Entretien avec le journaliste polonais Krzysztof Skowroński, président de l’association des journalistes polonais (SDP) et également ancien directeur de la radio publique Trójka, fondateur et rédacteur en chef de Radio Wnet.
Cet entretien s’est déroulé dans les locaux de Radio Wnet peu après le colloque sur la liberté d’expression qui s’était tenu à Varsovie les 27 et 28 février 2019 avec la participation de journalistes de différents pays, dont deux Français : l’ancien correspondant de presse Bernard Margueritte et le fondateur de l’Observatoire du journalisme Claude Chollet, qui avait été invité à modérer une session sur les tabous dans les médias.
La semaine dernière, vous avez avec la SDP accueilli à Varsovie un colloque rassemblant des journalistes de Pologne et d’ailleurs. Il y avait surtout des journalistes d’Europe centrale et orientale, mais aussi au moins un Américain, deux Français, une Libanaise, le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) et d’autres encore.
Le thème du colloque était « La liberté d’expression, je l’aime et je la comprends ». Il a été question du politiquement correct, des sujets tabous, de la lutte contre les « discours de haine », de la désinformation, de la destruction du langage, etc. Tout cela dans le contexte de la liberté d’expression. Quel était le but d’un tel colloque ?
C’était notre troisième colloque international. Nous avons commencé à organiser ce type de conférences quand des ONG diverses se sont mises récemment à produire des rapports affirmant que la liberté d’expression serait menacée en Pologne. Avec notre dernier colloque, nous affirmons que non seulement la liberté d’expression n’est pas menacée en Pologne mais qu’au contraire elle fleurit par rapport à d’autres pays. Nous avons en effet chez nous un courant politiquement correct et un autre courant politiquement incorrect, et ce deuxième courant a lui aussi accès aux médias Mainstream et donc au grand public.
Par ailleurs nous avons voulu avec ce colloque mettre en lumière une autre manière de voir la liberté d’expression. Cette autre manière c’est celle qui transparaît dans la récente tribune où le président français Emmanuel Macron appelle à une renaissance de l’Europe, et c’est une approche que nous considérons comme dangereuse pour la liberté d’expression. On voudrait créer un système de contrôle administratif des flux d’informations et interdire ce qui dans ces informations est politiquement incorrect en y accolant l’étiquette de « discours de haine » ou de fake news.
Des choses qui me paraissent à moi évidentes, comme le fait de dire qu’il faut protéger la vie des enfants à partir de la conception ou bien l’idée que je me fais d’une société tolérante, pourraient ainsi être qualifiées de « discours de haine » et cela, c’est une atteinte à la liberté d’expression. De la même manière, on va qualifier de « discours de haine » ce que le président Macron appelle « populisme » ou « nationalisme ».
Je ne suis pas d’accord avec une telle régulation du débat européen. Si quelqu’un voit de graves défauts dans le fonctionnement de l’Union européenne et ne peut pas en parler parce que c’est « populiste », alors c’est la fin du débat européen.
Au cours de notre colloque, nous avons donc voulu montrer une autre manière de défendre la liberté d’expression sans y accoler, pour reprendre les mots du rédacteur en chef de l’hebdomadaire Do Rzeczy, d’adjectif restrictif. Nous ne voulons pas d’une liberté d’expression socialiste ni d’une liberté d’expression politiquement correcte. Nous voulons la liberté d’expression, tout simplement. Cette liberté, les médias doivent pouvoir en jouir indépendamment des conséquences parfois difficiles que cela peut avoir.
Après les élections de 2015 en Pologne qui ont vu l’arrivée du PiS au pouvoir, peut-on dire que l’accès aux grands médias du courant politiquement incorrect s’est amélioré ? Et, si c’est le cas, cela signifie-t-il que ce même accès s’est détérioré pour le courant politiquement correct ?
En fait, le courant politiquement correct, qui est le courant dominant en Europe, cherchait en Pologne aussi à monopoliser le flux d’information. Il y est presque arrivé. Jusqu’en 2015, les grands médias, publics et privés, parlaient quasiment d’une seule voix. Après 2015, les médias publics se sont mis à présenter de manière complètement différente ce qui se passe en Pologne et dans le monde. En ce sens, le courant politiquement correct est perdant car il a perdu son monopole sur l’information. En revanche, il a conservé son accès au grand public. Il a pour lui les grandes télévisions privées, les plus gros sites Internet et les plus gros journaux. Simplement, la situation est plus équilibrée aujourd’hui, même si elle n’est pas idéale. Dans l’idéal, les médias publics devraient jouer un rôle un peu différent. Une évolution des médias polonais reste nécessaire.
Le ministre de la Culture Piotr Gliński a évoqué dans son discours d’ouverture de votre colloque le « modèle français » en matière de déconcentration des médias. Pourtant, en France, le courant politiquement incorrect n’a quasiment accès qu’aux médias sur internet. Claude Chollet a justement évoqué les sujets tabous dont on ne peut pas parler normalement dans les grands médias français. Le gouvernement polonais veut-il vraiment faire évoluer les choses dans ce sens ?
Ce qui se passe en France est le fruit d’une évolution politique. Le ministre parlait du fait qu’en Pologne la propriété des médias n’est pas régulée. Il se trouve que chez nous un des deux grands groupes de télévision privée, TVN, de même que les plus grandes stations de radio, les journaux régionaux, et d’autres médias importants ont été rachetés par le capital étranger et ce capital étranger a une caractéristique : il ne cherche pas à approfondir le débat entre Polonais et, s’il prend part à des polémiques, il le fait en défendant plus souvent ses intérêts que le point de vue polonais. C’est très net, par exemple, quand il est question des relations entre la Pologne et l’Allemagne. Le ministre Gliński voudrait changer cela mais pour le moment les tentatives ont échoué. C’est compliqué de réformer notre marché que l’on peut qualifier de post-communiste, car maintenant nous avons le droit européen.
Pendant ce temps, le groupe Agora, soutenu par des capitaux de George Soros, rachète de nouvelles stations de radio en Pologne…
Ici nous avons affaire à la gauche moderne plutôt que post-communiste. Ce groupe Agora domine clairement à Varsovie puisqu’il a 8 fréquences FM, ce qui fausse le développement du marché.
Pendant le colloque organisé par la SDP, plusieurs participants ont comparé ce qui se passe en ce moment en Europe occidentale à ce que faisaient les communistes avec les médias des pays de l’Est. Avons-nous une inversion de la situation aujourd’hui : la liberté d’expression est à l’est tandis que les tabous, la novlangue et les mensonges dans les médias sont à l’ouest ?
Non, ce n’est pas la même situation et, durant notre colloque, aucun intervenant n’a mis sur le même plan le totalitarisme communiste et ce que l’on observe aujourd’hui en Europe occidentale. Ce que nous avons dit était plutôt un avertissement : nous percevons une évolution vers un système ressemblant au système de contrôle des médias de l’époque communiste. Une autorité centrale de lutte contre les « discours de haine », telle que voulue par le président Macron, ressemblerait à l’Office de la censure que nous avions en Pologne. La situation n’est pas la même, les mesures mises en place diffèrent elles aussi de ce que nous avions, mais nous assistons malgré tout à une évolution dangereuse. Nous voulions parler de ce danger, car en Pologne nous savons d’expérience comment cela peut finir.