L’Observatoire du journalisme est abonné à L’Antipresse de l’écrivain francophone suisse d’origine serbe Slobodan Despot. Nous avons reproduit plusieurs fois des articles de cette publication comme récemment un épatant papier d’Eric Werner sur la censure en Suisse. Antipresse devenu Le Drone souffle ses trois bougies et son 156ème numéro. À cette occasion, nous avons interrogé son créateur.
Ojim : Slobodan Despot, quelle est la genèse de votre Antipresse ?
Il n’y a que le provisoire qui dure ! Quand on pense à ce qu’est devenu le projet, son origine paraît vraiment burlesque. En réalité, c’est parti d’une exaspération. Jean-François Fournier, journaliste de métier et de talent, et moi-même, avons lancé L’Antipresse sous forme de simple lettre par e‑mail le 6 décembre 2015. C’était le jour où la conseillère fédérale (ministre du gouvernement suisse) Eveline Widmer-Strumpf prenait sa retraite après avoir détruit la place financière suisse et capitulé en rase campagne face aux chantages américains. Nous savions néanmoins que ce départ susciterait un obséquieux et angélique concert de louanges dans les médias officiels et nous avions décidé d’y glisser, avec nos modestes moyens, au moins une fausse note. Le retour en termes d’abonnements et de réaction a dépassé nos espérances. Très rapidement, bien que notre QG soit situé en Suisse, les lecteurs français sont devenus majoritaires dans la communauté.
Ojim : Quel est le concept d’Antipresse?
Résumons d’abord l’essence du projet. « Le monde à livre ouvert » : c’est l’une de nos devises — l’autre étant ce mot d’ordre médiumnique de Victor Hugo : « voir des choses au-delà des choses ». À la platitude, à l’absence de perspective historique, culturelle, humaine de l’information de masse, opposer une chronique distanciée et libre — de cette liberté de pensée que donne la culture — de notre temps de troubles.
De la lettre hebdomadaire gratuite au magazine virtuel (16 pages au format PDF) sur abonnement, le concept a peu à peu évolué. JFF est parti à cause d’un engagement professionnel, cinq nouveaux rédacteurs se sont joints (Pascal Vandenberghe, éditeur et propriétaire de la chaîne de librairies Payot ; Eric Werner, philosophe politique bien connu ; Fernand Le Pic, analyste ès-affaires internationale s; Sébastien Fanti, avocat, spécialiste mondial de la protection des données sur internet ; Arnaud Dotézac, juriste, journaliste et philologue).
Nous avons conservé néanmoins un point d’ancrage immuable : la sortie à 7 heures du matin chaque dimanche. Nous nous sommes rendus compte que c’était peut-être le meilleur timing de publication en termes de temps et de fraîcheur d’esprit disponibles.
Avec notre approche littéraire portant sur une variété de sujets, nous adressons à un public plutôt cultivé, plutôt sceptique, et donc assez élitaire, mais très engagé et très fidèle. Le moindre retard à la parution du Drone nous vaut des protestations immédiates, y compris par SMS. Heureusement, c’est assez rare. Depuis trois ans, nous n’avons pas manqué un seul dimanche !
Ojim : Pourquoi avoir rajouté le surtitre Le Drone ?
Simplement pour marquer la valeur ajoutée que représentait la transformation de la lettre de L’Antipresse en un véritable petit magazine, avec une typographie soignée et un français impeccable. De plus, l’idée du Drone qui « observe, analyse, intervient » sur les « choses vues d’en haut » nous semblait résumer assez bien notre démarche (le côté agression et flicage mis à part, bien entendu).
Ojim : En trois ans d’existence quel bilan éditorial pouvez vous faire ?
