Régis Le Sommier est un journaliste français dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé pendant 27 années au sein de Paris Match (« le poids des mots, le choc des photos »), depuis stagiaire jusqu’à directeur-adjoint de la rédaction en passant par grand reporter et correspondant aux États-Unis d’Amérique. Aujourd’hui à la tête de la rédaction d’Omerta, média digital et HS papier orienté investigations, il est le premier journaliste à s’être rendu des deux côtés des lignes de front sur le théâtre des opérations de la guerre en Ukraine. Il vient de publier « Jusqu’au dernier Ukrainien » aux éditions Max Milo.
Un livre assumé de journaliste
C’est assurément un livre de journaliste, qui l’assume en tant que tel. Et qui s’assume personnellement. En dévoilant ou rappelant au passage juste le peu qu’il faut d’intime pour donner une cohérence globale à la démarche. Honnêteté et pudeur rares, à une époque où les journalistes qui écrivent des livres développent les plus grands efforts — souvent vains aux yeux des observateurs éveillés — pour que leurs ouvrages apparaissent comme tout sauf précisément des livres de journalistes. Ce qui nous inflige parfois des leçons du niveau cours de rattrapage en culture générale pour sous-officiers promus dans le Grand Corps. Ce qui nous impose souvent des leçons de philosophie du niveau café du commerce ou cafeteria de restaurant universitaire. Ce qui nous accable régulièrement de répétitions de lieux communs idéologiques plus ou moins bien mâchés, avec la plupart du temps en prime la cuistrerie de celui qui se pose avec la docte attitude d’un expert confirmé alors qu’il vient à peine de finir de lire le Que sais-je sur le sujet. Non, là, avec Jusqu’au dernier Ukrainien, on se trouve en prise directe avec la vérité de celui qui a pris la peine d’aller sur les sites de l’événement. Qui rapporte fidèlement les certitudes qu’il y a vues. Qui possède l’humilité de circonscrire son propos aux faits. Avec en bonus la mise en perspective historique facilitant la compréhension, grâce à la longue expérience et la grande culture de l’auteur.
Une lecture empreinte d’honnêteté
D’emblée on en apprend plus sur lui que sur le conflit russo-ukrainien en général. Et c’est tant mieux au demeurant, car c’est précisément cette franchise qui permet de saisir l’angle qu’il a choisi pour nous aider à décrypter cette guerre. Laquelle n’est pas si lointaine de nous que ça en fait, ce serait une erreur de sous-estimer le peu de temps et d’espace qui nous en sépare, pour l’instant. Et c’est justement grâce à ce qu’il veut bien nous dévoiler de lui que l’auteur nous donne les clefs de la lecture du conflit ukrainien. Cette honnêteté intellectuelle représente un cas unique à ce jour au milieu de la foule de journalistes qui prétendent nous informer “objectivement” sur cette guerre, en omettant soigneusement de nous indiquer de quel point de vue ils parlent. Régis Le Sommier, lui, n’a pas besoin d’argumenter pour prouver la véracité et l’équilibre de ses propos : il est allé s’immerger des deux côtés de la ligne de front, bravant tous les risques inhérents à ce pari fou, osé et réussi. Du reste, à date, il est le seul à l’avoir fait : être allé sur le terrain, à quelques centaines de mètres des lignes ennemies, des deux côtés. Les experts de plateau TV, qui dissertent avec aisance et suffisance du conflit sans être la plupart du temps allé plus loin qu’une porte du périphérique parisien, ne le lui pardonneront pas.
Équilibre de traitement
D’autant moins que l’équilibre de traitement entre les deux camps dans le reportage et dans les réflexions se fait naturellement dans le récit de Régis Le Sommier. Les faits non seulement sont têtus mais encore se prêtent mal à l’enrobage idéologique à géométrie variable. L’auteur voit ce qu’il voit, mais a en plus le courage de dire ce qu’il voit. Les partisans de la croisade occidentale pour la démocratie droit-de-l’hommiste contre la résurgence du totalitarisme soviétique seront déçus. Les sectateurs du néo-tsarisme rempart contre la décadence atlantique également. Les faits sont les faits. Le rôle du journaliste est de les rapporter. Ce que fait Régis Le Sommier, qui se dispense de « vouloir appliquer la dialectique du Bien et du Mal à une profession dont la fonction première est de s’attacher au réel et d’en rendre compte », nous rappelle-t-il, fustigeant l’insupportable biais moralisateur qu’il attribue en particulier à la presse américaine.
Et c’est tant mieux : les esprits libres et curieux, contrairement aux fanatiques, y trouveront leur compte. Quel que soit son a priori si le lecteur déjà informé sur la guerre en Ukraine en possède un, surtout s’il a choisi son camp, il trouvera information factuelle et matière à réflexion avec Régis Le Sommier. Si en revanche le lecteur éprouve de la peine à saisir en synthèse les faits et les enjeux de ce conflit ainsi que ses conséquences, de même si sa lucidité l’autorise à apprécier les motivations et les actions de chacun des deux camps sans aveuglement partisan, alors la leçon de pragmatisme de Régis Le Sommier n’en sera que mieux reçue.
« À l’ère de l’internet et du numérique, où l’information circule à une vitesse vertigineuse, la vérité se noie souvent, voire s’anéantit dans un flot d’informations déformées. L’urgence de l’instant pousse à être les premiers à “informer”, mais trop souvent sans avoir le courage de révéler ce qui dérangerait l’opinion publique façonnée par la propagande officielle », c’est la pertinente accusation que portent les auteurs de « Nouvelle ère » (Nouvelle Ère, Ester Mann et Lévon Minasian, La lucarne indécente, 2022) à l’encontre des agences de presse et des médias. En paraphrasant Boileau saluant l’arrivée de Malherbe dans notre littérature, on peut dire « enfin Régis Le Sommier vint » pour déjouer ce piège et restaurer la valeur du journalisme à l’ancienne.
Marc Desgorces-Roumilhac
Régis Le Sommier, Jusqu’au dernier Ukrainien, récit d’un reporter de guerre, Max Milo, Paris 2023, 176 pages, 18,90 €