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Le délire woke s’attaque à Spirou

12 novembre 2024

Temps de lecture : 11 minutes
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Le délire woke s’attaque à Spirou

Temps de lecture : 11 minutes

Le 29 octobre 2024, une internaute partageait sur son compte X une vidéo où elle exprimait son dépit concernant l’avant-dernière aventure de Spirou, Spirou et la gorgone bleue, album signé par le scénariste Yann et le dessinateur Dany. Un volume paru en septembre 2023. Un an auparavant donc. Les raisons de son dépit ? Des personnages afro-américains, qui seraient dessinés avec des traits simiesques marqués. Animalisés, en somme. Conséquence immédiate ? Le tribunal médiatique a frappé : l’album est devenu définitivement indisponible, retiré de la vente en 48 heures. Y compris au format epub. Sans que rien ne se passe du côté de la justice réelle et du droit : les tribunaux.

Ou en est Spirou ?

Le per­son­nage his­torique, crée par Frankin, repris ensuite par Fournier, puis par Nick & Cau­vin, Tome & Jan­ry et enfin Munuera & Mor­van est décédé avec l’album 56, La mort de Spirou, oeu­vre de Abi­tan, Guer­rive et Schwartz. L’univers se pro­longe dans les aven­tures de Zor­glub, celles de Super­Groom ou du Petit Spirou. La série offi­cielle est cepen­dant, pour l’heure, arrêtée depuis 2022. La série, d’inégale valeur selon les péri­odes, les scé­nar­istes et les dessi­na­teurs, con­naît pour­tant un véri­ta­ble pro­longe­ment par le biais d’une col­lec­tion spé­ci­fique : « Le Spirou de… ». Col­lec­tion dont plusieurs albums sont de véri­ta­bles réus­sites, à com­mencer par Spirou chez les fous de Jul & Libon ou Spirou chez les Sovi­ets de Tar­rin & Nei­d­hardt. La col­lec­tion vise à faire revis­iter les per­son­nages créés par Frankin par des auteurs actuels. C’est dans cette col­lec­tion que s’inscrit l’album de Yann et Dany, Spirou et la gor­gone bleue. Le dessi­na­teur, Dany, est con­nu pour sa propen­sion à accentuer et car­i­ca­tur­er les traits de tous ses per­son­nages, depuis ses débuts, c’est sa spé­ci­ficité en tant que dessi­na­teur, libre à cha­cun d’apprécier ou non.

Le pitch de Spirou et la Gorgone bleue d’après ActuaLitté (31/10/2024)

« Spirou et la gor­gone bleue, 21e vol­ume de la série Le Spirou de…, racon­te un reportage sur un groupe qual­i­fié d’« éco­lo-ter­ror­iste », à l’oc­ca­sion duquel Sec­co­tine décou­vre que ses activ­ités sont en réal­ité financées par le comte de Champi­gnac, l’a­mi de longue date de Spirou et Fantasio.
Déci­dant de pour­suiv­re l’en­quête, le célèbre duo se retrou­ve mal­gré lui embar­qué sur un porte-avions, pris au cœur d’un affron­te­ment intense opposant un mil­liar­daire pro­duc­teur d’en­grais chim­iques haute­ment pol­lu­ants et une organ­i­sa­tion entière­ment fémi­nine, déter­minée à lut­ter con­tre la mal­bouffe et la pol­lu­tion des océans avec des méth­odes pour le moins originales. »

Les faits

Bien que la vidéo ait été retirée d’internet par son auteur, du fait de la quan­tité de réac­tions, cer­tains spé­cial­istes auto-proclamés es bande-dess­inée, comme Boidin, co-créa­teur d’un pod­cast en par­tie dédié (48pop), ont dévelop­pé la polémique sur les réseaux soci­aux, à com­mencer par un X qu’ils dén­i­grent pour­tant beau­coup ces temps-ci, du fait de l’implication de Musk aux côtés de Trump. Boidin a pub­lié une par­tie des planch­es et demandé : « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez Dupuis ? La carte d’adhérent au RN est-elle fournie avec la BD ? ». Notons que, comme sou­vent dans ces cas-là, celui qui s’offusque et se dresse au nom de l’antiracisme ne s’embarrasse pas de pré­ci­sion. Car, redis­ons-le : ce n’est pas le « dernier Spirou » mais l’avant-dernier et le fait qu’une année soit passée avant que la polémique n’apparaisse peut interroger.

