L’AFP n’échappe pas au phénomène désormais quotidien du « check-news », qui consiste à rétablir la « vérité », au sens presque platonicien, puisque, pour le philosophe antique comme pour nombre de journalistes, le vrai ne se détermine que par ce qui est (ou leur apparait comme) juste.
« Factuel », c’est donc le petit nom de l’exercice « check-news » quotidien de l’AFP. « Factuel », rappelons-le, c’est aussi ce qui relève de l’ordre du fait, qui est observable et réel. Face aux contestations « méphitiques » (selon les termes du Monde) du bien-fondé du Pacte de Marrakech approuvé (et non encore signé) lundi 10 décembre 2018, l’AFP a donc aiguisé sa plume, et a vaillamment essayé de pourfendre les préjugés. L’exercice, cependant, résiste mal à l’analyse des faits, et ne révèle qu’un travail laborieux et assez peu empreint de neutralité.
« Circulez, y’a rien à voir »
Dès le titre, le lecteur est fixé : « Non, la France ne va pas abandonner sa souveraineté migratoire en signant un pacte des Nations unies »
Un parti-pris assez amusant quand on sait que le choix d’un titre, en presse écrite, est un exercice complexe, puisqu’il doit, à l’instar d’une robe de cocktail, en montrer assez sans en révéler trop, et exciter la curiosité du lecteur sans tomber dans le racolage. Dès lors que le titre fournit une réponse tranchée, surtout dans un exercice de « fact-checking », le journaliste est presque certain de perdre la moitié de son lectorat. Dévoiler la conclusion dans l’introduction, c’est bon pour un exposé à Sciences-Po, pas pour un article de presse.
Un titre interrogatif eût été de meilleur aloi. Ne serait-ce que pour faire durer le suspense, et prolonger le plaisir qui, comme chacun le sait, est dans l’attente.
Le chapô est du même tonneau :« Une quantité impressionnante de posts Facebook et Twitter, parfois partagés des dizaines de milliers de fois, affirment qu’un “Pacte migratoire”, que doit signer Emmanuel Macron, va essentiellement contraindre la France à abandonner sa souveraineté migratoire aux Nations unies. Mais si le document existe, et fait l’objet parfois de très vives polémiques, il est non contraignant, et ne fait qu’avancer des principes ».
Si le chapô n’est pas censé être un résumé de l’article, il doit être à la fois une introduction à ce qui va y être développé et une contextualisation de la problématique qui y sera abordée, en posant le décor : qui ? quoi ? où ? quand ? Ici le journaliste impose derechef ses propres conclusions : le pacte « est non contraignant, et ne fait qu’avancer des principes ». Vraiment ? Reprenons l’introduction de l’article.
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L’article : un condensé de méthodes contestables et anti-journalistiques
« Son titre officiel est “Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières”.
C’est un document des Nations unies, qui recense avant tout des principes –défense des droits de l’Homme, des enfants, reconnaissance de la souveraineté nationale–, ainsi qu’une vingtaine de propositions pour aider les pays à faire face aux migrations ».
Dans les faits, ce pacte ne fait pas que recenser « avant tout des principes ». Et pour cause : si on se réfère au propos introductif de la résolution 72/244 qui a mis en place la Conférence intergouvernementale chargée de rédiger le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, les choses apparaissent moins tranchées :
« le pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières constituerait un ensemble de principes, d’engagements et d’accords entre les États Membres »
Des principes donc, c’est vrai, mais également des engagements. Pour autant laissons au rédacteur le bénéfice du doute, après tout, il y a selon lui « avant tout des principes », donc, pas seulement des principes. Creusons, et comptons…Dans le Pacte, les principes et ambitions directeurs sont décrits sur 3 pages, de la 3ème à la 6ème. Donc, 3 pages de principes dans un document de 41 pages. Mathématiquement, 7% de principes, c’est trop peu pour justifier un « avant tout »…
Des objectifs aux engagements puis aux moyens d’action
Poursuivons… : « ainsi qu’une vingtaine de propositions pour aider les pays à faire face aux migrations ». Il y en a 23 exactement, regroupées sous le titre « Notre cadre de coopération ».
Ledit cadre est introduit de la manière suivante :
« Nous réaffirmons la Déclaration dans son intégralité et allons plus loin en définissant le cadre de coopération ci-après, qui comprend 23 objectifs et prévoit des moyens de mise en œuvre du Pacte mondial ainsi que des mécanismes de suivi et d’examen. Chaque objectif est associé à un engagement, suivi d’une série de mesures regroupant des moyens d’action et des pratiques optimales ».
Le vocabulaire ne laisse pas place au doute : « Moyens de mise en œuvre », « mécanismes de suivi et d’examen », « ENGAGEMENT », « moyens d’action »…On dépasse la simple notion de « principes », à ce niveau-là. Le qualificatif « contraignant » siérait même mieux.
Poursuivons et citons l’article: « Ce texte est-il contraignant ?
Non, et c’est écrit noir sur blanc dans le Préambule : “Le Pacte mondial réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales et leur droit de gérer les migrations relevant de leur compétence, dans le respect du droit international”. »
On constate deux choses. La première, le journaliste paresseux s’est contenté du préambule. La seconde, il méconnaît totalement les mécanismes du droit international. Pourquoi ?
