Après deux mois de confinement, Le Monde a voulu marquer la date de réouverture des librairies (le 11 mai 2020). Le 14 mai, le journal publie donc dans ses colonnes culture (« Le Monde des livres ») le résultat d’une petite enquête menée auprès de quarante « personnalités ». Un cocktail étonnant : sélection de quelques auteurs, ouvrages, et réponses.
La forme de la question rappelle celle d’un sujet de rédaction d’écolier : « Vous qui sortez d’un long confinement, dites-nous quel livre vous aide à rêver le monde d’après. » Par déformation professionnelle, on repère d’abord les trois historiens de la liste, les sérieux et plutôt conformistes Ivan Jablonka, François Hartog et Pascal Ory qui, sans trop d’étonnement, apprécient des « classiques » : Don Quichotte de Cervantès, Les Essais de Montaigne, et De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Il faillait sans doute, pour bien faire, ajouter à la liste un professeur de Sciences Po : Dominique Reynié, ancien candidat UMP et directeur de la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique, qui se définit comme « un Think Thank libéral, progressiste et européen »), jette son dévolu sur une histoire scientifique de l’homme.
Ouverture à la « différence »
Mais il n’y a apparemment pas que les intellectuels qui ont le droit de donner leur avis. Un esprit d’ouverture à la « différence » fait interroger le nageur Yannick Agnel (on est ravi d’apprendre qu’il nous conseille Les Nourritures terrestres de Gide, livre qui exalte le plaisir des sens) ou encore le rappeur Abd el Malick, chantre d’un islam « réfléchi et tolérant » (sic). On trouve peut-être son résumé de La Divine Comédie de Dante un peu simpliste : « Cette œuvre nous dit que l’essentiel est en nous-mêmes. Il faut remettre l’esprit et l’humain au centre de tout. ». Voilà qui n’engage pas à grand-chose.
Mais le conformisme culmine avec le commentaire de Claire Nouvian, militante écologiste, qui recommande La Communication non violente de Nathalie Achard : « L’auteure (sic) intègre et dépasse les leçons de la communication non violente pour forger une synthèse indispensable, sans aucun dogmatisme, permettant de comprendre comment agir pour façonner un monde à l’image de nos besoins fondamentaux de liens, de sens, de beauté et de pérennité. Un vaste programme qui commence en nous, si tant est que quelqu’un – et c’est chose faite – nous livre les clés pragmatiques de la façon de tout changer, sans avoir à tout bouleverser. » Le programme est vaste même si l’on n’est pas sûr de tout comprendre.
De bonnes surprises aussi
Quelques bonnes surprises à mentionner tout de même : Bernanos est deux fois à l’honneur, vanté par le lettré et fort talentueux (plutôt de gauche) Denis Podalydès de la Comédie Française, qui trouve dans le roman Sous le soleil de Satan une consolation à l’angoisse du confinement. Mais on lit avec un plus grand intérêt encore l’analyse pertinente de l’écrivain Catherine Millet, comparant la loi du confinement avec la situation décrite dans La France contre les robots. Bernanos, en son temps déjà, opposait la célébration des valeurs traditionnelles de la France à la modernité ravageuse, dans laquelle les hommes finissent par abdiquer leur propre responsabilité. L’auteur du livre à scandale, La vie sexuelle de Catherine M, se croit obligée de préciser (par peur d’être jugée, pour une fois, réactionnaire ?) que son choix initial portait sur le sulfureux Histoire d’O, « récit d’un confinement délicieusement consenti, symbole d’un temps où une femme pouvait parler de son désir de se soumettre au désir d’un homme parce que c’était là sa liberté. » Bernanos aurait sûrement apprécié.