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Dossier : le Point Godwin

18 avril 2013

Temps de lecture : 12 minutes
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Dossier : le Point Godwin

Temps de lecture : 12 minutes

Tous les internautes connaissent cette fameuse formule du « point Godwin », relative à l’emploi abusif d’une comparaison avec Hitler ou les Nazis qui vient clore tout débat et qui a été inventée précisément pour tenter de libérer ce débat, notamment dans les forums de discussion sur Internet. Mais dans les médias traditionnels, c’est une autre affaire. Si un modérateur l’appliquait aux journalistes français, c’est 90% d’entre eux qu’il faudrait « modérer »…

On était depuis longtemps fam­i­liers de l’expression de Leo Strauss : la « reduc­tio ad hitlerum » (depuis 1951, exacte­ment, date à laque­lle le philosophe l’utilise pour la pre­mière fois dans un arti­cle). Reprise plus tard par George Stein­er, peu sus­pect, lui aus­si, de la moin­dre com­plai­sance avec l’idéologie nationale social­iste, elle désig­nait et con­damnait cette facil­ité rhé­torique, coupant court au débat, par laque­lle on ramène l’adversaire et ses argu­ments à Hitler, c’est-à-dire au mal absolu, l’excluant ain­si du champ de dis­cus­sion par une pirou­ette pour le moins grossière, sans avoir à pour­suiv­re la moin­dre véri­ta­ble argu­men­ta­tion. Le syl­lo­gisme est con­nu, basique, très sim­ple à l’emploi. Vous dites que les colons ont con­stru­it des hôpi­taux et que tout n’est peut-être pas à jeter dans leur action, Haria Bouteld­ja vous répond qu’Hitler a con­stru­it des autoroutes… et le débat est clos. C’est impa­ra­ble et ça fonc­tionne à tous les coups, sur n’importe quel sujet, à n’importe quel moment de la dis­cus­sion. À l’origine, ce sont donc deux philosophes juifs qui font remar­quer que cette for­mule rhé­torique est la plu­part du temps déloyale, dépourvue de la moin­dre per­ti­nence et finit par blo­quer la pensée.

De Leo Strauss à Mike Godwin

Le « point God­win » ne serait-il donc qu’une vari­a­tion de la « reduc­tio ad hitlerum » à l’ère d’Internet ? Eh bien, pas exacte­ment… En effet, Mike God­win, avo­cat améri­cain et util­isa­teur du réseau « Usenet » (sorte de pro­to­type d’Internet), va énon­cer, en 1990, une loi. Nous ne sommes plus dans la sim­ple con­tre-attaque rhé­torique d’intellectuels, mais devant une vérité for­mulée en des ter­mes sci­en­tifiques : « Plus une dis­cus­sion en ligne dure longtemps, plus la prob­a­bil­ité d’y trou­ver une com­para­i­son impli­quant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Voici quelle est, à l’origine, la loi dite « de God­win ». Ce qui est nou­veau et ce qui est par­ti­c­ulière­ment intéres­sant, c’est que cette loi est for­mulée en dehors de quel­con­ques con­sid­éra­tions idéologiques, à l’écart d’un débat par­ti­c­uli­er. Elle procède tant du fameux prag­ma­tisme des Anglo-sax­ons que de leur tra­di­tion farouche­ment libérale. En somme, si l’avocat God­win l’énonce, c’est sim­ple­ment dans le souci d’améliorer le fonc­tion­nement des pre­miers forums de dis­cus­sion que le réseau Usenet met à la dis­po­si­tion de ses util­isa­teurs. Il existe un point où le débat achoppe, où il est court-cir­cuité, où l’échange d’arguments con­struc­tifs cesse bru­tale­ment. Et ce point, c’est le point God­win, véri­fi­ant la loi : l’un des débat­teurs ren­voie son con­tra­dicteur au nazisme, quel qu’ait pu être, à l’origine, le sujet de la dis­cus­sion et quelles que soient les opin­ions poli­tiques de l’adversaire, et le débat cesse immé­di­ate­ment, ce à quoi l’avocat God­win, en bon libéral anglo-sax­on, veut remédier.

