Nous publions régulièrement des papiers rectifiant les faits sur la Hongrie, la Pologne et d’autres pays d’Europe centrale, peu ou mal connus en France. Nous avons remarqué un essai de Yann Caspar sur les littératures de ces pays, Chroniques littéraires d’Europe centrale (éditions du Cygne) qui est une bonne introduction à une meilleure connaissance de cette zone et avons posé quatre questions à son auteur.
Quand les médias de grand chemin parlent de l’Europe centrale, c’est sous une forme souvent caricaturale, pour fustiger la Hongrie ou la Pologne, les autres pays étant terra incognita, pourquoi ce silence sur des pays pourtant si proches géographiquement et culturellement ?
C’est particulièrement le cas dans les médias français. Les Français ont une connaissance assez limitée de cette région, qui historiquement est plutôt une zone suscitant l’intérêt des Allemands. Si l’on ajoute à cela le penchant idéologique français à l’universalisme et l’incapacité des Français à comprendre d’autres formes de constructions collectives que celle de la nation française, l’Europe centrale n’est plus simplement une région difficile à appréhender mais carrément une énigme. Percer cette énigme, armé du seul logiciel français est impossible. De ce point de vue, les Allemands et les Anglo-Saxons ont un net avantage. Les premiers ont un rapport à la communauté politique plus axé sur la langue et l’ethnie, ce qui les rend plus aptes à comprendre les nations d’Europe centrale. Les seconds sont pragmatiques et traitent un problème en partant de la réalité du terrain. Tous les deux succombent moins à ce travers consistant à plaquer des concepts sur une région donnée.
À l’Ouest, on est soit anti-Orbán soit pro-Orbán, vent debout contre les « ultra-conservateurs polonais » ou séduit par « la Pologne fièrement catholique ». Dans tous les cas, on porte un jugement partant d’illusions idéologiques et faisant l’impasse sur des particularités historiques (…)
Néanmoins, il est vrai que ces différences d’approche ont tendance à s’estomper. Aujourd’hui, l’heure est à la simplification généralisée. C’est évidemment le cas lorsqu’il est question des cas hongrois et polonais. Tout ne devient que vulgaire idéologie, les faits et le recul historique passent au second plan, quand ils ne sont pas totalement négligés. Cela débouche sur des fantasmes en tout genre. Les uns accusent et vocifèrent. Les autres admirent et idéalisent. À l’Ouest, on est soit anti-Orbán soit pro-Orbán, vent debout contre les « ultra-conservateurs polonais » ou séduit par « la Pologne fièrement catholique ». Dans tous les cas, on porte un jugement partant d’illusions idéologiques et faisant l’impasse sur des particularités historiques : la spécificité des constructions nationales centre-européennes, le rapport aux empires, la dépendance économique et politique, la prise en étau géographique, les traces laissées par le socialisme, etc. Le fait que cette région fasse l’objet de tant de mythes témoigne surtout d’une paresse et d’une faillite intellectuelles de l’Europe de l’Ouest. Il faudrait avant tout que les Européens de l’Ouest balaient devant leur porte pour être en mesure de comprendre ce qui se passe ailleurs.
Quelle a été l’origine de cet ouvrage et votre méthode de travail ?
Précisément l’envie de jouer modestement un rôle de passeur de connaissances à destination des francophones. Ce sont essentiellement les hasards de mon arbre généalogique qui me fournissent des atouts pour tenter de tenir convenablement ce rôle. J’ai la chance de maîtriser trois langues (le français, l’allemand et le hongrois) sans avoir eu à les apprendre de manière fastidieuse. Cette facilité provoque en moi un sentiment de dette permanente. Une fois mes études terminées en France, il y a dix ans, je me suis installé à Budapest, où je vis toujours. Mes activités sont toutes liées à ce rôle de passeur et de pont entre l’Europe centrale et l’Europe de l’Ouest. Traduction, interprétariat, conseil, expertise, journalisme, etc. Ce livre est d’ailleurs né dans la cadre de projets journalistiques.
Je collabore depuis plusieurs années au Visegrád Post, un média spécialisé dans l’Europe centrale fondé et dirigé par Ferenc Almássy, lui aussi franco-hongrois. En 2018, l’idée nous est venue de proposer à nos lecteurs des contenus sortant un peu des sentiers battus. Ferenc et moi commencions alors un peu à être fatigués de ce ping-pong permanent et assez stérile entre « progressistes » de l’Ouest et « conservateurs » de l’Est. Nous y voyions hélas plus un jeu d’ombres que des réalités tangibles. Je me suis alors mis à écrire pour le Visegrád Post des chroniques hebdomadaires sur des classiques de la littérature centre-européenne. Ces textes se proposent de prendre du recul sur l’actualité et adoptent des angles de compréhension originaux. Certains ont été retravaillés pour la publication de ce recueil paru aux Éditions du Cygne, une maison dirigée par Patrice Kanozsai, qui, en sa qualité de Belge d’origine hongroise vivant à Paris depuis trente ans, a lui aussi à cœur ce rôle de passeur entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale.