À bien regarder les planch­es, cha­cun décou­vri­ra (ou retrou­vera) la car­ac­téris­tique du dessin de Dany : exagéra­tion du trait et car­i­ca­ture. Cela vaut autant pour la femme mem­bre de la CIA, au physique et à la poitrine que l’on ne croise pas à tous les coins de rue, que pour les mem­bres afro-améri­cains de l’équipage, mis à l’honneur à l’instar de celui qui s’occupe d’informatique et a plus le vis­age d’un petit génie que d’un ani­mal, que pour les améri­cains allongés sur les plages et incroy­able­ment obès­es. L’équipage est majori­taire­ment noir et com­mande un porte-avion unique, une mer­veille de tech­nolo­gie. Ce n’est pas rien. Un porte-avion entière­ment fur­tif du fait d’un revête­ment noir et d’une matière spé­ci­fique. Ce qui amène son « pacha » (le com­man­dant du navire dans le jar­gon de la marine de guerre) à dire que même l’équipage est fur­tif. Et de rire de son humour décalé, por­tant sur lui-même. Chaque com­mu­nauté dans le monde a son pro­pre humour por­tant sur elle-même, rien de choquant. Ne par­le-t-on pas d’humour juif par exem­ple ? Mais ici, il sem­ble que cela choque les traque­urs woke en chef.

Qu’est-ce qui choque les afi­ciona­dos de X effarouchés en réal­ité ? Spirou, la jolie fille de la CIA et l’équipage du porte-avion ont ordre d’aller « don­ner une bonne fes­sée à des badass girls éco-ter­ror­istes ». A en croire ces planch­es, les méchants seraient de gauche ? Cela suf­fi­rait à cho­quer les mil­i­tants woke. Ce n’est pour­tant pas unique­ment cela : le pacha du navire est une grosse femme noire qui emploie un lan­gage de char­reti­er et est une sorte d’incontrôlable sol­dat, du genre que, dans les représen­ta­tions français­es, on ne trou­verait qu’au Texas, chez les redneck’s pro-Trump. Ici, Dany n’a pas représen­té l’afro-américaine idéale des beaux quartiers bobos de Paris. Pas de chance, celle de l’album existe en des cen­taines de mil­liers d’exemplaires dans la réal­ité américaine.

Qu’en pensent les éditions Dupuis ?

La réac­tion de Dupuis ? L’éditeur a immé­di­ate­ment bais­sé son pantalon :

« pro­fondé­ment désolées si cet album a pu cho­quer et bless­er. Cet album s’in­scrit dans un style de représen­ta­tion car­i­cat­ur­al hérité d’une autre époque. »

Et :

« Plus que jamais con­scients de notre devoir moral et de l’im­por­tance que représente la bande dess­inée en tant qu’éditeur et plus large­ment le livre dans l’évolution des sociétés, nous prenons en ce jour la pleine respon­s­abil­ité de cette erreur d’ap­pré­ci­a­tion. C’est pourquoi, nous tenons à présen­ter nos plus sincères excus­es. Nous avons mis en œuvre le retrait de l’ou­vrage de l’ensem­ble des points de vente. »

Notons qu’au même moment, sous la pres­sion de syn­di­cats et de mou­vances de gauche, les agences de pub­lic­ité tra­vail­lant avec la SNCF décidaient de ne pas faire de pub­lic­ité pour le livre à venir du prési­dent du pre­mier par­ti poli­tique de France, Jor­dan Bardela„ dans le même temps, les libraires dits indépen­dants sig­nifi­aient sans le dire offi­cielle­ment qu’ils ne vendraient pas ce livre. Des libraires qui ne vont pas man­quer d’occupation, avec toute cette cen­sure à met­tre en œuvre.

