Les médias proches de la nébuleuse de partis, mouvements et associations divers se rencontrant sous la bannière de Jean-Luc Mélenchon et de La France Insoumise se développent, non sans peine, dans l’espace public. Dernier né : 99%.
Le Média, organe de presse indépendant des puissances financières, selon ses annonces, ne l’est évidemment pas sur le plan de l’idéologie : il s’agit clairement de développer de façon métapolitique les idées des gauches radicales actuelles dans l’espace public. Démarrant en tant que média télévisuel sur le net, Le Média pouvait s’appuyer sur au moins un exemple de réussite en ce domaine, quoi que différemment orienté sur le plan politique, avec TVlibertés. D’une certaine manière, Le Média est le TVlibertés du « populisme » de gauche. L’heure est à l’extension du domaine de la lutte : Le Média se prolonge sous la forme du mensuel 99 %, sur fond de turbulences (à l’œuvre depuis les débuts du Média) et de réorganisation internes.
Un nouveau mensuel lancé dans un contexte de tensions
99 % naît au mois de juin 2018 et coûte 2 euros. Le nom réfère directement au mouvement protestataire international de gauche radicale Occupy (Wall Street dans un premier temps). Il a été financé par une campagne de souscription : les lecteurs ont ainsi pu se procurer ce premier numéro en versant leur obole sur un site dédié à cet effet (10 000 précommandes et un excédent financier de 6000 euros annoncés). Le mensuel est paru une fois les finances nécessaires réunies. Un fonctionnement qui est le mode choisi en général par Le Média, et qui s’inscrit dans les pratiques actuelles de recherche de financements indépendants et en partie militants. L’idée est la suivante : si vous voulez que vos idées irriguent l’espace public, il convient de contribuer à leur existence médiatique. Une manière d’agir en usage depuis de longues années du côté du « populisme » de droite et qui a fait ses preuves. La naissance a bien eu lieu, même si je journal est arrivé un peu en retard chez ses lecteurs ; elle se produit dans un contexte de tensions, lesquelles semblent être une autre marque de fabrique du Média. Vu de l’extérieur, depuis sa naissance il y a moins d’un an, Le Média est chaotique comme une ZAD.
Durant la première quinzaine de juillet, les acteurs du Média se sont réunis en « séminaire ». Parmi les décisions prises, celle qui a le plus occupé le devant de la scène est évidemment la démission de Sophia Chikirou, cofondatrice et figure de proue de l’aventure liée à LFI. Officiellement, Sophia Chikirou part pour agir politiquement et à l’échelle européenne dans le cadre des prochaines élections de l’Union : il s’agit d’unir LFI et Podemos (dont il faut rappeler que son inspiratrice a un discours ouvert sur le « populisme » de droite).
Une crise complexe ?
D’après Le Monde daté du 10 juillet 2018, le séminaire a été « houleux » et ce sont les tensions qui auraient poussé la patronne Sophia Chikirou à démissionner de « l’une de ses fonctions ». Dans ce qui est relaté par Le Monde, certains aspects ressemblent une ambiance de cours de récréation de collège, entre journalistes du même bord : ainsi, Médiapart fait part des tensions internes au Média tandis que ce dernier répond en accusant la cohorte de Plenel de vouloir nuire à un concurrent. La solidarité mondiale des 99 % ne va semble-t-il pas être évidente à mettre en œuvre… À croire qu’il suffit de mettre trois « populistes » de gauche dans une pièce pour que naisse trois tendances opposées. Pour Le Monde, la crise au Média est bien réelle. Elle est liée aux soucis financiers : Le Média perdrait environ 30 000 euros par mois. Un déficit qui devrait être réduit, d’après le séminaire, avec le recrutement de nouveaux « socios » (abonnés militants qui financent l’organe) et la récente obtention d’une subvention pour une « mini-série consacrée aux assassinats politiques à Paris »), subvention du Centre National du Cinéma (indépendance ? – combien de subventions les médias « populistes » de droite ont-ils obtenu à ce jour du CNC ?). Du côté « gauche », quand cela ne va plus, cela va quand même souvent mieux… avec l’argent public. Sophia Chikirou l’a indiqué sans fard : elle veut obtenir des subventions de l’État. Certains vont plus loin, évoquant des « investisseurs » et des « publicités » venus d’entreprises ciblées, de quoi générer des nuits de débats dans un amphithéâtre… Autre raison de la crise : « le manque de collégialité ». Le Monde: « L’autre source de conflit a été le management : des journalistes ont dénoncé, lundi 2 juillet, un certain autoritarisme et un manque de collégialité. En ligne de mire, la figure centrale de Sophia Chikirou accusée de concentrer tous les pouvoirs en cumulant les postes de présidente de la société de presse et de la société de production, détenues par l’association. » C’est à la suite de ces débats que Sophia Chikirou a annoncé sa démission surprise. Ce n’est d’ailleurs pas la seule démission.
