Au début du mois de juillet 2019, nous avons assisté à une vague d’articles dans les grands médias sur le « scandale du féminicide ». Au programme, le nombre de « féminicides » de l’année, articles prétendument pédagogiques, ou encore pamphlets scandalisés de journalistes choqués par l’absence de réaction du gouvernement face à un tel phénomène.
Alors qu’est-ce que le féminicide ? Le terme est défini par Le Robert comme « le meurtre d’une femme, d’une fille, en raison de son sexe », et ne figure d’ailleurs dans aucun autre dictionnaire de la langue française. Au-delà de cette rapide définition, la notion est avant tout un concept militant, mis en avant par certains mouvements féministes contemporains, et son imposition progressive dans les grands médias est à ce titre une victoire militante pour ces mêmes mouvements. Le mot apparait sous la plume de Diana E.H.Russel et Jill Radford à la fin du XXe siècle. Ces américaines sont sociologues, certes, mais également militantes féministes. Le féminicide serait d’après la doctrine de ces mouvements l’aboutissement d’un continuum de violences sexuelles et sexistes dont sont structurellement victimes les femmes. Le meurtre d’une femme par son mari ne serait selon cette logique pas seulement un crime, mais un acte politique qui relèverait de la domination structurelle d’un sexe sur l’autre.
Un évènement militant à l’origine de la campagne médiatique
La vague d’articles sur le sujet qui a déferlé dans les médias début juillet n’était pas un hasard ; cette campagne médiatique fait suite à un évènement militant, le « rassemblement contre les féminicides » organisé à Paris le 6 juillet ayant fait l’objet d’une dépêche AFP qui reprenait par conséquent le terme. L’évènement est organisé par un collectif que les articles sur le sujet associent aux « familles de victimes » (« Féminicide : « on n’imagine jamais que son père peut tuer sa mère » », par Ouafia Kheniche, publié le 06 juillet 2019 sur France Culture). Si l’initiative est d’abord annoncée par une tribune sur Le Parisien, « Protégez-les ! » : l’appel d’un collectif de victimes de féminicides », publiée le 29 juin 2019, ce sont pourtant des personnalités féministes comme Caroline de Haas, Rokhaya Diallo ou encore Inna Shevchenko, et les représentantes d’organisations comme Les Glorieuses, Les Effronté-es, Georgette Sand, qui signent la tribune publiée dans Le Monde deux jours avant l’évènement pour interpeller le gouvernement, « Les féminicides ne sont pas une fatalité : Monsieur le président, réagissez ». On retrouve plusieurs journalistes féministes parmi les signataires : Lauren Bastide, porte-parole de Prenons la Une, ou encore Victoire Tuaillon. Dans ce deuxième article, ce sont « cinq mesures immédiates » qui sont demandées par les signataires pour lutter contre les féminicides.
Dans les articles qui ont suivi, la notion de « féminicide » apparaissait pourtant comme un concept scientifique faisant consensus : le mot était rarement défini, ou alors en une phrase lapidaire, puis repris sans questionnement et agrémenté d’expressions et d’images « choc » : pour Laura Andrieu, dans un article du Figaro daté du jour de la manifestation, « Pourquoi les féminicides augmentent encore en France », « le constat est alarmant : les chiffres augmentent ».
Des chiffres et des données fantaisistes
Le résultat est un grand amalgame. En premier lieu, ce sont les données alléguées pour justifier l’usage de la notion de féminicide qui posent problème : il n’existe aucune grille de lecture, aucune définition scientifique acceptée qui permette de discriminer entre des crimes qui relèveraient du féminicide et d’autres qui n’en relèveraient pas. Le calcul reste donc à l’appréciation de ceux qui émettent les enquêtes sur le sujet, c’est-à-dire les mouvements militants qui font la promotion de la notion.
Les chiffres repris dans la majorité des articles de presse sont par conséquent justement ceux des associations qui militent en faveur de l’adoption du concept. Dans l’article de Laura Andrieu pour Le Figaro précédemment cité, la journaliste cite sans ciller les chiffres fantaisistes d’une association bénévole, qui ne sont confirmés par aucune méthode de calcul statistique sérieuse : « Les bénévoles de la page Facebook «Féminicides par compagnons ou ex» ont ainsi comptabilisé depuis le 1er janvier une femme tuée tous les deux jours par son conjoint, contre tous les trois jours auparavant. ». L’article de BFMTV publié le 07 juillet 2019, « Pourquoi le féminicide n’a aucune existence légale en France » s’ouvre sur le chiffre de « 72 femmes […] tuées par leur conjoint ou ex-conjoint depuis le début de l’année ». Or il s’agit là du chiffre des meurtres conjugaux, pas de meurtres qui auraient été commis spécifiquement parce que la victime était une femme.
Dans l’article de TV5Monde publié le 15 juillet « Qu’est-ce qu’un féminicide : définition et origines » ce sont les avortements de filles en Chine, les meurtres d’honneur ou encore les meurtres massifs de femmes au Mexique et au Guatemala à partir du début des années 1990 qui sont évoqués.
Une rigueur intellectuelle absente
Les articles sur le sujet amalgament systématiquement des violences de nature extrêmement différente, avec des réponses juridiques également très différentes, sous prétexte que, toutes visant des femmes, elles relèvent du « continuum de violences » dont les auto-proclamés experts du sujet – c’est-à-dire les militantes féministes qui défendent le concept, assurent qu’il aboutit au féminicide. Ainsi, l’article de Laura Andrieu article dans le Figaro, « Pourquoi les féminicides augmentent encore en France », associe sans explication d’abord les chiffres des « féminicides » et ceux des meurtres conjugaux, puis élargit la question à celle des « violences faites aux femmes » pour ensuite revenir sans transition à la question des femmes menacées par leurs conjoints.
