Comment la tragédie d’un fait divers s’est transformée en comédie nationale…
Après la mort du jeune Clément Méric suite à une bagarre de rue, la machine médiatico-politique a démarré en trombe. Dans un pays où sont commis 2000 agressions et 200 viols toutes les vingt-quatre heures selon les chiffres donnés par Laurent Obertone (La France Orange mécanique), cette victime-là a soudainement occupé tous les écrans de télévision, fait la une des principaux quotidiens, suscité des hommages à la mairie de Paris, au Sénat, à la fontaine Saint-Michel et même une intervention du président de la République en direct de Tokyo. Le gouvernement a fulminé des mesures de rétorsion et promis une sévérité exemplaire. Pas un responsable politique qui n’ait surenchéri dans la condamnation, à une ou deux exceptions près. Des manifestations furent organisées dans quarante villes françaises. La France entière fut plusieurs jours de suite sommée de pleurer, trembler, réagir, rugir, crier que cette fois, vraiment, c’en était trop ! On traqua les coupables qui se devaient d’être infiniment nombreux : les Skinheads effectivement impliqués dans la rixe fatale ; le groupuscule des Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires auquel ils étaient censés être plus ou moins liés ; les groupuscules comparables à celui-ci ; le FN ayant eu des liens avec certains représentants des groupuscules en question ; la droite ayant participé à « dédiaboliser » le FN ; le moindre opposant au mariage gay qui avait pris part à des manifestations aux marges desquelles on n’avait pas toujours pu totalement évincer certains membres de ces groupuscules ; tous ceux enfin, même à gauche, qui n’avaient pas réagi avec suffisamment de force contre l’effet de « droitisation » perçu dans la vie politique française… En somme, presque tout le pays était coupable et presque tout le pays devait s’accuser, s’excuser et faire pénitence devant le sang innocent qui venait d’être versé ; tout ce pays inconscient, veule, amnésique, auquel une mini-apocalypse, soudain, enfin, avait rappelé l’unique danger qui menaçait encore férocement la patrie et faisait trembler les fondements mêmes de la République : le ventre de la bête, toujours fécond…
Raison perdue ?
Pourtant… Pourtant… Il faut savoir raison garder. N’est-ce pas cette expression que ceux-là même qui ont perdu les pédales le 6 juin dernier, n’ont cessé de répéter à tout bout de champ depuis les attentats du 11 septembre 2001, afin de prémunir le peuple contre une possible panique islamophobe ? S’il était possible de garder raison en dépit de deux Boeing ayant traversé deux tours à New York pour qu’y flambent 3000 personnes, est-il si difficile de garder raison quand un jeune étudiant tombe sous l’impact de deux coups de poings funestes ? S’il est possible de garder raison quand, deux semaines plus tôt, deux musulmans égorgent à Londres, et en pleine rue, un militaire au nom d’Allah et font filmer leurs hachoirs ensanglantés par les passants, est-il si difficile de conserver son sang froid après l’issue tragique d’une bagarre où les coupables se désolent eux-mêmes d’une conséquence qu’ils n’avaient nullement souhaitée ? Comment les médias et les politiques, jamais en reste d’une leçon à l’usage d’une population toujours suspectée de réflexes irrationnels et violents, se sont-ils retrouvés à pratiquer avec une efficacité démentielle ce qu’ils prétendent sans arrêt combattre : la surinterprétation d’un fait divers, la confusion émotionnelle, l’amalgamite aiguë, la recherche du bouc émissaire, la radicalisation du discours, l’appel à la haine, la stigmatisation d’une part de la population ? Et cela alors que, dès le premier jour de la médiatisation du drame, les faits essentiels et concrets étaient entre leurs mains, sous leurs yeux, à la lumière de leur entendement, pour les prémunir d’une réaction que l’on peut sans exagération qualifier de proprement délirante ?
Les faits : Qui ?