Les auteurs et les œuvres chroniqués ont été choisis parce qu’ils permettent mieux que n’importe quel discours politique et idéologique de comprendre l’Europe centrale d’un point centre-européen. Ils sont le miroir de ce que les populations centre-européennes ont en elle.
Les auteurs et les œuvres chroniqués ont été choisis parce qu’ils permettent mieux que n’importe quel discours politique et idéologique de comprendre l’Europe centrale d’un point centre-européen. Ils sont le miroir de ce que les populations centre-européennes ont en elle. En réalité, tout ce qui fait la spécificité de cette région n’est pas si mystérieux que cela si l’on prend la peine de s’imprégner d’une bonne dose de sa littérature. Une explication et une analyse du texte de l’Hymne national hongrois permet par exemple de se faire une bien meilleure idée de la Hongrie que la lecture de tous les articles pro- et anti-Orbán réunis.
Quels sont les grands noms et les grands thèmes qui traversent votre livre ?
D’abord, l’incontournable Sándor Márai, un des écrivains hongrois les plus connus en France. Je m’intéresse à son rapport à la révolte de 1956, notamment en épluchant son journal qu’il a tenu monacalement pendant des décennies. On y découvre un visionnaire qui ne se fait aucune illusion sur l’autonomie de son pays. Dès 1945, il sent déjà un 56 en préparation et sait que ce sera un échec sanglant. De la même manière, le poète Endre Ady sentait déjà avant la Première Guerre mondiale la tragédie du traité de Trianon se dessiner. On touche là au cœur du rapport des Hongrois aux relations internationales : l’absence d’espoir et un pragmatisme total. Trianon et 56 ont appris aux Hongrois à s’abstenir de tout romantisme. On peut même aller plus loin : la défaite de 1526 face aux Ottomans et la partition qui s’en suivra marque une rupture irréversible dans le rapport des Hongrois aux grandes puissances. Toute la littérature hongroise est pleine de ces traumatismes et des enseignements à en tirer. Cela permet de comprendre le positionnement si décrié du gouvernement hongrois sur le conflit actuel opposant l’Ukraine à la Russie. La Hongrie sait qu’elle a tout à perdre et rien à gagner quand de plus grands qu’elle se mettent à s’agiter.
On touche là au cœur du rapport des Hongrois aux relations internationales : l’absence d’espoir et un pragmatisme total. Trianon et 56 ont appris aux Hongrois à s’abstenir de tout romantisme.
Il n’échappe à personne que la Pologne est de ce point de vue différente. Elle joue sa carte dans le conflit actuel. Il existe chez les Polonais une dose de romantisme et d’ambition de grandeur que l’on ne retrouve pas en Hongrie. Pour l’expliquer, je me penche sur la puissance d’un texte de 1828 du Polonais Adam Mickiewicz, Conrad Wallenrod. Un détour qui à mon sens éclaire le rapport des Polonais aux grandes puissances. Si l’on confronte cela aux textes hongrois chroniqués, on dispose de plus de clés de compréhension des actuels différends entre Varsovie et Budapest. Mais cette région centre-européenne a surtout de nombreux points communs. C’est une autre trame de ce recueil : la singularité historique de cette région d’Europe. Je conclus le recueil par une chronique sur les Trois Europes de l’historien hongrois Jenő Szűcs, que Fernand Braudel admirait. Un ouvrage essentiel pour saisir les particularités historiques, juridiques et politiques de cette région. L’ouvrage de Szűcs est dense et magistral : sur plusieurs siècles, il livre les éléments permettant d’isoler cette région et d’y identifier des lames de fond communes. L’œuvre de Szűcs est à lire et à relire, même si elle est d’un niveau d’érudition parfois décourageant.
D’autres chroniques d’apparence plus légère sont à mon sens tout aussi pertinentes pour cerner cette région : le traditionaliste Hamvas et son rapport au vin, qui en dit long sur le rapport des Hongrois à la dépression et à la jouissance, deux romans ayant pour décor la Bosnie ottomane, qui permettent de mieux peser les crispations identitaires balkaniques, le parcours du médecin hongrois Semmelweis conté par Louis-Ferdinand Céline, le brave soldat Švejk pour se faire une idée du ridicule du pouvoir habsbourgeois sur sa fin, etc. Il existe bel et bien dans cette région, à des degrés divers, une âme de survivants. C’est le principal message que j’ai voulu faire passer.
Comment se le procurer ?
En fuyant les grandes plateformes et en soutenant un petit éditeur indépendant, les Éditions du Cygne (editionsducygne.com), ou en le commandant chez votre libraire (13€).
Propos recueillis par Claude Chollet