François-Bernard Huyghe, médiologue, directeur de recherche à l’Iris a déjà écrit une trentaine d’ouvrages parmi lesquels La Soft idéologie (Robert Laffont), La Désinformation (Armand Colin), Dans la tête des gilets jaunes (V.A. Editions), Fake news (V.A. Editions). Il vient de publier aux éditions du Cerf L’Art de la guerre idéologique, sur lequel nous l’avons interrogé.
On parle d’un épuisement des grands récits, d’un désenchantement vis-à-vis des mythes mobilisateurs. Parler d’idéologie en 2020 est-il encore d’actualité ?
François-Bernard Huyghe : Plus personne ne croit, comme à la la fin du XX° siècle, qu’une des deux grandes utopies opposées doive l’emporter bientôt : ou bien le communisme ou bien la société libérale d’abondance, avec fin de l’histoire. Il y a un mythe pour lequel certaines minorités sont encore prêtes à donner leur vie : le califat djihadiste promet le salut de l’âme et la conquête de la Terre qui devra se soumettre à la loi divine. Il ne sépare pas guerre idéologique de guerre tout court.
Un autre mythe se répand, surtout chez les jeunes, la terreur climatique : ou bien nous freinons le réchauffement (mais comment ? par des «modes de vie » par des changements politiques autoritaires imposant la pénurie ?) ou tous les vivants périssent. C’est plutôt une dystopie (le contraire d’utopie) : un monde effroyable auquel nous pouvons, au mieux, espérer échapper.
Enfin les catégories droite/gauche sont rendues obsolètes par la monté des populismes. Ils réclament à la fois la sécurité et la protection de leur identité par l’autorité du peuple. Face à eux, les progressistes sont le parti du plus du même : plus de libéralisme économique et de libéralisme « sociétal », plus d’ouverture au monde, plus de droits individuels ou communautaires, plus de gouvernance, etc. Les premiers vivent dans la colère : ce qu’ils aiment disparait, dont la Nation. Les seconds vivent dans la peur : tout allait si bien et voilà que les populistes ou les pays illibéraux répandent des « fantasmes »!
Puisque l’idéologie est encore prégnante dans notre quotidien, comment se propage t’elle ? A‑t-elle une ou des stratégies ?
F.B.H. : Par principe, s’il y a deux idéologies, une doit être dominante (celle des dominants) ; elle s’appuie sur les pouvoirs et les institutions, souvent avec transmission verticale, via l’église, l’école, les puissants et les officiels… Puis on a découvert, surtout après 68, comment des courant d’idées pouvaient se propager via des élites critiques, les médias, l’art, la mode, les nouvelles mœurs, une contre-culture ludique, hostile à toute autorité (affaire d’hégémonie culturelle aurait dit Gramsci). Or voici, en particulier avec les réseaux sociaux, qu’une parole populiste, d’en bas, conteste la représentation officielle mais aussi la prédominance des « bobos » moralisateurs. Et comme cette force tend à gagner des élections et obtient une visibilité dans la rue ou dans les cyberespace, cela inquiète le bloc élitaire. Il réagit, notamment en dénonçant les « idées de haine », les stéréotypes, le complotisme, les fakes, les idées archaïques…
Le pouvoir de l’idéologie dépend, certes des intérêts matériels de classe ou de l’éducation de qui la professe, mais aussi des visions, y compris morales et esthétiques, que partagent spontanément les gens qui se ressemblent. Sans oublier la capacité d’imposer le silence (ou le ridicule) à l’adversaire.
Vous consacrez un chapitre aux intellectuels, la figure sartrienne ou foucaldienne de l’intellectuel phare inspire t’elle encore nos contemporains ? Si oui, quel est le rôle actuel des intellectuels ?
F.B.H. : Sartre incarnait l’intellectuel généraliste : il indique la bonne démarche révolutionnaire (individuelle et politique) pour guider le peuple. Foucault incitait plutôt l’intellectuel dit spécifique, compétent dans un domaine, à démonter les mécanismes du pouvoir (donc l’idéologie qui les dissimulait). En ce sens, il est toujours à la mode de se réclamer de Foucault ou de la « French theory » (surtout aux USA) ; il s’agit de démasquer le patriarcat, l’oppression sexuelle, les mentalités coloniales et se présenter en libérateur (mais de quoi ? et pour quel nouveau rapport ?). Bref, toutes les oppressions sauf sociales.
Par ailleurs, l’intellectuel public est concurrencé par l’expert ou la grande conscience médiatique, chargés d’indiquer les « lignes rouges » à ne pas franchir et les indignations à partager. Pour ma part, je serais flatté si vous me considériez comme un intellectuel « orwellien ». Fonction : résister à la pression conformisante, notamment du langage, dire ce que l’on voit et défendre la décence commune. Ce n’est déjà pas si mal.
Vous parlez d’« influence sans frontières », pouvez-vous préciser ?
F.B.H. : L’influence idéologique franchit les frontières. Ce fut longtemps une internationale communiste relayée par les idiots utiles. Ce fut aussi le soft power américain répandant à travers la marchandise et les médias un modèle mondial auquel s’identifier partout. Mais l’influence internationale est maintenant liée à la technologie numérique : on croyait dans les années 90 (voire au moment du printemps arabe) que tous les citoyens pourraient s’exprimer sur le Net et former un pouvoir populaire incontrôlable. Depuis, on a vu comment des pays comme la Chine contrôlent les idées aussi par la surveillance numérique. Ou comment, dans nos pays occidentaux, les grands du Net (GAFA, etc.) savent éliminer via leurs algorithmes les discours dits « de haine, de désinformation, non appropriés ».
Puisque décidément nous n’en avons pas fini avec l’idéologie, comment la démasquer voire la combattre ?
F.B.H. : Personne n’en est indemne mais chacun peut au moins essayer de repérer les mécanismes idéologiques, chez l’autre et chez soi. D’abord les passions (pompeusement baptisées valeurs) qu’elles dissimulent. Ensuite le fait qu’elles pensent pour nous en fournissant une explication qui marche à tous les coups. Mais aussi en se rappelant en quelle compagnie nous mettent nos convictions (ceux qui pensent spontanément comme nous) et quels adversaires elles nous désignent (la populace, les riches, les archaïques, les agents de l’étranger, les bobos hypocrites, etc.). On peut partager des constats sur le comment sans adhérer au même but : ainsi, être d’accord avec Charlie contre la censure des associations de vertus promptes à s’indigner au nom des victimes et du politiquement correct, (ONG et lynchages en ligne), sans souhaiter le même monde que Charlie.
Quant à vaincre l’idéologie adverse, cela suppose d’abord un message persuasif, mais aussi des médias pour capter du temps de cerveau humain. Il faut aussi adapter le discours à un milieu qui soit réceptif à vos thèses. Et surtout, il faut des relais : des groupes humains, plus ou moins organisés prêts à amplifier le message et à imposer un certain code d’interprétation aux autres.
François-Bernard Huyghe, L’Art de la guerre idéologique, Cerf éditeur, 2019, 173p, 14 €