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La désinformation sur la Pologne dans les médias anglo-saxons : le rôle d’Anne Applebaum, éditorialiste au Washington Post

6 décembre 2016

Temps de lecture : 7 minutes
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La désinformation sur la Pologne dans les médias anglo-saxons : le rôle d’Anne Applebaum, éditorialiste au Washington Post

Temps de lecture : 7 minutes

De la même manière que les médias français tirent leurs informations de la Pologne de certains milieux journalistiques bien définis et représentatifs d’une gauche libertaire minoritaire au sein de la société polonaise, comme le journal Gazeta Wyborcza et son rédacteur en chef Adam Michnik, les médias mainstream anglo-saxons, outre ces mêmes sources, ont une vision du gouvernement conservateur du parti Droit et Justice (PiS) fortement influencée par une certaine journaliste réputée pour sa profonde connaissance de la Pologne et des anciens pays de l’Est : Anne Applebaum.

Que ce soit au Wash­ing­ton Post, au New York Times, au Finan­cial Times, à The Econ­o­mist, au Guardian ou à Politi­co, ou à CNN, les jour­nal­istes qui ont émis les affir­ma­tions les plus extrêmes sur une pré­ten­due dérive dic­ta­to­ri­ale, néo-fas­ciste, com­plo­tiste, anti­sémite et xéno­phobe du gou­verne­ment de Bea­ta Szy­dło et de sa majorité par­lemen­taire ont tous des rela­tions avec l’éditorialiste du Wash­ing­ton Post Anne Apple­baum. Cette Améri­caine qui maîtrise le français, le russe et le polon­ais con­naît d’autant mieux la Pologne que c’est devenu son pays de rési­dence prin­ci­pale depuis qu’elle y vit avec son mari, Radosław Siko­rs­ki, ancien min­istre des Affaires étrangères du gou­verne­ment de Don­ald Tusk, puis prési­dent de la Diète dom­inée par la coali­tion dirigée par le pre­mier min­istre Don­ald Tusk puis Ewa Kopacz. Radosław Siko­rs­ki est aus­si un des « héros » de l’affaire des écoutes secrètes qui a beau­coup con­tribué à la vic­toire du PiS en octo­bre 2015. Son hos­til­ité à l’égard du PiS en général et de Jarosław Kaczyńs­ki en par­ti­c­uli­er est con­nue de tous et la ligne adop­tée par sa jour­nal­iste d’épouse sem­ble avoir suivi l’évolution de ses pro­pres rela­tions avec le PiS : min­istre de la Défense dans le gou­verne­ment de coali­tion dirigé par le PiS en 2005–2007, il est passé à la Plate­forme civique (PO) de Don­ald Tusk l’année de sa démis­sion du gou­verne­ment et est devenu un des plus vir­u­lents cri­tiques de ses anciens amis politiques.

Mais l’hostilité d’Anne Apple­baum envers ceux qui gou­ver­nent aujourd’hui sa deux­ième patrie (elle en a pris la nation­al­ité en 2013) ne vient pas que des revire­ments poli­tiques de son mari. Ain­si que le fai­sait remar­quer dans un arti­cle du 27.09.2016 le jour­nal­iste du site Bre­it­bart Matthew Tyr­mand, égale­ment grand con­nais­seur de la Pologne dont il par­le égale­ment la langue (il a des orig­ines juives polon­ais­es), Anne Apple­baum est en croisade con­tre la mon­tée des « pop­ulismes » de droite. En févri­er 2016, elle pub­li­ait un édi­to­r­i­al sous le titre « La sor­tie du Roy­aume-Uni de l’Union européenne pour­rait sig­ni­fi­er la fin des deux », s’inscrivant ain­si dans le fameux « Project Fear » (Pro­jet Peur) qui visait à faire peur à ceux qui étaient ten­tés par le Brex­it. En sep­tem­bre 2016, elle pub­li­ait un édi­to­r­i­al con­tre Don­ald Trump qui a fait beau­coup de bruit en Pologne, et a même con­duit le leader du PiS Jarosław Kaczyńs­ki à regret­ter l’engagement poli­tique récent et l’influence de cette jour­nal­iste qui avait dans le passé, y com­pris à l’époque com­mu­niste, beau­coup con­tribué à faire con­naître au monde anglo-sax­on la réal­ité polonaise.