Le bilan, nous le récapitulons en chiffres dans chaque lettre du dimanche. Nous en sommes, notamment, à plus de 600 articles de fond originaux, plus de 1000 turbulences (chroniques brèves), une centaine de tribunes offertes à des voix qu’on entend trop peu… Mais la quantité ne serait rien si elle n’était sous-tendue, à chaque paragraphe, par une exigence d’originalité, de style et de sérieux. J’ose affirmer que les archives de l’Antipresse sur ces 156 dernières semaines permettront aux historiens de demain de nuancer sérieusement les représentations admises de la réalité de l’Occident et du monde entre 2015 et 2018.
Nous n’avons évidemment jamais atteint l’audience des grands sites d’information ou de «réinformation» — mais nous ne l’avons jamais cherchée. L’Antipresse est aux médias sur l’internet ce que le vinyle est au streaming ou au MP3: un plaisir d’écoute sans déperdition où même le grésillement ajoute au charme, une façon stylée d’aborder la musique, mais aussi le signe de ralliement d’une certaine sphère culturelle et un marché gratifiant et prospère dans sa niche.
Ojim : La plupart des médias de grand chemin (une formule que nous vous empruntons) sont financés par des groupes industriels ou financiers, vous considérez vous comme indépendant ?
Bien évidemment, puisque la publication ne vit que des abonnements que nous versent nos lecteurs. C’est du reste à mon avis la seule voie pour un journalisme libre et viable dans le temps. Entre les annonceurs, les propriétaires et les sponsors d’État, le spectacle des médias de grand chemin ressemble plutôt à un banquet médiéval où des bouffons se démènent pour arracher un sourire d’approbation à leurs seigneurs et maîtres.
Ojim : Vous êtes connu à la fois pour votre activité politique passée, comme conseiller d’Oskar Freysinger, mais aussi comme écrivain et éditeur. Quelle activité privilégiez-vous ?
Je ne suis romancier que depuis peu de temps — et pourtant c’est l’expérience créative et spirituelle la plus marquante de ma vie. Voir vos deux premiers manuscrits publiés aussitôt chez Gallimard et recevoir des prix vous donne de quoi repenser la suite de votre carrière. Des amis qui me veulent du bien me poussent à ne faire que cela.
Pourtant j’aime l’écrit sous toutes ses formes et j’ai de la peine à laisser passer sans broncher les cascades d’âneries qui nous tiennent lieu d’information. Je suis un écrivain impliqué, somme toute (plutôt qu’engagé), comme on l’était ordinairement avant les minauderies éthérées du Nouveau roman. Écrire des pamphlets au vitriol n’empêchait pas les romanciers de développer une œuvre sereine et subtile.
Ojim : Papier ou digital, entre les deux mon cœur balance, et le vôtre ?
Papier, bien entendu — et ce n’est pas qu’une affaire de cœur. À l’ère de la manipulation et de l’instrumentalisation de tout — y compris l’information et la connaissance —, l’impression sur papier est une garantie contre l’amnésie, voire la censure, qui nous menace tous sur le net (car nous oublions trop vite que les libertés qui nous restent ne nous sont concédées qu’à bien plaire par les propriétaires de ce vaste bac à sable). Pour effacer un livre ou une revue comme on désactive un compte Twitter, MM. les censeurs devront se lever de bonne heure ! L’an dernier, nous avons tenté de lancer une formule papier, sans toutefois atteindre le seuil critique d’abonnés. Mais nous ne désespérons pas.
Ojim : Comment recevoir L’Antipresse/Le Drone, comment et où un lecteur français peut il s’abonner?
C’est très simple : à l’occasion de cet anniversaire, nous venons de mettre en place un site internet très moderne et très complet (antipresse.net), et cette légère concession à la mode vous donne à la fois accès au Drone hebdomadaire et à ses archives, mais aussi à toute la bibliothèque des articles par auteurs et par thèmes. Jusqu’ici, il fallait conserver ses lettres hebdomadaires et les archiver soi-même, comme avec les magazines de jadis. L’abonnement annuel est de 50 euros, soit un euro par édition.
Slobodan Despot, nous vous remercions.