit fin à sa col­lab­o­ra­tion avec ses cer­cles de lecteurs pour rem­plac­er ces derniers par le cer­cle pro­mo­tion­nel Fre­unde der Jun­gen Frei­heit (Les amis de la Junge Frei­heit). Le jour­nal se finance désor­mais par ses abon­nements, ses ventes au numéro, ses annonces et des dons. Un site Inter­net fut créé en 1996.

En 2000, Götz Kubitschek et Karl­heinz Weiß­mann, des con­tribu­teurs réguliers de Junge Frei­heit, fondèrent par­al­lèle­ment l’Insti­tut für Staat­spoli­tik (Insti­tut de poli­tique éta­tique, IfS), un organ­isme chargé d’organiser des col­lo­ques, des con­grès et des for­ma­tions poli­tiques. L’IfS a étroite­ment col­laboré avec le jour­nal jusqu’en 2009, date à laque­lle un divorce eut lieu à la suite de diver­gences poli­tiques rel­a­tives à la notion de Neue Rechte. L’IfS col­lab­o­rait en effet aus­si avec le NPD (par­ti poli­tique d’extrême-droite au sens alle­mand du terme, en l’occurrence iso­la­tion­niste, ségré­ga­tion­niste et centralisateur/jacobin – donc opposé à la sépa­ra­tion ver­ti­cale des pou­voirs et par con­séquent à un des piliers de la démoc­ra­tie – en proie à une procé­dure d’interdiction pour incom­pat­i­bil­ité avec la con­sti­tu­tion, Ver­fas­sungswidrigkeit) et avec l’Iden­titäre Bewe­gung (mou­ve­ment iden­ti­taire). Junge Frei­heit souhaitait en effet se démar­quer de l’appellation de Neue Rechte.

Junge Frei­heit a égale­ment ten­té, à par­tir d’octobre 1995, de s’implanter en Autriche par le biais d’une édi­tion heb­do­madaire spé­ci­fique dénom­mée Zur Zeit (Actuelle­ment), dirigée par Andreas Mölz­er, un mem­bre du FPÖ (Par­ti de la lib­erté d’Autriche). Mais comme celui-ci col­lab­o­rait égale­ment avec le NPD, la rédac­tion alle­mande a décidé en sep­tem­bre 2007 de met­tre un terme à cette coopération.

Depuis 2004, Junge Frei­heit attribue le prix jour­nal­is­tique Ger­hard-Löwen­thal, en col­lab­o­ra­tion avec Inge­borg Löwen­thal (veuve du jour­nal­iste juif alle­mand Ger­hard Löwen­thal), depuis 2007 en coopéra­tion avec la Förder­s­tiftung Kon­ser­v­a­tive Bil­dung und Forschung (Fon­da­tion de pro­mo­tion de la for­ma­tion et de la recherche con­ser­va­trice) créée par le Bavarois Cas­par Frei­herr von Schrenck-Notz­ing (Cas­par, seigneur de Schrenck-Notz­ing – un écrivain et édi­teur hos­tile aux idées de 1968 depuis les années 1970, con­sid­éré par ailleurs comme le père de la Nou­velle Droite allemande).

Le fond rédactionnel

Junge Frei­heit se qual­i­fie de résis­tant. Le jour­nal se con­sid­ère comme « un des derniers jour­naux nationaux indépen­dant de sociétés d’édition en Alle­magne ». Il revendique la « lib­erté économique, poli­tique et pub­lic­i­taire » en se posi­tion­nant claire­ment comme reje­tant le « poli­tique­ment cor­rect ». Le jour­nal veut « con­tribuer à élargir la diver­sité et la vital­ité de la for­ma­tion des opin­ions en démoc­ra­tie », « faire hon­neur à la grande tra­di­tion cul­turelle et spir­ituelle et de la nation alle­mande » et ain­si « favoris­er l’émancipation poli­tique de l’Allemagne et de l’Europe, ain­si que préserv­er l’identité et la lib­erté des peu­ples du monde ».