De même l’article de BFMTV publié le 07 juillet 2019, « Pourquoi le féminicide n’a aucune existence légale en France » associe dès son introduction féminicide et violences conjugales alors même que le premier concept est censé dépasser largement la question des violences conjugales, et que celles-ci ont pour particularité non pas le sexe des deux parties en présence, mais la nature de leur relation interpersonnelle.
En termes de mesures, ce sont majoritairement les dispositions prises à l’encontre des auteurs de violences conjugales qui sont mises en avant, comme dans l’éditorial du Monde du 6 juillet, « Les féminicides, un combat de société » : formation des personnels de police, ordonnances de protection, bracelets électroniques, et téléphones d’urgence. Ces mesures, élargies récemment par le gouvernement espagnol, sont présentées comme un dispositif de lutte contre les féminicides et non comme des réponses judiciaires à des crimes et délits déjà encadrés par le droit.
La Une assurée pour les journalistes et les politiques
Le sujet apparaît finalement comme une superbe manne médiatique : qui ne serait pas choqué par le meurtre violent d’une jeune femme, qui plus est quand il est perpétré par son ex-compagnon ? Le traditionnel filon du fait divers largement exploité par les journaux locaux pour faire leurs unes a désormais migré dans les pages politique et société. Les militantes féministes s’y trouvent érigées au statut d’expert, les journalistes deviennent les hérauts d’une cause oubliée, et les politiques peuvent prouver leur sérieux en répondant au plus vite par des mesures « d’exception ».
Le jour de l’évènement, Le Monde publie un éditorial sur le sujet, « Les féminicides, un combat de société ». Le titre donne le ton : la politisation est l’objectif. Après une première vague d’articles popularisant le concept auprès du grand public, il s’agira donc de le politiser. Si tant de femmes meurent et que les chiffres augmentent, il y a sans doute des mesures à prendre.
La mécanique est bien huilée : elle n’a pas manqué d’être mise en œuvre dans le cas précis qui nous occupe. Le lendemain de la manifestation du 6 juillet et les articles qui s’en sont suivis, Marlène Schiappa reprend mot pour mot la proposition de convoquer un « Grenelle des violences faites aux femmes » que réclamait la première tribune sur Le Parisien, « Protégez-les ! » : l’appel d’un collectif de victimes de féminicides », publiée le 29 juin 2019, La réaction fut d’autant plus rapide que Marlène Shciappa elle-même avait déjà milité pour l’usage du terme « féminicide », comme le rappelle cet article de Marine Le Breton pour le Huffington Post publié le 8 juillet 2019.
Ni une, ni deux, le même jour, c’est Emmanuel Macron lui-même qui adresse un message aux 74 victimes de meurtre conjugal via une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Il s’agit maintenant de voir quel sera le résultat du « Grenelle des violences faites aux femmes » annoncées par le gouvernement pour septembre prochain. On lui souhaite la même efficacité que cette campagne de sensibilisation, bouclée en deux jours seulement – dix si on prend en compte la première tribune annonçant l’évènement dans Le Parisien.
De la propagande en guide de pédagogie
Les définitions du terme reprises dans les médias sont elles aussi celles mises en avant par les mouvements qui militent pour l’adoption du terme. Etant donné la nouveauté du mot, nombre de médias ont publié des articles soi-disant pédagogiques pour l’expliquer, propageant ce faisant des définitions militantes sans aucune remise en question ou prise de distance. Après l’annonce de l’évènement dans les médias le 6 juillet, des mesures prises par le gouvernement pour « lutter contre les fémicides » le 7, on voit apparaître dans les médias le 8 juillet des articles d’information creusant la notion de féminicide, à l’image de l’article de France24, « Lutte contre le féminicide : la France (très) loin derrière l’Espagne ». Des articles loin d’être neutre, tant par leur contenu que par leurs auteurs ou les experts référencés.
C’est Anne-Cécile Mailfert, militante féministe anciennement porte-parole d’Osez le féminisme !, qui est convoquée comme experte du sujet par Le Figaro pour intervenir sur la chaîne vidéo du média, FigaroLive. C’est d’ailleurs la définition du féminicide d’Osez le féminisme ! – qui attribue le phénomène au « machisme », c’est-à-dire à la notion elle aussi militante de « patriarcat » — que reprennent l’article de BFMTV publié le 07 juillet 2019, « Pourquoi le féminicide n’a aucune existence légale en France » et l’article de TV5Monde publié le 15 juillet « Qu’est-ce qu’un féminicide : définition et origines » « le meurtre de filles à la naissance, sélection prénatale, tueries de masse, crimes d’honneur, femmes tuées par leurs conjoints ou par des inconnus dans la rue. La violence machiste est la première cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans dans le monde ».
Des critiques qui restent limitées
Seule une poignée d’articles disponibles adoptent un point de vue critique et cherchent à creuser la notion de « féminicide ». Dans un article publié dans Causeur le 16 juillet 2019, Comment le mot « féminicide » nous est imposé, Gabrielle Périer revient sur les chiffres des « féminicides » annoncés dans ces articles et sur la notion elle-même et ses conséquences juridiques potentielles.
Mis à part cet article, il n’y a guère eu que l’édito de Natacha Polony dans Marianne, « Le féminicide ou l’art de mal nommer » qui a osé remettre la notion en question. Le 17 juillet, c’est la journaliste de droite Charlotte d’Ornellas qui remet la notion en question dans une vidéo de Valeurs Actuelles publiée sur Facebook. Une remise en question du terme qui reste donc limitée et isolée à quelques médias d’opposition.