Contre les gourous et les « trolls »

Celui qui véri­fie la loi de God­win est ain­si très mal vu sur les forums Inter­net. On con­sid­ère qu’il s’est décrédi­bil­isé et il est en général exclu de la con­ver­sa­tion. Le point God­win est en effet une arme typ­ique du « troll », ce type d’intervenants qui vient par­a­siter les espaces de dis­cus­sion en ren­dant celle-ci impos­si­ble. Or le mod­éra­teur d’un forum a comme pre­mière mis­sion de blo­quer les trolls pour assur­er le bon fonc­tion­nement du forum. En France, où s’est vul­gar­isé l’usage du dou­ble sens du mot « point » dans notre langue (un bon ou mau­vais point), les inter­nautes décer­nent à l’interlocuteur véri­fi­ant la loi, un « point God­win », par­fois sous la forme d’un coupon virtuel cerné de pointil­lés que celui-ci est invité à découper sur l’écran à coups de burin…

Le Point Godwin

Non seule­ment le point God­win inter­rompt une dis­cus­sion, mais insi­dieuse­ment il tend à inter­rompre le proces­sus de réflex­ion lui-même, ce en quoi il est un exem­ple typ­ique de ce que le psy­chi­a­tre anglais Robert Jay Lifton a nom­mé un thought-ter­mi­nat­ing-cliché, en français : un pon­cif blo­quant la réflex­ion. Cette notion, rel­a­tive à l’étude psy­chi­a­trique de la manip­u­la­tion men­tale, a été étayée par un réper­toire d’aphorismes ou de sophismes empêchant une réflex­ion d’aboutir, un procédé sys­té­ma­tique­ment util­isé dans le but de soud­er les com­mu­nautés sec­taires ; ou total­i­taires (l’ouvrage de Lifton où il est étudié s’intitule en l’occurrence : ThoughtRe­form and the Psy­chol­o­gy of Total­ism: A Study of “Brain­wash­ing” in Chi­na. – Une étude du « lavage de cerveau » en Chine.)

Le combat politique au détriment de la pensée

La loi de God­win expose ain­si de manière très con­crète un prob­lème inhérent à tout échange intel­lectuel, ce prob­lème ayant déjà été pointé par des philosophes et entrant dans le champ d’application de la manip­u­la­tion men­tale selon cer­tains psy­chi­a­tres. Ce prob­lème qui tient à un court-cir­cuit de la pen­sée et de l’échange, n’implique pas, bien évidem­ment, que toute com­para­i­son avec Hitler soit abu­sive ou que sa récur­rence trahisse une emprise sec­taire, toute société fonc­tion­nant sur des tabous fon­da­teurs. Néan­moins, toute per­son­ne hon­nête cher­chant à penser et à dia­loguer devra donc se pré­mu­nir d’un piège de ce type. Mais ce qui est apparu comme tel par une sim­ple obser­va­tion des faits avant de se répan­dre dans la cul­ture du Web, ne sem­ble pas si évi­dent dans la sphère médi­a­tique où la loi de God­win se véri­fie con­stam­ment sans que per­son­ne ne s’en émeuve out­re mesure. À croire que le souci n’est pas, ici, de penser ou d’échanger, mais de manip­uler ou de con­t­a­min­er les autres sur la base de sa pro­pre manip­u­la­tion, en usant, donc, à foi­son et sans com­plexe du plus répan­du des pon­cifs blo­quant la réflex­ion : la reduc­tio ad Hitlerum. Cette tech­nique relève non pas de la démarche cri­tique ou du débat d’idées, mais pure­ment et sim­ple­ment du com­bat poli­tique, de la volon­té d’instaurer un cli­mat de ter­ror­isme intel­lectuel en paralysant l’adversaire. Or cette tac­tique n’est absol­u­ment pas nou­velle, puisqu’elle est issue d’un vieil héritage de la gauche révo­lu­tion­naire d’obédience communiste.