Un mécanisme depuis longtemps en route avec effet de cliquet
Pour comprendre le fond du problème, il faut examiner les textes en amont:
La déclaration de New-York que nous évoquions plus haut, renvoie à une résolution de l’AG de l’ONU, la 70/1 du 23 septembre 2015, intitulée « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030 ».
Cette résolution est clairement empreinte d’une idéologie qui veut voir dans les migrations un phénomène positif. Quelques exemples :
- « Lorsque nous avons adopté, il y a un an, le Programme de développement durable à l’horizon 2030, nous avons clairement souligné la contribution positive apportée par les migrants à une croissance inclusive et à un développement durable. Cette contribution rend notre monde meilleur. Les avantages et les possibilités associés à des migrations régulières, sûres et ordonnées sont considérables et généralement sous-estimés ».
- « Ce Programme a une portée et une importance sans précédent. Il est accepté par tous les pays et applicable à tous, compte tenu des réalités, capacités et niveaux de développement de chacun et dans le respect des priorités et politiques nationales. Les objectifs et les cibles qui y sont énoncés ont un caractère universel et concernent le monde entier, pays développés comme pays en développement ».
- « 18. Nous annonçons aujourd’hui 17 objectifs de développement durable assortis de 169 cibles qui sont intégrées et indissociables. Jamais encore les dirigeants du monde ne s’étaient engagés à mettre en œuvre collectivement un programme d’action aussi vaste et universel. (…)Dans ce cadre, nous réaffirmons notre attachement au droit international et soulignons que la mise en œuvre du Programme devra être conforme aux droits et obligations des États selon le droit international ».
D’aucuns répondront qu’une simple résolution de l’AG de l’ONU n’est pas contraignante pour les États. C’est vrai, puisque seules les résolutions du Conseil de Sécurité s’imposent aux États. Mais…
Le piège se referme
… Mais il faut garder en mémoire l’ensemble du mécanisme pour bien comprendre le piège.
- La résolution non contraignante 70/1 de 2015 a abouti à la Convention de New-York.
- La Convention de New-York de 2016 a abouti à la rédaction d’un texte, non contraignant par lui-même en théorie.
- Ce texte, le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » a été approuvé à Marrakech les 10 et 11 décembre 2018.
Ce texte est un pacte. Un terme relativement inusité depuis la création de la SDN. Mais, en droit, un pacte est un traité. C’est-à-dire un document qui, dès lors qu’il est signé, acquiert une valeur juridique contraignante.
Par exemple, un des derniers pactes en date est « Le pacte international relatif aux droits civils et politiques », du 16 décembre 1966.
Le mécanisme d’adoption de ce pacte est exactement le même que pour celui qui nous occupe : Résolution créant une commission (la Commission des droits de l’Homme) chargée de la rédaction du pacte ; Signature du pacte ; intégration dans le droit national des Etats ; mise en application obligatoire dans le temps et applicabilité directe par les juridictions des États signataires.
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Loin de se pencher sur ces questions, l’article pose la question à deux « spécialistes ».
- Solène Bedaux, « chargée de plaidoyer au Secours catholique-Caritas, contactée par l’AFP, et qui achève à Marrakech son suivi des négociations lancées en 2016 », et qui conclut péremptoirement que « la conclusion est claire: non, il n’y a pas d’invention de nouveaux droits (au profit des migrants, NDLR)”. Cette analyse, de par la partialité de l’intervenante, est nulle et non avenue.
- Serge Slama, présenté en encart comme professeur de droit à l’Université de Grenoble-Alpes, confirme : “Ca ressemble un peu à la convention de Paris (COP21, ndlr) en matière de climat. C’est un texte qui cadre, et dit que les Etats se fixent des objectifs”. Et de conclure : “Si la France ne mettait pas en œuvre un objectif, un migrant ne pourrait aller devant une juridiction pour contester cela”.
Oui, sauf que Serge Slama n’est pas QUE professeur de droit, comme en témoigne sa fiche Wikipédia : « Il est également connu comme militant associatif pour les droits des étrangers. À ce titre, il est membre du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s) et a travaillé sur certains de ses recours ».
Son impartialité sur le sujet est donc hautement contestable. D’autant que Serge Slama ne dit pas toute la vérité : les migrants ne pourront peut-être pas intenter de recours eux-mêmes. Mais les associations d’aide aux migrants, ne s’en privent pas et le feront pour eux. Ce que Monsieur Slama ne saurait ignorer, puisque le GISTI est précisément à l’origine d’une jurisprudence majeure sur la question du droit au regroupement familial… Ici le rédacteur de l’AFP se fait simple propagandiste.
Il eut été intéressant de se référer aussi à des avis plus neutres de personnes un peu mieux informées des procédures onusiennes, comme par exemple, André Sirois, avocat auprès de l’ONU et ex-conseiller juridique auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui voit dans le pacte de Marrakech « un piège », par exemple. On peut aussi penser à l’historien du droit Jean-Louis Harouel que nous avons cité dans deux articles de l’Observatoire sur le pacte. Le premier en commentant un assez joli ensemble de mensonges https://www.ojim.fr/quand-samuel-laurent-des-decodeurs-du-monde-ment-comme-un-arracheur-de-dents/ de Samuel Laurent dans Le Monde, le second sur un article du Point sur le pacte. Une sorte d’unanimité des médias dominants sur le sujet, d’aucuns y verraient un entre soi dangereux, surtout pour les médias.