D’après TVlibertés (JT du 12 juillet 2018) : « Le Média adossé à LFI de Jean-Luc Mélenchon a du plomb dans l’aile. Les finances et l’ambiance sont au plus mal, si bien que leur indépendance pourrait faire long feu ». Sale temps pour Le Média? La « crise est violente ». La preuve par Aude Lancelin, au sujet des propositions de nouveaux financements du Média: « Je pense qu’avant de se prostituer, il faudrait déjà faire du journalisme ». TVlibertés insiste sur les mêmes causes de la crise que Le Monde, tout en montrant que Le Média a aussi fait preuve d’angélisme béat en se lançant dans la presse alternative en privilégiant le militantisme, et donc l’amateurisme, au professionnalisme. TVlibertés évoque aussi la question de « la gestion des ressources humaines » : « En six mois d’activités, 60 % des collaborateurs ont changé ». Causes ? : « Beaucoup seraient partis à cause des conditions de travail trop dures et d’un véritable surmenage ». Pour la chaîne de télévision, la situation est « explosive » : une pétition était sur le point d’être lancée contre les méthodes « autoritaires » de la direction et une « grève » aurait été envisagée.
Voir aussi
Aude Lancelin pour éteindre le feu
Pour éviter le feu de prendre, Aude Lancelin a été nommée à la présidence du Média en remplacement de Sophia Chikirou. La question est celle du professionnalisme, la crédibilité du Média ayant souffert en cette matière, en particulier quand il annonçait durant les grèves étudiantes qu’un étudiant a « été plongé dans le coma par la violence des CRS à Tolbiac » : c’était une fake news, et ce n’était pas la première. Dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux le 14 juillet, Aude Lancelin a exposé ses objectifs. Le communiqué débute par l’expression « Mes camarades ». Il est à noter que la journaliste a longtemps vécu des finances et des pratiques de la presse libérale libertaire, avant finalement d’en être mise à la porte et de se découvrir, par essai critique interposé (Le Monde libre, pour lequel elle a obtenu le prix Renaudot de l’essai 2016, ce qui est sans aucun doute un gage d’indépendance intellectuelle), une fibre de combattante anti presse tenue par les intérêts financiers. Chacun peut en effet évoluer. Extraits du communiqué au hasard :
- « La hiérarchie de l’information différente que nous avons mise en place a surtout montré que le journalisme pouvait être autre chose que la chambre d’enregistrement des exigences du capital. Nous avons prouvé en somme que notre métier pouvait retrouver la pleine confiance des citoyens s’il était pratiqué pour eux et grâce à eux. »
- « Inutile de se voiler la face, dans ce défi consistant à se passer de toute sujétion capitalistique industrielle, de tout géant du luxe ou des télécoms, de toute laisse financière, afin de produire de l’information et de l’intelligence, une partie très importante du chemin reste encore à accomplir. Avec près de 19.000 socios, nous n’avons pas encore atteint l’équilibre financier. Rien de plus normal à ce stade de notre projet : six mois d’existence à peine. Toujours nous avons dit que nous mettrions au minimum deux ans à entrer dans une zone de confort. »
- « C’est pour toutes ces raisons que, réunis depuis quinze jours, nous avons collectivement opté pour une réorientation de notre projet et une refonte des programmes de rentrée. Le JT quotidien ne reprendra pas en septembre, monopolisant trop de forces et plus de 50% de nos ressources mensuelles, il a épuisé les équipes. A ceux qui en seraient déçus, je demande d’attendre la suite avec confiance, nous travaillons d’arrache-pied aux autres formes de rendez-vous quotidiens avec l’actualité qui lui succèderont, ainsi qu’à des émissions nouvelles où vous retrouverez les journalistes que vous avez aimés cette année. »
Aude Lancelin annonce des surprises pour « la rentrée », car l’été la gauche radicale et les libéraux libertaires sont traditionnellement en vacances prolongées, dont une « émission de critique des médias ». Comme quoi, l’OJIM joue son rôle à plein. Elle annonce ensuite les noms des nouveaux nommés, dont Mathias Enthoven et Kévin Victoire. La nomination de ce dernier est sans doute une bonne surprise, en tant que ce jeune journaliste et essayiste est le fondateur d’une revue très intéressante, associée à un site, Le Comptoir. Journaliste clairement de gauche radicale, Kévin Victoire a aussi plus ou moins participé à la naissance de la revue d’écologie intégrale Limite et ne cache pas son admiration pour des penseurs tels qu’Orwell ou Michéa, qui ne font pas l’unanimité au sein de la gauche radicale mais sont très lus, depuis très longtemps, et bien avant la naissance du jeune journaliste, par les « populistes » de droite. Le Monde ne s’y était d’ailleurs pas trompé, si l’on ose écrire cela au sujet de ce quotidien, en accusant Le Comptoir, parmi d’autres revues, d’être un vecteur de « néo conservatisme », entendez de l’extrême-droite, en France… Le fait (ou la fake news) n’est pas anodin. Kévin Victoire est nommé rédacteur en chef du site Le Média, et sa présence en tant que contributeur est forte au sein de 99 %.