Une pratique d’origine stalinienne

La tac­tique de « fas­ci­sa­tion » de l’adversaire est en effet l’une des méth­odes stal­in­i­ennes les plus éprou­vées et qui fut util­isée par le « petit père des peu­ples » jusqu’à l’absurde. Celui qui, pour­tant, signa le pacte ger­mano-sovié­tique, pra­ti­qua l’antisémitisme d’État et soutint les fas­cistes argentins, alla jusqu’à forg­er l’adjectif : « hitlero-trot­skyste » lors du troisième procès de Moscou en 1938, en vue d’annihiler son ancien rival. Par­tant du principe que les trot­skystes cri­ti­quaient son régime total­i­taire en des ter­mes assez proches de ceux employés par les fas­cistes, selon un syl­lo­gisme fatal, Staline en con­clut que Trot­sky était, par con­séquent : « objec­tive­ment fas­ciste ». De là, on imag­ine bien que si Trot­sky peut être fas­cisé « objec­tive­ment », l’arme est util­is­able con­tre n’importe quel opposant. Le PC, à la suite de Staline, les intel­lectuels de gauche, à la suite du PC, et les jour­nal­istes français mod­elés aux trois quarts par des intel­lectuels de gauche, à leur tour, ne s’en privèrent pas. Atten­tion, nous n’avons pas l’intention d’atteindre nous-mêmes et d’une autre manière, le point God­win… Autrement dit, cette analyse n’induit pas que la plu­part des jour­nal­istes français seraient stal­in­iens parce qu’ils ont hérité insi­dieuse­ment de cer­taines méth­odes du dic­ta­teur sovié­tique. En l’occurrence, ils peu­vent défendre des idées et des régimes divers, quoiqu’en général, ils se réfèrent à une Pen­sée-Unique qui n’est pas, en tant que telle, d’obédience stal­in­i­enne ou même com­mu­niste. Sim­ple­ment, quoique pré­ten­du­ment démoc­rates, ces jour­nal­istes ont des réflex­es de mil­i­tants total­i­taires et ver­rouil­lent le débat public.

Un spectre hante l’Europe

En fait, dans la sphère médi­a­tique, il sem­blerait que le point God­win fonc­tionne à l’inverse de son usage sur les forums Inter­net. Ce n’est pas celui qui l’atteint qui est exclu du débat… mais celui qui en est la cible ! Ici, le point God­win n’est pas une erreur mais tout au con­traire une arme. L’écrivain Renaud Camus, vic­time par­mi d’autres, l’a élo­quem­ment exposé dans son essai : « La deux­ième car­rière d’Adolf Hitler » (Le Com­mu­nisme du XXIème siè­cle, Xenia). « Hitler, dans cet emploi d’arme absolue de lan­gage, a servi à con­damn­er défini­tive­ment, ou à réduire au silence, tout ce dont on pou­vait dire, ou dont on croy­ait qu’on pou­vait dire, ou dont on esti­mait qu’on pou­vait aller jusqu’à insin­uer, que ç’avait un rap­port, même infime, avec lui, avec ce qu’il avait fait lui, avec ce qu’il avait écrit, avec ce qu’il avait pen­sé. Or, dans ce domaine, accu­sa­tion vaut con­damna­tion. Soupçon vaut preuve. Et pour la cible poten­tielle, risque encou­ru vaut perte. Autant dire qu’il s’agissait là d’une arme for­mi­da­ble, dont on aurait pu croire qu’il n’était pas bon de la laiss­er entre toutes les mains. Or elle était en vente libre. Que dis-je ? Elle était dis­tribuée gra­tu­ite­ment à tous les car­refours (…). »Lors de la dernière ren­trée lit­téraire, un autre immense écrivain, et un écrivain qui, comme Camus, tente de penser – et donc de penser les tabous — du monde con­tem­po­rain, fut « blo­qué » au point God­win, tué sociale­ment par cette « arme absolue de lan­gage » : Richard Mil­let. Évincé du comité de lec­ture de Gal­li­mard, mai­son pour laque­lle il avait tout de même ramené les deux derniers Goncourt, après avoir subi un véri­ta­ble lyn­chage médi­a­tique fondé unique­ment sur la fas­ci­sa­tion de principe. C’est donc lui qui fut exclu du forum et non ceux qui avaient atteint le point God­win comme le souhaitait son théoricien.

