C’était presque réussi. Au vu du bruit dans les médias russes et ukrainiens, le lancement de Charlie Hebdo en Ukraine a failli être une grande réussite. S’il avait été vrai… La nouvelle a fait beaucoup de bruit dans les médias des deux pays, alors que la guerre civile du Donbass couve toujours et que, loin des projecteurs des médias européens, l’Ukraine devient chaque jour un état de plus en plus dominé par l’arbitraire général et les exactions de chacun.
Tout est parti de l’annonce par le portail ukrainien Bigmir le 30 avril dernier de la sortie prochaine d’un Charlie Hebdo en Ukraine. Le portail d’information s’appuyait sur la page Facebook (supprimée depuis) d’un certain François Anglande — qui se présentait comme un “prepress specialist” (spécialiste pré-presse) à Charlie Hebdo, vivant à Paris et originaire de Brest en Bretagne. Dans un français approximatif, il annonçait : “vous ne croirez pas : va bientôt lancer en Ukraine”. Selon lui les journalistes de l’édition ukrainienne écriraient eux mêmes leurs articles et les Français ne feraient que superviser le lancement.
Il dévoilait la Une du journal où, dans le style du journal satirique français étaient présenté l’oligarque Kolomoïsky, que sodomisaient le journaliste ukrainien Mustafa Nayyem (qui le critique sans cesse) et le président en exercice Petro Porochenko. L’oligarque était accroché à un tuyau de pétrole et criait “je suis UkrNafta”. Le dessin renvoyait au récent scandale lié à la compagnie pétrolière nationale ukrainienne, que Kolomoïsky avait fini par contrôler avec des moyens peu légaux, et qui lui a été reprise de force par le pouvoir ukrainien fin mars, après plusieurs combats jusque dans le centre de Kiev entre les structures policières de l’État ukrainien et les groupes paramilitaires financés par l’oligarque qui lui servent d’armée personnelle.
La nouvelle a été reprise par la plupart des médias ukrainiens et russes — y compris la version française de Sputnik (l’ancienne Voix de la Russie). Un politologue ukrainien avait même eu le temps de s’émouvoir pour la santé future des journalistes de Charlie Hebdo Ukraine au vu de la ligne d’opposition à gauche qu’ils avaient choisi. C’est vrai qu’en Ukraine, où la liberté de presse est bafouée quotidiennement et l’opposition au pouvoir réprimée par de nombreuses arrestations arbitraires, les médias libres, ou simplement sur une autre longueur d’onde que le pouvoir en place, sont très mal vus et leurs collaborateurs sont en danger de mort. Quand ils ne sont pas tués comme le journaliste prorusse Oles Bouzina, assassiné le 16 avril 2015 à Kiev.
La nouvelle coïncidait aussi avec l’annonce du lancement en Russie d’un hebdomadaire satirique gratuit dans le style de Charlie Hebdo, et disposant d’un nom aux consonances proches : Charj i Pero. Mais contrairement à Charlie qui ne cache ni la brutalité vulgaire de ses dessins, ni son positionnement opposé à la Russie, Charj i Pero, qui dépend de l’organisation anti-Maïdan opposée à la révolution de février 2014 en Ukraine, défend le patriotisme russe, l’anti-atlantisme et l’unité des slaves. Le prochain numéro sera d’ailleurs consacré à la “cinquième colonne” des opposants libéraux financés par les États-Unis pour critiquer le pays et les choix politiques de Poutine.
Le 2 mai, les médias ukrainiens et russes qui avaient repris la nouvelle du lancement de l’édition ukrainienne l’ont démentie. Bien qu’elle ait pu paraître fondée — en plus de la Une crédible, tout le monde sait que Charlie Hebdo a amassé un énorme pactole qui pourrait être consacré à des projets de presse — plusieurs signes sur Facebook auraient néanmoins pu inciter à la méfiance. Par exemple le français approximatif, teinté d’expressions slaves, de l’annonce, ou encore le profil qui semblait faux. Reste, après le coup de com’ d’un opposant ukrainien anonyme l’impression presque rassurante que les médias français ne sont pas les seuls à publier n’importe quoi juste pour faire le buzz.