À 170 km au nord-est de Paris, Vervins est une petite ville tranquille nichée au fin fond de l’Aisne sur la route de la Belgique. Située sur l’axe Paris-Laon-Bruxelles, elle a sa gare, son église solide, ses imposantes institutions religieuses, sa sous-préfecture… et son journal. Le dernier de France (et même peut-être d’Europe) imprimé au plomb. Chaque semaine, 1100 exemplaires de ce journal fondé en 1906 sont tirés sur des machines d’un autre âge. Une seule journaliste, qui gère aussi l’administratif et fait les paquets pour l’expédition. Un rotativiste-typographe retraité et un linotypiste, le dernier de France… mais qui a 23 ans et qui est là en apprentissage, bien décidé à prendre la relève. Un rédac-chef, Manuel Caré, ancien de l’Aisne Nouvelle. Et un atelier de 1875, qui abrite un journal deux fois sauvé de la faillite en 1988 et 1999 mais aujourd’hui… rentable.
Tel est le quotidien du Démocrate de l’Aisne qui est le sujet de deux articles très intéressants du JDD et de L’Express il y a quelques mois. L’hebdomadaire a un fax, mais pas de site internet, pas d’infographies, ni de cartes interactives. Et ne prévoit pas d’en avoir. Tout passe par le papier et le plomb. Du papier de grammage 48.8 et de laize 80, alors que les autres journaux utilisent des laize 80, et du plomb recyclé. Des résistances qui chauffent à 280° pour fondre le plomb. Et des pièces détachées, désormais introuvables. Ses 4 pages grand-format — chacune composée en un jour — sont densément remplies comme les journaux d’antan : les textes écrits petits, serrés, dans des colonnes verticales rangées par cantons, sans photos. La première page traite d’informations nationales et départementales et la dernière passe les annonces légales. Elles contiennent autant d’informations qu’un tabloïd de 16 pages.
C’est l’un des derniers journaux du monde imprimés au plomb. En Russie, les derniers journaux et imprimeries nichés au fin fond des provinces et de la Sibérie qui s’accrochaient au plomb (hot-metal typesetting) l’ont lâché au tournant des années 2000. En Nouvelle-Galles du Sud il existe le Don Dorrigo Gazette qui est le dernier journal d’Australie à être toujours imprimé au plomb, et ce depuis 1910, avec un tirage de 1150 exemplaires dont 150 expédiés par poste à des abonnés situés dans tout l’Etat.
Le Democrate de l’Aisne a été fondé en 1906 à l’initiative d’un jeune sous-préfet d’origine corse, Pascal Ceccaldi, qui souhaitait devenir député de la circonscription de Vervins. Il défiait alors le Dr Destin Dupuy, bien plus âgé que lui et puissamment relayé par le Grand Orient de France et le Libéral de l’Aisne. Il fonde alors son propre journal, un quotidien paraissant six jours par semaine. Et gagne ! Alors qu’il est élu député, il n’a pas trente ans. Réélu en 1910 et 1914, il part à la guerre comme sergent alors que la parution du journal est interrompue (et ce jusqu’en septembre 1919), est nommé sous-lieutenant à Verdun puis est blessé. En 1917, président du conseil général de l’Aisne et député, il s’active sans relâche pour organiser le ravitaillement du sud de l’Aisne toujours français et du nord du département envahi. Il meurt de la grippe espagnole le 6 novembre 1918, quelques jours avant l’armistice. Son journal lui survit, et la famille Ceccaldi reste à sa tête jusqu’en 1987 ; le journal ne paraît pas non plus de la défaite de 1940 à septembre 1944.
Géré depuis 1987 par une association présidée par Jacques Piraux — rédac-chef pendant 25 ans jusqu’en juillet 2013, il a un modèle économique bien établi qui dure depuis des décennies : 950 abonnés du cru et des gens de Vervins expatriés, quelques dizaines d’acheteurs au numéro qui le payent 60 centimes d’euro — bien moins cher que la plupart des hebdomadaires français pourtant imprimés sans plomb -, les annonces légales et les visites de l’imprimerie. Le directeur de publication confie au JDD : “Nous avons clos le dernier exercice à plus de 180 000 euros contre 153 000 euros le précédent. Notre résultat était bénéficiaire de 23 000 euros l’an passé” soit 17.6% d’augmentation. Un résultat que bien des médias pourraient lui envier. L’hebdomadaire — qui passe des textes en picard — est surtout un monument local, auquel ses abonnés sont attachés depuis des générations.