Nous avons reçu d’un de nos lecteurs une analyse qui concerne le secteur de la défense et une possible manipulation par les médias. Nous publions cet article pour une fois sous forme de tribune. Le titre est de notre rédaction.
Depuis que Naval Group et Fincantieri ont annoncé leur volonté de créer une alliance industrielle et commerciale, ce projet a fait couler beaucoup d’encre. Plus problématique, les détracteurs d’un tel rapprochement ne semblent plus hésiter à manipuler les faits afin de le compromettre.
La naissance d’un champion européen est-elle possible dans l’industrie navale de défense ? Si oui, est-elle souhaitable ? Tout le monde ne semble pas le penser, surtout en France. Alors que le marché de la construction navale est de plus en plus concurrentiel, les spécialistes français et italien des bâtiments de combat travaillent depuis plusieurs années à un rapprochement. Et ce projet ne fait pas l’unanimité. Depuis qu’ils ont annoncé en octobre 2018 la création d’une entreprise commune, les deux entreprises naviguent à vue entre coups de semonce et tentatives de torpillage du rapprochement.
Fincantieri, au cœur des psychodrames franco-français
Le spécialiste italien de la construction navale, Fincantieri, a plusieurs fois fait l’objet de gros titres en France. A l’occasion des discussions sur le rachat des chantiers de Saint-Nazaire, plusieurs personnalités s’étaient opposées à une reprise par Fincantieri au motif que cela présenterait des risques en termes de souveraineté ou d’emploi. Ces détracteurs occultaient alors le fait que les chantiers étaient tenus par les Coréens STX et qu’une reprise par Fincantieri était le moyen de les ramener dans le giron européen. Par ailleurs, alors que la Corée, via STX, possédait la majorité des parts des chantiers – plus de 66% -, les critiques du projet ne mentionnaient pas non plus que la reprise par Fincantieri permettait à l’État français d’accroître son poids dans la société en renégociant le partage des parts. Enfin, sur le plan économique, nombreux sont ceux également qui se sont inquiétés des dommages pour l’emploi si Fincantieri reprenait les chantiers. C’était oublier un peu vite que Fincantieri était en fait la seule entreprise à avoir fait une offre : à défaut d’un repreneur des parts du coréen, l’hypothèse d’une fermeture pure et simple n’aurait pas pu être écartée, avec des conséquences immédiates et sans appel sur l’emploi.
Le rapprochement entre Fincantieri et Naval Group suscite lui aussi de nombreux malentendus. La question de la souveraineté de l’industrie de défense française et du danger que Fincantieri poserait à cette dernière a notamment refait surface. Pourtant, si la relation entre le Français et l’Italien dans le cadre d’une alliance était amenée à être déséquilibrée, elle le serait plutôt en faveur des Français. Naval Group dispose en effet de perspectives à long terme et d’un carnet de commandes beaucoup plus important dans le militaire que celui de Fincantieri, avec des compétences stratégiques (sur le nucléaire en particulier) que ne maitrise pas l’Italien. Il est impensable que l’État s’engage dans une voie qui pourrait mener à la perte de contrôle de la capacité de conception et de fabrication des SNLE français.
Oppositions médiatiques
En juillet 2018, le journal La Tribune a publié un article à charge contre Fincantieri (le premier d’une longue série), arguant qu’il serait « dangereux » pour Naval Group de se rapprocher d’une telle entreprise. Cet article fondait son analyse sur la communication d’une note de l’ADIT, un des leaders français de l’intelligence économique, missionnée pour évaluer les risques que représenterait un rapprochement entre les deux entreprises. Or, selon l’article de La Tribune, ce rapport « détaille les pratiques opaques de Fincantieri » essentiellement, et va jusqu’à évoquer des « liens avec la mafia ».
Ces éléments sont effectivement présents dans le rapport de l’ADIT mais ils sont avancés avec beaucoup plus de prudence que ne veut le faire accroire La Tribune. En fait, selon nos sources, ce rapport mentionne surtout des controverses médiatiques faisant état de la pénétration par des cercles mafieux d’anciens sous-traitants de Fincantieri. Le groupe n’étant pas impliqué directement et ne faisant plus appel à ces sous-traitants, le rapport indique clairement que la portée de ces révélations est à relativiser. La conclusion générale de cet audit, que n’évoque pas l’article, est nettement plus explicite et indique noir sur blanc qu’in fine, rien ne s’oppose, du point de vue de l’ADIT, a un rapprochement. Interrogés après la publication de cet article, plusieurs membres du ministère des Armées ont d’ailleurs mis en garde contre des « gens qui veulent probablement torpiller le projet ».
Un actionnaire mécontent ?
Mais pourquoi ce projet, qui s’inscrit pourtant dans une volonté partagée de développer l’Europe de la défense, provoque-t-il une telle levée de boucliers ? Si les détracteurs du rapprochement sont nombreux à invoquer l’argument politique de la souveraineté, il y a un pour qui les enjeux de pouvoir sont prépondérants : Thalès qui détient 35% de Naval Group. En effet, en plus d’une coopération industrielle, ce projet comporte à terme un volet actionnarial : une prise de participations croisées. En d’autres termes, il s’agit d’un échange de parts entre Naval Group et Fincantieri, entre 5 à 10%, parts provenant nécessairement de leurs actionnaires respectifs actuels.
Dans le cas de Naval Group, cela signifierait que soit l’État (qui détient plus de 62% des parts du groupe), soit Thales (qui en possède 35%) verrait son nombre de parts diminuer au profit de Fincantieri. Si l’État ne s’est pas encore prononcé sur cette hypothèse, l’idée déplait en tout cas fortement à Thalès qui entend bien conserver sa place de fournisseur principal en systèmes électroniques auprès de Naval Group, et user des droits exorbitants que lui a conféré l’accord négocié avec l’État lors de son entrée au capital. Par ailleurs chez Fincantieri la place est déjà occupée par le pendant italien de Thalès : Leonardo. Si le rapprochement allait jusqu’à son terme, il y aurait deux spécialistes de l’électronique de défense pour un seul constructeur franco-italien. Un scenario que Thalès considère comme une menace à son quasi-monopole lui donnant la liberté d’imposer ses prix et ses conditions.
En 2001, la création de MBDA avait aussi soulevé des interrogations. Presque deux décennies plus tard, le groupe s’est taillé une place de choix sur le marché des systèmes de missiles en devenant le numéro deux mondial du secteur. Alors que la Chine s’est lancée à la conquête des marchés mondiaux des bâtiments de surface et que les États-Unis et la Russie constituent des concurrents très sérieux, un leader européen dans le domaine pourrait pourtant permettre de sauvegarder et même développer ce savoir-faire stratégique. Des compromis vont être nécessaires en France comme en Italie, mais ils seront un prix plutôt faible à payer pour la survie d’une industrie navale européenne. Car tel est bien l’enjeu de ce rapprochement, ne l’oublions pas.