Quelques réactions dans les médias français

Plusieurs médias français ont rap­porté l’évènement. Pour Le Monde (1er novem­bre 2024), « Les édi­tions Dupuis ont réa­gi, jeu­di 31 octo­bre, à une vague d’indignation sur les réseaux soci­aux visant Spirou et la gor­gone bleue, sor­ti en sep­tem­bre 2023 ». Le quo­ti­di­en indique que le fait de promet­tre au pilon une bande-dess­inée est un fait peu banal, s’expliquant ici par « des accu­sa­tions de représen­ta­tion raciste ». Pour Le Monde, les per­son­nages noirs auraient des traits stéréo­typés comme des lèvres sur-dimen­sion­nées ou des mâchoires ani­males. Le jour­nal pré­cise que Dany récuse tout racisme et plaide la car­i­ca­ture. Mais il ne s’agit pas vrai­ment de don­ner la parole à la défense puisque l’article du Monde enchaîne sur d’anciennes péripéties vécues par le dessi­na­teur, en ce qui con­cerne sa représen­ta­tion hyper-sex­u­al­isée des femmes par exem­ple. Le lecteur pour­ra se deman­der quel avenir aura la bande-dess­inée éro­tique sur de telles bases. Un amal­game est évidem­ment fait avec une autre affaire, afin que Dany ne soit pas défend­able : l’affaire et les griefs con­tre Dany « rap­pelant ceux qui, il y a deux ans, avaient accom­pa­g­né la polémique autour de Bastien Vivès, accusé de faire l’apologie de la pédophilie ». La con­clu­sion est pro­pre­ment hal­lu­ci­nante et mérite d’être citée intégralement :

« Que Dany, 81 ans, soit l’un des dessi­na­teurs préférés de Bastien Vivès n’est peut-être pas étranger au déclenche­ment de cette affaire ».

Selon Le Figaro, les per­son­nages noirs de Dany sont représen­tés « tels des singes ».

Du côté de Médi­a­part, l’indignation est à son comble :

« Com­ment a‑t-on pu en arriv­er là ? À mesure que l’on feuil­lette la bande dess­inée, la ques­tion se répète, s’am­pli­fie, jusqu’à for­mer une tor­nade d’in­com­préhen­sion. Dans Spirou et la Gor­gone bleue, paru en sep­tem­bre 2023 aux édi­tions Dupuis, cer­tains per­son­nages noirs ressem­blent à des singes. D’autres cochent toutes les cas­es des car­i­ca­tures racistes : une peau noir fon­cé, des lèvres sur­di­men­sion­nées d’une couleur rosée et, par­fois, des grandes mains et une mâchoire prognathe. »

Médi­a­part a con­tac­té Dany :

« Au télé­phone, le dessi­na­teur de l’al­bum, Dany, tente de nous expli­quer la « blague » : « On a repeint le porte-avions avec une couleur noire, qui lui per­met de ne pas être décelé par les radars. C’est un navire fur­tif”. La dimen­sion furtive est amu­sante. D’ailleurs, la pacha [com­man­dante du navire – ndlr] dit en rigolant que tout le per­son­nel est fur­tif. Ils sont tous blacks ! [sic] C’est ça qui amu­sait beau­coup le scé­nar­iste et qui m’a fait rire aus­si. C’était une bonne trou­vaille, un équipage com­plète­ment noir… »
Mais depuis quelques jours, une foule de nou­veaux lecteurs et lec­tri­ces est loin de partager ce point de vue. « Quand j’ai décou­vert les dessins, j’ai eu l’im­pres­sion que c’étaient des ani­maux qui étaient dess­inés, et non des humains », s’étonne le blogueur Seum­boy. » Médi­a­part insiste sur un point rap­porté par la direc­trice de pub­li­ca­tion de Dupuis : « Le dessi­na­teur est un homme de plus de 80 ans : il ne voy­ait pas en quoi ces dessins, qui sont des car­i­ca­tures, sont choquants ». Et revient sur son con­tact avec Dany : « Dany défend la « car­i­ca­ture » qui, « par déf­i­ni­tion, con­siste à forcer le trait ». Et d’ex­pli­quer un raison­nement à faire s’évanouir des mil­i­tants antiracistes : « Il est évi­dent que la plu­part des Africains, enfin presque tous d’ailleurs, ont des lèvres plus épaiss­es, plus gross­es que les Blancs, c’est un fait. Ça fait par­tie de la car­i­ca­ture. Il men­tionne ensuite les pro­tag­o­nistes blancs, qu’il con­sid­ère égale­ment avoir « car­i­caturé » : « Il y en a un qui ressem­ble à Trump, ce n’est pas par­ti­c­ulière­ment gen­til non plus… Et puis à ce moment-là, j’au­rais aus­si dû refaire le nez de Fan­ta­sio aus­si ? », ajoute-t-il à pro­pos de l’a­colyte de Spirou.Il admet toute­fois : « J’au­rais dû faire gaffe à ne pas dessin­er les Noirs comme dans les années 1960 ou 1980, c’est sans doute vrai […], mais je voulais me rap­procher de l’u­nivers de Spirou. Mon mod­èle absolu, c’est Fran­quin, c’est le genre de dessins qu’il fai­sait. J’en suis vrai­ment désolé et je voudrais présen­ter toutes mes excus­es à ceux que j’au­rais pu bless­er, car c’est totale­ment involon­taire. J’ai peut-être beau­coup de défauts, mais je ne suis pas raciste, ça, c’est certain. ».