Les pro­tag­o­nistes du jour­nal sont divisés sur le qual­i­fi­catif de Neue Rechte. Son fon­da­teur et rédac­teur en chef Dieter Stein reje­tait le terme de Neue Rechte dès 1989 avant de qual­i­fi­er ce dernier de « fan­tasme inadéquat » et de « qual­i­fi­catif venu de l’extérieur » en 2005, alors que plusieurs con­tribu­teurs du jour­nal adop­taient volon­tiers cette appel­la­tion. Si l’on voulait établir une com­para­i­son avec ce qu’on appelle « Nou­velle Droite » en France, il faudrait con­sid­ér­er les grandes lignes précédem­ment évo­quées, en notant cepen­dant que Junge Frei­heit, à l’instar de tous les mou­ve­ments « pop­ulistes » d’Europe du Nord (Autriche, Suisse, Alle­magne, Pays-Bas et pays scan­di­naves), n’est pas fon­da­men­tale­ment ant­i­cap­i­tal­iste et antilibéral, et éprou­ve une plus grande sym­pa­thie pour la cause israéli­enne que pour la cause palestinienne.

Cer­tains spé­cial­istes en sci­ences poli­tiques, comme Ste­fan von Hoynin­gen-Huene, Wolf­gang Gessen­har­ter et Hel­mut Fröch­ling, situent cepen­dant Junge Frei­heit dans la « nou­velle droite » au vu des reven­di­ca­tions pro­gram­ma­tiques du jour­nal en 1995 : défense de la démoc­ra­tie et de la lib­erté d’expression ; hos­til­ité au « poli­tique­ment cor­rect » et aux idées de 1968 ; restau­ra­tion de la totale indépen­dance nationale de l’Allemagne et de l’Europe per­due en 1945 ; con­ser­vatisme en ter­mes de défense de la famille et de l’identité européenne. Le rejet de la moder­nité pour la moder­nité a incité la Junge Frei­heit à rejeter les réformes de l’orthographe alle­mande de 1996, 2004, 2006 et 2011.

Le jour­nal a été cat­a­logué « d’extrême-droite » par le rap­port de la Ver­fas­sungss­chutz (pro­tec­tion de la Con­sti­tu­tion) de Rhé­nanie-du-Nord-West­phalie. Il a lancé  une procé­dure judi­ci­aire pour con­tester cette éti­quette et faire cess­er toute sur­veil­lance par les organes policiers dédiés. Un juge­ment du tri­bunal con­sti­tu­tion­nel fédéral du 28 juin 2005 lui a don­né rai­son. Le jour­nal n’a en effet jamais rejeté les insti­tu­tions démoc­ra­tiques en tant que telles, con­di­tion fon­da­men­tale à un tel classe­ment. Le rédac­teur en chef du mag­a­zine Focus Hel­mut Mark­wort, l’écrivain israélien Ephraïm Kishon et le soci­o­logue alle­mand Erwin Scheuch ont rejeté toute éti­quette d’ex­trême droite appliquée à ce journal.

En terme de con­tenu, Junge Frei­heit cou­vre l’éventail habituel des sujets traités par un heb­do­madaire poli­tique et cul­turel. La page de garde reprend un édi­to­r­i­al com­men­tant des événe­ments récents du point de vue d’un auteur. Elle est suiv­ie des rubriques Opin­ion, Entre­tien, Poli­tique, Économie et envi­ron­nement, Con­texte, Cul­ture, Lit­téra­ture, His­toire et sci­ences, Forum, Cour­ri­er des lecteurs, Esprit du temps et médias.

Les archives en ligne con­ti­en­nent l’ensemble des arti­cles pub­liés depuis avril 1997.

Chaque numéro du jour­nal tend à bal­ay­er tous les aspects d’un sujet don­né en adop­tant la forme suiv­ante : la page « Entre­tien » con­tient à chaque fois une inter­view avec une per­son­nal­ité con­nue. Le thème abor­dé dans le cadre de cet entre­tien est alors décliné dans les autres rubriques, ce qui donne une remar­quable cohérence à l’ensemble et per­met d’aborder toutes les facettes d’un même sujet. Les com­men­taires ont un grand poids. Les événe­ments majeurs (par exem­ple la com­mé­mora­tion du 50ème anniver­saire de la défaite le 8 mai 2005, ou encore celle de l’attentat con­tre Hitler du 20 juil­let 1944) sont l’occasion de pub­li­er des numéros spé­ci­aux. La mai­son d’édition pub­lie égale­ment les arti­cles et les inter­views des édi­tions spé­ciales sous la forme de livres.

Le suc­cès de Junge Frei­heit est indé­ni­able. Son tirage, qui est passé de 400 en 1986 à 30 000 exem­plaires aujourd’hui, con­naît une crois­sance expo­nen­tielle. Ce phénomène est emblé­ma­tique d’un change­ment de par­a­digme, en Alle­magne comme dans toute l’Europe.

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