99 % , du moins bon et du bon
Avec des défauts
- le logo et le papier qui donnent le sentiment au lecteur de se retrouver avec l’ancien journal des adhérents d’ATTAC entre les mains. Le Média, en nombre de ses domaines graphiques, donne d’ailleurs le sentiment d’avoir du mal à inventer et à créer.
- l’éditorial de Sophia Chikirou qui est étrange à lire au moment de sa démission. Elle affirme par exemple que : « La presse se porte mal paraît-il ? Des titres lancés en début d’année 2018 n’ont pas survécu plus que quelques mois malgré les millions d’euros de leurs actionnaires. Pourquoi ? Mauvaise gestion ? Pas de lectorat ? Eux seuls le savent. De son côté, Le Média poursuit son développement sans renoncer à ses ambitions ». Il y a tout un état d’esprit dans cet extrait, écrit par une journaliste critiquant par ailleurs les méthodes peu fraternelles de Médiapart. Sont visés ici à l’évidence des médias, de gauche eux aussi, qui ont fait long feu : L’ebdo et Vraiment. Il y a un petit côté règlements de compte en famille du côté gauche des médias. Plus avant, Chikirou écrit au sujet du Média : « Son modèle économique est unique ! ». Evidemment, avec le recul…
- 99 % comporte un dossier de 4 pages en forme de « cahier central » (33 % du numéro) intitulé « 6 mois au Média », et qui se veut outil de communication sur ce qui a été fait, se fait etc. Ces 4 pages sont illisibles, d’un intérêt nul pour toute personne qui ne travaille pas au sein de l’organe de presse et, de plus, assurent la promotion des ouvrages récemment parus de la plume des copains de l’intérieur. Beaucoup de papier pour rien.
L’ensemble manque sérieusement de contenus, même si l’article de Une est intéressant. La majeure partie des articles est d’un niveau faible en quantité et qualité, ce qui interroge au sujet des forces vives journalistiques de 99 %.
Et des qualités
- l’article de Une, signé Aude Lancelin et Kévin Boucaud, mais où l’influence de ce dernier se sent d’emblée. Les premières lignes s’ appuient sur l’œuvre de Christopher Lasch, connu en France depuis sa découverte par les éditions Climats de Frédéric Joly, son utilisation intellectuelle par des penseurs tels que Taguieff et la lecture faite de son œuvre dans des revues telles qu’Immédiatement. C’était à la charnière des deux siècles, et en ce temps-là, la gauche radicale qui correspondrait aujourd’hui à LFI considérait de tels courants et penseurs comme « crypto-fascistes ». Décidément, rien n’est déterminé…
- l’utilisation fréquente du terme « oligarchie » qui signe une évolution sémantique, le vocable étant plutôt « populiste » de droite. Cependant, l’utilisation du mot seul ne suffit pas, 99 % demeure sur son archaïque position : la révolution n’a pas lieu car le « prolétariat » demeure à genoux devant la minorité qui continue de la « détrousser ». Vieille analyse, peut-être partiellement pertinente en termes de « rapports de classe », mais qui ne voit pas ce qui pèse réellement sur le « prolétariat » actuel : les frontières ouvertes sur le plan migratoire autant que sur le plan économique, deux aspects inséparables, et le déni fait aux peuples de leurs identités. Cette absence d’analyse du réel populaire de la part des auteurs de l’article — défaut de l’ensemble des gauches radicales — est, au fond, la raison véritable des difficultés du Média. La réalité actuelle n’est plus celle d’il y a un siècle et plus. Les questions de l’identité et de l’enracinement sont revenues sur le devant de la scène des peuples, la réalité ne s’évacue pas d’un trait de plume.
- un article consacré à l’Algérie ne masque pas l’obscurantisme de l’islamisme radical et de son idéologie, ainsi que les drames du terrorisme. Le fait mérite d’être signalé tant cette question est souvent oblitérée par la pensée à gauche.
Le Média, (et donc maintenant 99 %), n’est pas sorti de la tourmente dans laquelle il s’est plongé seul. L’avenir proche dira si un organe de presse de cette sorte est viable à « gauche ». Il est possible d’en douter, à moins que ses animateurs ne regardent le peuple en face, c’est-à-dire avec ses racines concrètes