De la même manière que les médias français tirent leurs informations de la Pologne de certains milieux journalistiques bien définis et représentatifs d’une gauche libertaire minoritaire au sein de la société polonaise, comme le journal Gazeta Wyborcza et son rédacteur en chef Adam Michnik, les médias mainstream anglo-saxons, outre ces mêmes sources, ont une vision du gouvernement conservateur du parti Droit et Justice (PiS) fortement influencée par une certaine journaliste réputée pour sa profonde connaissance de la Pologne et des anciens pays de l’Est : Anne Applebaum.
Que ce soit au Washington Post, au New York Times, au Financial Times, à The Economist, au Guardian ou à Politico, ou à CNN, les journalistes qui ont émis les affirmations les plus extrêmes sur une prétendue dérive dictatoriale, néo-fasciste, complotiste, antisémite et xénophobe du gouvernement de Beata Szydło et de sa majorité parlementaire ont tous des relations avec l’éditorialiste du Washington Post Anne Applebaum. Cette Américaine qui maîtrise le français, le russe et le polonais connaît d’autant mieux la Pologne que c’est devenu son pays de résidence principale depuis qu’elle y vit avec son mari, Radosław Sikorski, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Donald Tusk, puis président de la Diète dominée par la coalition dirigée par le premier ministre Donald Tusk puis Ewa Kopacz. Radosław Sikorski est aussi un des « héros » de l’affaire des écoutes secrètes qui a beaucoup contribué à la victoire du PiS en octobre 2015. Son hostilité à l’égard du PiS en général et de Jarosław Kaczyński en particulier est connue de tous et la ligne adoptée par sa journaliste d’épouse semble avoir suivi l’évolution de ses propres relations avec le PiS : ministre de la Défense dans le gouvernement de coalition dirigé par le PiS en 2005–2007, il est passé à la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk l’année de sa démission du gouvernement et est devenu un des plus virulents critiques de ses anciens amis politiques.
Mais l’hostilité d’Anne Applebaum envers ceux qui gouvernent aujourd’hui sa deuxième patrie (elle en a pris la nationalité en 2013) ne vient pas que des revirements politiques de son mari. Ainsi que le faisait remarquer dans un article du 27.09.2016 le journaliste du site Breitbart Matthew Tyrmand, également grand connaisseur de la Pologne dont il parle également la langue (il a des origines juives polonaises), Anne Applebaum est en croisade contre la montée des « populismes » de droite. En février 2016, elle publiait un éditorial sous le titre « La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne pourrait signifier la fin des deux », s’inscrivant ainsi dans le fameux « Project Fear » (Projet Peur) qui visait à faire peur à ceux qui étaient tentés par le Brexit. En septembre 2016, elle publiait un éditorial contre Donald Trump qui a fait beaucoup de bruit en Pologne, et a même conduit le leader du PiS Jarosław Kaczyński à regretter l’engagement politique récent et l’influence de cette journaliste qui avait dans le passé, y compris à l’époque communiste, beaucoup contribué à faire connaître au monde anglo-saxon la réalité polonaise.