Le « mur de protection anti-fasciste »

Ain­si, en France, il sem­ble que les jour­nal­istes se com­por­tent glob­ale­ment comme les policiers d’un sys­tème de pen­sée à la fois min­i­mal­iste et dom­i­nant, des policiers qui élim­i­nent quiconque fran­chit la fron­tière par eux fixée en usant de l’arme fatale de la reduc­tio ad hitlerum, mitrail­lant les points God­win à l’orée de ce mur qui nous ferait bien songer à celui qui scindait Berlin en deux à l’époque de la divi­sion de l’Allemagne. Ce mur qui devait empêch­er les citoyens de la RDA de s’échapper à l’Ouest avait en effet été bap­tisé par la pro­pa­gande d’État : « mur de pro­tec­tion antifas­ciste »… Ce moyen de ban­nisse­ment est telle­ment effi­cace, que les jour­nal­istes qui se sont arrogés le rôle de mod­éra­teurs du forum « République française », n’ont même plus besoin d’y avoir recours directe­ment, mais peu­vent se con­tenter de l’insinuation. Il suf­fit pour frap­per l’adversaire d’esquisser une ou deux métaphores liées à ce pon­cif. Les idées de l’homme ou la femme à exclure sont ain­si qual­i­fiées de « nauséabon­des » quand elles ne font pas songer aux « heures les plus som­bres de notre His­toire. » Cette poésie du niveau de Star Wars et qui représente le degré zéro de l’argumentation, con­tin­ue pour­tant de ren­fer­mer le même pou­voir de bâil­lon­nement de l’adversaire. Quant à « l’odeur » de cer­taines idées, on serait évidem­ment ten­té de revenir à la ratio­nal­ité et de para­phras­er Mau­r­ras le mau­dit en affir­mant qu’il n’y a pas plus d’idées « nauséabon­des » qu’il n’y a d’idées « généreuses », mais qu’il n’y a que des idées justes ou des idées fausses.

Les Godwin d’Or

Par­mi les points God­win les plus fla­grants de ces derniers mois, on trou­ve bien sûr celui atteint par Renaud Dély, en sep­tem­bre dernier, qui jeta au pilori médi­a­tique un cer­tain nom­bres de per­son­nal­ités qual­i­fiés de « néo-fas­cistes », rien que ça ! On trou­vait dans son « ami­cale brune » (pourquoi pas « fra­ter­nité de la haine » ? ou « Sac­er­doce des ténèbres » ?), des humoristes, des jour­nal­istes, des écrivains, des intel­lectuels, rassem­blés pêle-mêle sur une affiche bleue et qui n’avaient pour­tant rien à voir entre eux, ni dans leur fonc­tion ni dans leurs idées… Ain­si Élis­a­beth Lévy et Dieudon­né, Gilbert Col­lard et Richard Mil­let, Robert Ménard et Renaud Camus… Cette charge brouil­lonne, inepte, intel­lectuelle­ment absurde, sem­blait n’avoir d’autre but que de dress­er la liste des inter­venants à exclure du débat pub­lic, coupables de ne pas se con­former au sys­tème de « pen­sée » prôné par Renaud Dély. Plus récem­ment, dans l’émission On n’est pas couché du 23 mars 2013, on vit Aymer­ic Caron rassem­bler pénible­ment une suite de rac­cour­cis façon­nés à par­tir du dernier livre d’Éric Zem­mour, afin de fas­cis­er les pro­pos du célèbre chroniqueur. « Je suis le fils d’Hitler ? » coupa court ce dernier, épargnant à Caron d’aller au bout de sa démon­stra­tion si atten­due et si grossière, révélant à quel point le seul tra­vail intel­lectuel effec­tué par de nom­breux jour­nal­istes con­siste aujourd’hui à par­venir à véri­fi­er la loi de God­win le plus rapi­de­ment pos­si­ble. Bien enten­du, si le point God­win se réfère à une com­para­i­son au nazisme, il arrive que dans des sphères mar­ginales, le « pon­cif blo­quant la réflex­ion » soit d’une autre nature. Ain­si chez les Indigènes de la République ou les soraliens, il fau­dra rem­plac­er « nazisme » par « sion­isme » afin d’adapter et véri­fi­er une loi stricte­ment sim­i­laire. Tou­jours est-il qu’il serait vrai­ment temps de réalis­er qu’aujourd’hui, le forum « République française » est en dys­fonc­tion­nement per­ma­nent, en con­séquence de quoi, il serait urgent d’en chang­er les mod­éra­teurs et de con­former la sphère médi­a­tique aux règles qui, sur Inter­net, assurent la pos­si­bil­ité du débat loy­al et constructif.

M.D.

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