Médi­a­part, pour qui l’affaire, est du pain béni va ensuite plus loin :

« Sur le blog pro­fes­sion­nel de Dany, on retrou­ve pour­tant une autre pub­li­ca­tion, preuve d’une incli­na­tion à déshu­man­is­er les per­son­nes noires, qui n’est pas pro­pre à la BD de Spirou. Le dessin mon­tre, d’un côté, les deux per­son­nages blancs créés par Dany, le fameux Olivi­er Rameau et son amie, s’op­pos­er à un groupe de cinq per­son­nes racisées. « Ça ne va pas être facile de les inté­gr­er, ces deux-là », soupire un pro­tag­o­niste noir aux airs de singe, avec de grandes oreilles, une grande bouche, un « muse­au » brun, entouré d’autres per­son­nages racisés. Comme si les per­son­nes blanch­es, dev­enues minori­taires, étaient vic­times de dis­crim­i­na­tions, dans une sorte de mise en abyme de la théorie raciste du « grand rem­place­ment ».

Nous sommes donc passés en quelques lignes du retrait d’un album de bande-dess­inées de la vente, sans pas­sage devant les tri­bunaux, au… « grand remplacement ».

Ven­dre­di 1er octo­bre, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles par­lait « d’arroseur arrosé » car dans le dernier endroit où Spirou et la gor­gone bleue pou­vait s’acheter, Ama­zon, l’album était en tête des ventes (rup­ture de stock le 4 novem­bre 2024). Pour RTL, si l’album a été retiré des ventes c’est parce que des « per­son­nes noires sont représen­tées comme des singes et qu’il y a des traits sex­istes ». De son côté, chaque fois qu’il est inter­rogé, Dany pré­cise bien qu’il a voulu ren­dre hom­mage à Spirou et Fran­quin, à un mon­u­ment de la bande-dess­inée en somme. Pour BFMTV, l’album con­tient des « dessins racistes ». Il en va de même pour Téléra­ma ou Fran­ce­in­fo. Seul Le Jour­nal du Dimanche nuance en indi­quant que l’album est retiré de la vente non pour racisme mais suite à « des accu­sa­tions de racisme ». Des accu­sa­tions, ce n’est pas pareil. C’est en attente de con­fir­ma­tion par le droit.

Le dessinateur banni d’un festival

Cha­cun jugera sur pièces aurait-on envie d’écrire sauf qu’en l’espèce… ce ne sera pas pos­si­ble puisque la cen­sure est passée, sans déci­sion de jus­tice, et que plus per­son­ne ne peut légale­ment se pro­cur­er cet album. La cen­sure ne s’arrête, de façon ubuesque, pas à Spirou et la gor­gone bleue mais con­cerne bel et bien la per­son­ne même du dessi­na­teur Dany. Ce dernier devait être la tête d’affiche du fes­ti­val Angers BD. Les organ­isa­teurs de l’évènement ont annulé sa venue, pure­ment et sim­ple­ment. La pré­somp­tion d’innocence et les lib­ertés con­crètes ont du souci à se faire en France semble-t-il.

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