Dans cet éditorial, Anne Applebaum fait un parallèle entre la stratégie qu’aurait selon elle utilisé le PiS pour arriver au pouvoir en Pologne, et qui aurait consisté à exploiter la catastrophe aérienne de Smolensk sur le mode complotiste, et l’exploitation supposée par Donald Trump d’une théorie appelée « birtherism » mettant en cause le lieu de naissance et donc l’éligibilité à la présidence des États-Unis de Barack Obama. Si l’éditorial de cette journaliste issue d’une riche et influente famille juive américaine a fait tant de bruit en Pologne, c’est aussi à cause de plusieurs inexactitudes et mensonges qu’il contient. Ainsi, le ministre de la Défense polonais Antoni Macierewicz est accusé de donner foi aux Protocoles des Sages de Sion et de lancer des théories contradictoires et sans l’ombre d’une preuve sur la catastrophe de Smolensk. Anne Applebaum en profite pour servir à ses lecteurs une version très personnelle du déroulement de la catastrophe et de l’enquête, y compris en se servant d’une phrase inventée par elle-même que le général Błasik, le chef de l’armée de l’air polonaise, aurait prononcé dans le cockpit juste avant la catastrophe pour forcer les pilotes à atterrir. Le journal Gazeta Wyborcza, qui a traduit et publié l’éditorial d’Anne Applebaum dans le cadre de sa campagne contre le PiS, a d’ailleurs choisi de ne pas y inclure cette allégation sur Antoni Macierewicz et ces paroles inventées du général Błasik, considérant sans doute que cela discréditerait totalement le texte aux yeux de ses lecteurs, eux aussi anti-PiS mais tout de même un peu plus au courant de ces réalités que les lecteurs américains d’Applebaum. Parmi les autres éléments modifiés à la traduction, on trouve l’affirmation (totalement fausse) d’Anne Applebaum selon laquelle le PiS au pouvoir aurait ordonné le tournage du film Smolensk pour imposer sa version supposément complotiste des faits. Dans la traduction de Gazeta Wyborcza, « le parti au pouvoir a ordonné le tournage » est devenu « on a tourné ». Visiblement, pour les lecteurs polonais qui savent bien que ce film a été tourné alors que le PiS était encore dans l’opposition et que ce n’était pas son initiative, le mensonge aurait été trop gros.
On notera d’ailleurs au passage qu’Anne Applebaum, à l’instar de son ami, le spécialiste des pays de l’Est britannique Edward Lucas, qui écrit notamment pour The Economist (un hebdomadaire de référence qu’Applebaum connaît aussi bien pour y avoir travaillé plusieurs années), publie régulièrement ses textes dans Gazeta Wyborcza. Comme par exemple dans cet article de mai 2016, également traduit du Washington Post qui s’inquiète après la défaite de justesse de Norbert Hofer au deuxième tour des présidentielles autrichiennes (qui a été ensuite invalidé pour cause d’irrégularités), de « la montée du national-socialisme », ou encore dans cet article de novembre 2016 où elle appelle à résister à Donald Trump aux États-Unis et à Jarosław Kaczyński en Pologne. « National-socialiste », le FPÖ autrichien ? Edward Lucas a lui aussi utilisé ce qualificatif, mais pour le PiS polonais, sur son compte Twitter.
L’hebdomadaire conservateur polonais Do Rzeczy, qui a consacré une couverture d’un de ses numéros de septembre à la « guerre contre le PiS » du couple Sikorski-Applebaum, a dressé une petite liste non exhaustive de journalistes anglo-saxons faisant partie du cercle d’influence d’Anne Applebaum quant il s’agit de parler de la Pologne : outre Edward Lucas (The Economist), il citait encore Michael Birnbaum (Washington Post), Judy Dempsey (Washington Post), Jan Cienski (Politico), Matthew Kaminski (Politico), Jackson Diehl (Washington Post), Tony Barber (Financial Times), Fareed Zakaria (CNN), Henry Foy (Financial Times), Timothy Garton Ash (The Guardian), Annabelle Chapman (The Economist) et Ivan Krastev (New York Times).
La stratégie utilisée par les cercles en vase clos d’Anne Applebaum et de ses amis de Gazeta Wyborcza mérite aussi une petite mention, sur l’exemple d’un éditorial d’un des collaborateurs d’Anne Applebaum mentionnés dans la liste de Do Rzeczy, Jackson Diehl, pour le Washington Post, qui a été ensuite repris par Gazeta Wyborcza pour montrer à quel point le gouvernement du PiS a mauvaise presse aux États-Unis. C’est une stratégie couramment utilisée par les médias de la gauche libertaire polonaise qui alimentent l’image négative du gouvernement conservateur en utilisant leurs réseaux dans les médias étrangers afin de pouvoir s’en servir comme argument dans leur combat politique à l’intérieur du pays. Anne Applebaum est aujourd’hui un pivot de cette stratégie pour le monde anglo-saxon.
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