Dans la torpeur de l’été, la justice picarde a gravement attaqué la liberté d’informer. Et il s’en est fallu de peu qu’elle crée un dangereux précédent. Sans que cela ne fasse réagir la presse nationale, qui s’est bien gardée de répercuter une drôle d’affaire, si tant est qu’elle en ait été au courant.
Les foudres sont tombées sur l’hebdomadaire local Oise Hebdo (19 507 exemplaires en diffusion France payée en 2014), qui a publié dans son n°1119 en date du 12 août un article intitulé « l’ancien poissonnier de la place des Halles met fin à ses jours sur la RN31 ». Le journal relate l’accident qui a touché ce personnage bien connu dans la région, fauché par un camion, donne les premiers éléments de l’enquête des gendarmes – selon lesquels il s’agit d’un suicide – et dresse un portrait mesuré du défunt, de son cursus scolaire, de sa carrière professionnelle et de sa vie conjugale.
Cela n’a pas empêché le journal d’être attaqué en justice par la mère du commerçant et son ancienne compagne, qui ont assigné Oise Hebdo en référé. Le tribunal de Beauvais a alors rendu le 14 août 2015 une décision stupéfiante – puisqu’elle a ignoré la liberté d’informer et a jugé que l’article cause un « trouble manifeste illicite » par « la mise en exergue de divers éléments relatifs à l’intimité de la vie privée, non seulement du défunt, mais aussi et surtout de (…) son ancienne compagne ». Le tribunal a ainsi ordonné le retrait de la vente et la destruction des 20 000 exemplaires de son dernier numéro, et ce avant samedi 15 août à 18h : « Ordonnons à la Société de Presse de l’Oise de cesser de diffuser et publier l’article intitulé “Cyrille Hodent, 41 ans, frappé par un camion mercredi. L’ancien poissonnier de la place des halles met fin à ses jours sur la RN 31″, paru dans l’hebdomadaire Oise Hebdo, daté du 12 août 2015 N•1119, sous quelque forme que ce soit et qu’elle que soit l’édition locale ». L’astreinte était fixée à 500 euros par heure de retard, et 500 euros par infraction constatée. Pour plus de 500 points de vente, des maisons de la presse aux boulangeries et autres cafés.
Cette décision risquait de créer un très dangereux précédent, qui aurait pu conduire à une réduction importante de la liberté d’informer pour les journaux français. Cependant, la presse nationale, prise dans la torpeur de l’été, ne s’en est pas émue, à l’exception du JDD. La société éditrice de Oise Hebdo a fait immédiatement appel devant le TGI d’Amiens.
Celle-ci a statué sur l’affaire le 19 août à 19 heures, alors que l’affaire avait déjà créé un tollé dans les milieux journalistique et judiciaire locaux. Le TGI d’Amiens a pris peur des conséquences de la décision beauvaisienne sur la liberté de presse et a infirmé dans toutes ces dispositions cette décision. La juridiction amiénoise a estimé que « le citoyen a le droit d’être informé des circonstances d’un décès survenu sur une voie publique dont le trafic s’est trouvé considérablement perturbé pendant plusieurs heures », que la victime, « pour avoir exercé en qualité de commerçant à Beauvais et avoir siégé au sein de l’association des commerçants de cette ville, était connue », et qu’aucune atteinte à la vie privée de ses proches n’a été relevée dans l’article incriminé. La liberté de la presse a eu chaud. Mais c’est surtout la lâcheté – ou l’absence d’esprit confraternel – de la presse nationale qui fait froid dans le dos.