Dans cet édi­to­r­i­al, Anne Apple­baum fait un par­al­lèle entre la stratégie qu’aurait selon elle util­isé le PiS pour arriv­er au pou­voir en Pologne, et qui aurait con­sisté à exploiter la cat­a­stro­phe aéri­enne de Smolen­sk sur le mode com­plo­tiste, et l’exploitation sup­posée par Don­ald Trump d’une théorie appelée « birtherism » met­tant en cause le lieu de nais­sance et donc l’éligibilité à la prési­dence des États-Unis de Barack Oba­ma. Si l’éditorial de cette jour­nal­iste issue d’une riche et influ­ente famille juive améri­caine a fait tant de bruit en Pologne, c’est aus­si à cause de plusieurs inex­ac­ti­tudes et men­songes qu’il con­tient. Ain­si, le min­istre de la Défense polon­ais Antoni Macierewicz est accusé de don­ner foi aux Pro­to­coles des Sages de Sion et de lancer des théories con­tra­dic­toires et sans l’ombre d’une preuve sur la cat­a­stro­phe de Smolen­sk. Anne Apple­baum en prof­ite pour servir à ses lecteurs une ver­sion très per­son­nelle du déroule­ment de la cat­a­stro­phe et de l’enquête, y com­pris en se ser­vant d’une phrase inven­tée par elle-même que le général Błasik, le chef de l’armée de l’air polon­aise, aurait pronon­cé dans le cock­pit juste avant la cat­a­stro­phe pour forcer les pilotes à atter­rir. Le jour­nal Gaze­ta Wybor­cza, qui a traduit et pub­lié l’éditorial d’Anne Apple­baum dans le cadre de sa cam­pagne con­tre le PiS, a d’ailleurs choisi de ne pas y inclure cette allé­ga­tion sur Antoni Macierewicz et ces paroles inven­tées du général Błasik, con­sid­érant sans doute que cela dis­crédit­erait totale­ment le texte aux yeux de ses lecteurs, eux aus­si anti-PiS mais tout de même un peu plus au courant de ces réal­ités que les lecteurs améri­cains d’Applebaum. Par­mi les autres élé­ments mod­i­fiés à la tra­duc­tion, on trou­ve l’affirmation (totale­ment fausse) d’Anne Apple­baum selon laque­lle le PiS au pou­voir aurait ordon­né le tour­nage du film Smolen­sk pour impos­er sa ver­sion sup­posé­ment com­plo­tiste des faits. Dans la tra­duc­tion de Gaze­ta Wybor­cza, « le par­ti au pou­voir a ordon­né le tour­nage » est devenu « on a tourné ». Vis­i­ble­ment, pour les lecteurs polon­ais qui savent bien que ce film a été tourné alors que le PiS était encore dans l’opposition et que ce n’était pas son ini­tia­tive, le men­songe aurait été trop gros.

On notera d’ailleurs au pas­sage qu’Anne Apple­baum, à l’instar de son ami, le spé­cial­iste des pays de l’Est bri­tan­nique Edward Lucas, qui écrit notam­ment pour The Econ­o­mist (un heb­do­madaire de référence qu’Applebaum con­naît aus­si bien pour y avoir tra­vail­lé plusieurs années), pub­lie régulière­ment ses textes dans Gaze­ta Wybor­cza. Comme par exem­ple dans cet arti­cle de mai 2016, égale­ment traduit du Wash­ing­ton Post qui s’inquiète après la défaite de justesse de Nor­bert Hofer au deux­ième tour des prési­den­tielles autrichi­ennes (qui a été ensuite invalidé pour cause d’irrégularités), de « la mon­tée du nation­al-social­isme », ou encore dans cet arti­cle de novem­bre 2016 où elle appelle à résis­ter à Don­ald Trump aux États-Unis et à Jarosław Kaczyńs­ki en Pologne. « Nation­al-social­iste », le FPÖ autrichien ? Edward Lucas a lui aus­si util­isé ce qual­i­fi­catif, mais pour le PiS polon­ais, sur son compte Twitter.

La « guerre contre le PiS » du couple Sikorski-Applebaum

La « guerre con­tre le PiS » du cou­ple Sikorski-Applebaum

L’hebdomadaire con­ser­va­teur polon­ais Do Rzeczy, qui a con­sacré une cou­ver­ture d’un de ses numéros de sep­tem­bre à la « guerre con­tre le PiS » du cou­ple Siko­rs­ki-Apple­baum, a dressé une petite liste non exhaus­tive de jour­nal­istes anglo-sax­ons faisant par­tie du cer­cle d’influence d’Anne Apple­baum quant il s’agit de par­ler de la Pologne : out­re Edward Lucas (The Econ­o­mist), il citait encore Michael Birn­baum (Wash­ing­ton Post), Judy Dempsey (Wash­ing­ton Post), Jan Cien­s­ki (Politi­co), Matthew Kamin­s­ki (Politi­co), Jack­son Diehl (Wash­ing­ton Post), Tony Bar­ber (Finan­cial Times), Fareed Zakaria (CNN), Hen­ry Foy (Finan­cial Times), Tim­o­thy Gar­ton Ash (The Guardian), Annabelle Chap­man (The Econ­o­mist) et Ivan Krastev (New York Times).

La stratégie util­isée par les cer­cles en vase clos d’Anne Apple­baum et de ses amis de Gaze­ta Wybor­cza mérite aus­si une petite men­tion, sur l’exemple d’un édi­to­r­i­al d’un des col­lab­o­ra­teurs d’Anne Apple­baum men­tion­nés dans la liste de Do Rzeczy, Jack­son Diehl, pour le Wash­ing­ton Post, qui a été ensuite repris par Gaze­ta Wybor­cza pour mon­tr­er à quel point le gou­verne­ment du PiS a mau­vaise presse aux États-Unis. C’est une stratégie couram­ment util­isée par les médias de la gauche lib­er­taire polon­aise qui ali­mentent l’image néga­tive du gou­verne­ment con­ser­va­teur en util­isant leurs réseaux dans les médias étrangers afin de pou­voir s’en servir comme argu­ment dans leur com­bat poli­tique à l’intérieur du pays. Anne Apple­baum est aujourd’hui un piv­ot de cette stratégie pour le monde anglo-saxon.

Crédit pho­to : Hb19821970 via Wiki­me­dia (cc)

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