Rappelons les faits, puisqu’il le faut encore une fois, quoi qu’ils aient été connus de tous et énoncés partout dès le premier jour de l’annonce de la mort de Clément Méric. Il existe, dans le journalisme, la règle dite des cinq « w » pour : « when ? », « who ? », « where ? », « what ? », « why ? » (quand ? qui ? où ? quoi ? pourquoi ?). Quand ? Le 6 juin vers 16h. Qui ? Deux bandes de jeunes gens, les premiers sont des Skinheads, parmi lesquels, le coupable ; les seconds sont des Redskins ou « Antifas », parmi lesquels, la victime. À ce niveau-là de l’énoncé des faits, n’importe quel observateur consciencieux, un minimum renseigné, fera un lien avec l’atmosphère des années… 80. C’est en effet à ce moment-là que ces deux genres de tribus urbaines sont apparues en France, descendants des Mods et des Skinheads britanniques d’abord apolitiques, puis orientés à l’extrême gauche et à l’extrême droite comme les deux branches divergentes d’une même souche. À Paris, plus précisément, les Skinheads d’extrême droite, jeunes prolos désœuvrés grimés de folklore nazi, s’installent au Châtelet au début de l’ère Mitterrand. Rapidement, les Redskins apparaissent et s’organisent dans le but d’expurger la capitale de la présence des premiers, épopée relatée dans le fameux documentaire « Antifas, chasseurs de Skins » réalisé par Marc-Aurèle Vecchione en 2008.
Frères ennemis
Les « Antifas » : s’agit-il de valeureux démocrates défendant les principes de la République contre la violence et la haine ? Non, mais de prolos désœuvrés grimés de folklore anarcho-communiste, partageant globalement la même sous-culture que leurs frères ennemis, écoutant la même musique, prônant la même violence urbaine, la même radicalité mais de l’autre bord, et se vêtant de la même manière à la nuance près que leurs lacets sont rouges quand ceux des Skins sont blancs. Récits de bastons épiques, fanfaronnades, fière exhibition des blessures de guerre, le Red a peut-être un ennemi haïssable, mais il ne le combat pas exactement sous les espèces valorisées par les défenseurs des droits de l’Homme. Vis-à-vis de son ennemi, il se prétend prédateur et non proie. Un Red tué par un Skin ne peut nullement être comparé, dans son statut de victime, avec le pauvre Bouarram jeté dans la Seine par des Skinheads en 1995 en raison de son origine ethnique, ni avec quelque autre immigré isolé faisant subitement les frais d’une ratonnade. Revêtu de l’uniforme du guerrier urbain, l’Antifa cherche à conquérir les territoires que les Skins prétendent contrôler. Bastons récurrentes, vendetta, tout cet univers relativement anachronique, sous cette forme, au début du XXIème siècle, a été évoqué par la plupart des médias parallèlement à l’affaire Méric. Ne serait-ce que dans Le Monde du 7 juin : « Proches politiquement du communisme et des mouvements anarchistes autonomes, les “antifa” adoptent des attitudes assez proches de celles de leurs ennemis les skinheads d’extrême droite. » Et quand le Nouvel Obs fait témoigner un ancien Redskin, Laurent Jacqua, au sujet de la violence des bandes adverses, celui-ci expose en effet comment il se retrouva un soir encerclé par huit Skins, et combien il l’a payé cher : dix ans de prison pour en avoir « fumé » un. Bref, comme agneau immolé à la haine unilatérale, on fait plus crédible qu’un membre des « Antifas ».
Où ?
Les faits se déroulent au cours d’une vente privée Fred Perry. Comme les concerts de Oï, les vêtements Fred Perry sont l’un des points communs où les frères ennemis Skins se rencontrent. « Selon une source policière, (Clément Méric) était connu comme appartenant à un groupe de militants d’extrême gauche qui recherchaient la confrontation avec des militants d’extrême droite », lit-on dans 20 minutes le 7 juin. Autrement dit, le 6 juin, un jeune Antifa qui cherche la confrontation avec des Skinheads se rend dans l’un des seuls lieux de la capitale où il est à peu près certain d’en trouver. Nous ne nous sommes pas face à un naïf humaniste brusquement écœuré en découvrant au coin d’une rue une brute tatouée d’une croix gammée et ne pouvant réprimer son légitime cri de dégoût ! Non, en l’occurrence « un drame était quasiment inéluctable », explique Marc-Aurèle Vecchione, réalisateur du documentaire « Antifa, Chasseurs de skins » (2008) » dans Libé du 7 juin. Ces derniers sont d’ailleurs tellement proches de leurs ennemis que certains ont cru, à tort, qu’une photo diffusée sur BFMTV, censée représenter une bande de Skins en bombers armés de battes de base ball, montrait en fait des Redskins parisiens.
Quoi ?
