« L’amour c’est la haine », ce slogan de 1984 d’Orwell résonne d’une étrange actualité à l’heure où les réseaux sociaux censurent au nom de la liberté d’expression et où une loi liberticide veut soi-disant lutter contre la haine. Mais les comportements appelant à la mort sociale sont courants sur la toile comme l’analyse le journaliste David Doucet dans un livre informé et équilibré sur le sujet, La haine en ligne (Albin Michel)
Des exemples à foison
Monsieur Dupont a un chien, ce chien aboie quand Monsieur Dupont est absent. Le chien est par nature plutôt maigre. Monsieur Dupont poste une photo de son chien (toujours maigre) sur les réseaux sociaux. Un ami des animaux l’accuse de mauvais traitements sur animaux domestiques. Dupont reçoit des menaces de mort, ses voisins l’évitent, ses enfants ne lui parlent plus de même que les commerçants, sa femme demande le divorce, son employeur qui commercialise des croquettes le licencie, il est frappé de mort sociale.
Cet exemple inventé de toutes pièces ressemble à beaucoup d’autres – bien réels – figurant dans l’ouvrage. Fameux ou obscurs. Un couple de gérants de magasin Super U poste des images d’animaux tués dans un safari. Ils sont poursuivis par un hacker anti-chasse, leurs clients les fuient. La chanteuse Menem Ibtissem chante voilée dans une émission de télévision, elle doit momentanément renoncer à sa carrière et fuir la France. Une journaliste américaine fait un tweet maladroit avant de prendre l’avion pour des vacances, les hôtels refusent de l’accueillir et son employeur la licencie.
Bien d’autres exemples sont cités, certains se terminent plus ou moins bien comme Philippe Caubère ou Eric Brion (le premier « MeeToo » dénoncé) qui vont en justice et obtiennent gain de cause. D’autres très mal comme la jeune Amandine qui doit déménager et changer d’école ou bien pire, cette adolescente qui se suicide. Celui de Mehdi Meklat semble moins adapté. L’auteur sait de quoi il parle ayant été victime de la pitoyable affaire de la Ligue du LOL qui a conduit à son licenciement de rédacteur en chef des Inrocks en quelques jours. Une affaire qui s’est dégonflée depuis et celle qui l’a licencié à tort a été mise à la porte un peu plus tard.
Cancel culture
La culture de l’effacement vient du fond puritain américain, de l’éradication des péchés à l’éradication digitale du pêcheur, via le tribunal médiatique. Le délateur – anonyme ou non – se revêt d’une magistrature morale où il est à la fois accusateur, juge et bourreau. On reconnaîtra la pratique du « woke » (éveillé) propre à une certaine gauche morale. La morale du ressentiment des minorités mène à une revanche numérique, parfois sanglante.
Cette revanche est d’autant plus facilitée que le délateur, bourré d’énergie émotionnelle, carbure à l’indignation. La distance atténue la culpabilité de la délation et renforce un sentiment d’impunité dans la course à l’échalote de la pureté morale.
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Police des archives et notation/délation
Si les romains par la Damnatio memoriae voulaient effacer le souvenir d’un tyran (Néron, Caligula), Google institue la mémoire éternelle. Les employeurs le savent qui passent au scanner digital les candidats ou qui montent des dossiers de licenciements en se basant sur les réseaux sociaux. Dans Chute libre de la série Black Mirror, chaque acte (commander un café par exemple) est noté de 1 à 5 et le total des notations indique votre rang social. Par effet de loupe et inclination mimétique, les justiciers en ligne pratiquent le « name and shame ». Homo indignatus et homo festivus se donnent la main pour créer la société disciplinaire qui remplace la société de contrôle comme le remarquait le philosophe Gilles Deleuze.
Marat au moment de la Terreur voulait établir des « tableaux d’incivisme » où figureraient les proscrits. Dans le nouvel ordre moral le casier Google remplace le casier judiciaire. Comme le note sur le ton de la provocation Scott McNealy fondateur de Sun Microsystems « De toute façon, vous n’avez aucune vie privée ». De bonnes raisons pour inciter à la prudence sur les réseaux sociaux tout en défendant une liberté d’expression et d’opinion aussi large que possible. Le contraire de la loi Avia en quelque sorte.
David Doucet, La haine en ligne, Albin Michel, 2020, 233p, 18.90 €