Ce qui se passe ensuite, de nombreux témoins sont en mesure de le raconter. Là encore, tous les éléments sont là, rien n’est obscur : « Pour les enquêteurs qui ont entendu de nombreux clients, vigiles et organisateurs, c’est Clément Méric, pourtant freluquet, qui aurait été “le plus provocateur et insultant” à l’égard des “fachos” ainsi traités, se “moquant ouvertement de leurs tatouages”, lit-on encore dans le Libé du lendemain. La suite, narrée dans Le Monde : « Quelques minutes plus tard, ils (les Antifas) quittent l’appartement, et, les provocations continuant, proposent aux skinheads de venir en découdre dans la rue. Ces derniers appellent du renfort avant de les rejoindre. Dans la rue de Caumartin, une voie piétonne très commerçante située derrière les Grands Magasins du boulevard Haussmann, les deux groupes se retrouvent ainsi à quatre contre quatre. Mais la rixe ne dure pas longtemps. Clément Méric, qui n’a pas encore commencé à se battre, reçoit un “violent coup de poing “, selon les témoins. »
Pourquoi ?
Pourquoi donc, Clément Méric est-il mort ? Les faits sont limpides : un jeune Redskin, comme de bien entendu, cherche la confrontation avec des Skinheads là où il peut la trouver, soit à une vente privée Fred Perry ; à force d’insister, il la trouve. Et succombe aux premiers coups de poings. Donc ? Du point de vue des bandes antagonistes, la leçon à tirer est simple : Skins : 1, Antifas : 0. Du point de vue sociologique : les rixes entre ces tribus aujourd’hui complètement surannées se poursuivent parfois encore à Paris, et, forcément, il arrive qu’elles laissent des victimes sur le carreau. Du point de vue moral : la violence finit toujours par avoir des conséquences tragiques pour ceux-là mêmes qui la prônent. Du point de vue humain : « Un oiseau tombé du nid, qui se donnait les apparences d’un skin », témoigne un camarade de Méric dans Aujourd’hui en France (7 juin). Un jeune étudiant surdoué de Sciences Po tout frais débarqué de sa province, cherchant l’ardeur et la violence si communément cultivées à son âge, a voulu jouer au résistant imaginaire et, après s’être encanaillé avec les « Antifas », il s’est attaqué à quelques prolos suffisamment paumés et désocialisés pour arborer des croix gammées sur leurs torses, mais la farce a viré au tragique.
Alors ?
Alors, qu’y avait-il d’autre à ajouter ? Pourquoi un événement de cette sorte a‑t-il pris des proportions aussi invraisemblables ? Comment, tué dans de telles circonstances, aussi banales, attendues, mécaniques, aussi peu innocentes, Clément Méric a‑t-il pu être bombardé dès le lendemain de sa mort « martyr de la République » et faire la Une de Libé avec cette auréole, après que sa mort a nécessité une intervention du chef de l’État lui-même ? Dans l’émission « Le Secret des Sources » de France Culture, le 15 juin, Willy Le Devin de Libération et Nicolas Jacquar du Parisien, expliquent que dans les rédactions, tout est parti d’un communiqué du Front de gauche. « Alexis Corbière, lit-on d’ailleurs dans le Monde du 7 juin, conseiller de Paris et secrétaire national du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, dénonce dans un communiqué, à 23 heures, “l’horreur fasciste (qui) vient de tuer en plein Paris” ». Autrement dit, l’annonce de l’information aux journalistes se fait immédiatement sous le signe de la récupération politique. La gauche, aussi bien gouvernementale que d’opposition, en situation plus que critique depuis ces derniers mois, s’empare de l’événement pour parvenir à retourner les accusations dont elle souffre contre les accusateurs, et les médias, majoritairement en accord idéologique avec elle, se font la caisse de résonance irréfléchie de cet escamotage. On a enfin trouvé le dérapage que le gouvernement a dû espérer en vain durant les longs mois de mobilisation anti-mariage pour tous. Et même si les faits n’ont aucun rapport, ce n’est pas grave, la gauche a son mort, celui-ci fera l’affaire, et il s’agit dès lors de le faire fructifier au maximum, comme un bourgeois fait fructifier son petit capital.
Autour du mort : un cirque
Les politiques vont se lancer immédiatement dans une surenchère d’effroi et de condamnations grandiloquentes parfaitement déplacées au vu des faits. Le coupable, un jeune immigré d’origine espagnole, agent de sécurité et banlieusard, se voit hisser au rang de principe historique absolu : « L’horreur fasciste », voilà ce qu’il incarne à lui seul, selon le Front de gauche. Le Sénat dénonce un « crime abominable ». Deux coups de poings dans une bagarre initiée en face, ne mérite pourtant pas l’appellation de « crime abominable », ou alors quelles épithètes faudra-t-il inventer pour qualifier les séquestrations de vieux, tortures prolongées, viols collectifs qui se produisent chaque mois en France et sont passés à peu près sous silence ? On parle d’« assassinat abominable » au PS (Figaro du 7 juin), de « crime odieux » au Parti de Gauche (idem), et la droite ne voulant pas être en reste, voulant comme toujours donner des gages à la gauche, évoque, à l’exemple de Jean-François Copé, une « agression barbare », même s’il n’y a ni « agression » ni acte de barbarie dans les faits. Harlem Désir va pousser jusqu’à « l’ignoble crime de haine », à ne pas confondre avec les nobles crimes d’amour que commettent tous les jours les bandes de banlieues racistes, brutales, machistes, homophobes, violentes, grégaires, réactionnaires, capitalistes, obscurantistes… mais intouchables.
Amalgames
Après la surenchère émotionnelle, on passe immédiatement à l’amalgame tout azimut. Ou plutôt non, à l’amalgame ciblé, et ciblé de telle manière que les raisons de la supercherie deviennent parfaitement transparentes. « Faut-il inscrire ce meurtre dans le contexte des violences qui ont accompagné les manifestations des opposants au mariage pour tous ? » demande insidieusement Libération, devenu pour l’occasion l’organe de propagande officielle du gouvernement. Argument divulgué par toute la gauche et que la droite récuse bien qu’elle ait jusque là consenti à la mascarade. Cela fait trente ans que Skins et « Antifas » se mettent sur la gueule, croit-on sérieusement que Frigide Barjot ait quelque chose à voir avec cette affaire ? Quant aux « violences » ayant accompagné les manifestations des opposants à la loi Taubira, sont-elles vraiment significatives ? Contrairement aux débordements provoqués au Trocadéro le 13 mai dernier par les « potes » trop enthousiastes de la gloire footballistique parisienne, les centaines de milliers de manifestants mobilisés contre le mariage gay n’ont pas enregistré une liste de dégâts alarmante. D’ailleurs, y a‑t-il seulement eu des dégâts ?
« Le Retour de la Bête », épisode 86
Le but essentiel visé par l’opération de communication fomentée sur la mort de Clément Méric a été de redonner une crédibilité à une gauche de gouvernement dans une situation spécialement périlleuse. Depuis que l’idée d’une révolution socialiste a été abandonnée, avec l’accès au pouvoir de Mitterrand en 81, la gauche lui a substitué le mythe de l’antifascisme d’apparat, et alors même que le fascisme a été enseveli sous les ruines de l’Histoire. On a donc eu droit au « pacte républicain » mis en danger, d’après Manuel Valls, par cette rixe folklorique entre dix jeunes gens nostalgiques des années 80, et sans que le ministre de l’Intérieur remarque que les amis anarcho-communistes de Clément Méric se fichent magistralement d’un pacte de sociaux-traîtres. On a parlé de « vague brune » dans l’Humanité et ailleurs, et usé à foison de toute la rhétorique sur le « Retour de la Bête », rhétorique ayant remplacé celle du « Grand Soir » puisque celui-ci, finalement, ne viendra pas. Le premier ministre a appelé à « tailler en pièces (…) ces mouvements d’inspiration fasciste et néonazie qui font tort à la République ». Des groupuscules qui, pourtant, d’après Nicolas Lebourg, historien spécialiste des droites extrêmes et interviewé dans ces divers journaux, ne semblent pas représenter un danger très conséquent : « On estime le nombre de membres dans les groupuscules d’extrême droite à 3000. Depuis l’entre-deux-guerres, l’extrême droite radicale n’arrive pas à se développer, à fédérer. Ils n’ont pas de force mobilisatrice. » Et c’est donc contre ça que nous devrions être impérativement défendus ? Au fond, le drame historique des antifascistes, c’est qu’ils luttent contre des moulins à vent pendant que les conditions d’un réel totalitarisme technico-financier se mettent en place dans leur dos, parfois même avec leur complicité. La gauche n’a plus aucune légitimité, hormis la chimère de la lutte antifasciste qui est un piège à gogos.
Le « critère Méric »
En conclusion, on peut donc remarquer que les médias ont globalement relayé une salve de propagande tirée depuis le gouvernement pour s’extirper de ses difficultés, sans jouer leur rôle de contre-pouvoir, sans opposer une lecture critique à cette escroquerie intellectuelle pourtant si manifeste et alors qu’ils possédaient absolument tous les éléments pour ce faire, le jour même de l’annonce du décès de Clément Méric. Le « critère Méric » restera, pour juger, en France, de la hiérarchie des faits divers et de l’importance des cadavres selon leur digestion par le système médiatico-politique. Et il témoignera également de l’invraisemblable cynisme dont est capable de faire preuve la majeure partie de la caste dominante afin de préserver ses prérogatives.
M.D.