On a tout dit des journalistes. Qu’ils sortent tous du même moule sociologique (François Ruffin, Les Petits soldats du journalisme, Les Arènes, 2003) ; que ce ne sont que des chiens de garde aux ordres du système (Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’agir, 1997) ; qu’ils ont remplacé les curés (Régis Debray, L’Emprise, Le Débat/Gallimard, 2000) ; ou encore qu’ils sont l’alibi idéologique du bruit de fond médiatique (Philippe Cohen et Élisabeth Lévy, Notre métier a mal tourné, Mille et une Nuits, 2008). On a tout dit, mais on n’a rien dit tant qu’on n’a pas gueulé qu’ils votent à gauche dans des proportions qui feraient envie à des dictateurs africains.
Difficile de définir ce conformisme idéologique sans se livrer à une longue dissertation. Alors autant s’en tenir à l’origine du mot, qui nous vient de l’anglais « conformist », celui « qui professe la religion officielle » – le politiquement correct, pour ce qui nous concerne. Si les contours en sont difficiles à tracer, il est plus malaisé encore d’en mesurer la réalité. On dispose cependant, avec les intentions de vote des journalistes, d’un outil de mesure statistiquement précis et scientifiquement irréprochable.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les études et enquêtes sur le sujet ne sont pas légion. Car si les journalistes aiment à savoir ce que pensent les Français, ils n’ont vraiment pas envie que les Français sachent ce pensent les journalistes. Pire : les journalistes ne détestent rien tant que de voir leur prétention à l’objectivité remise en cause. À les écouter, ils n’ont rien à se reprocher et traitent l’information avec toute la neutralité et l’impartialité requises. On ne demanderait qu’à les croire s’ils ne s’exprimaient pas dans les urnes avec une unanimité aussi troublante que récurrente.
La dernière consultation en date émane de l’Institut Harris Interactive pour le compte de la revue trimestrielle Médias, de Robert Ménard. Elle a été réalisée du 9 au 18 mai 2012 via le réseau social Twitter auprès de 105 journalistes professionnels. Le principal enseignement à en tirer, c’est que le vote des journalistes est beaucoup plus marqué à gauche que celui du corps électoral, cela dans des proportions confondantes. 39% d’entre eux déclarent avoir voté au premier tour de la présidentielle pour François Hollande, 19% pour Jean-Luc Mélenchon, 18% pour Nicolas Sarkozy, 13% pour François Bayrou, 7% pour Eva Joly et 3% pour Marine Le Pen. Plus édifiant encore, au second tour, les journalistes ont voté à 74% pour Hollande. Ce qui n’empêche pas 90% d’entre eux de se sentir « indépendants ». Le culot ou l’inconscience aidant, ils se diront bientôt persuadés d’être en phase avec les Français !
Au regard de ces résultats, Renaud Revel, journaliste à L’Express, feint la surprise. « Si cette sensibilité gauchisante n’est pas à proprement parler une découverte, l’importance du score recueilli par François Hollande auprès de la profession est en revanche surprenante », explique-t-il sur son blog. La consultation Harris Interactive ne fait pourtant que corroborer des résultats déjà connus.
Pour la même présidentielle, deux sondages internes effectués dans des écoles de journalisme – le Centre de formation des journalistes (CFJ) et l’École supérieure de journalisme (ESJ) – donnent à la gauche des scores encore plus larges. À l’ESJ, 87% des étudiants disent voter pour la gauche et l’extrême gauche ; au CFJ, la fameuse fabrique des « petits soldats du journalisme », dont sortent les principaux patrons des grandes rédactions, c’est carrément 100 % !
De toute la presse « mainstream », Marianne est le seul magazine à sonder à intervalles réguliers sa rédaction. Le prétexte en est la présidentielle. En avril 2012, la rédaction votait avant tout le monde, espérant montrer la voie au bon peuple. Sans surprise, François Hollande arrivait en tête avec 40% des suffrages, talonné par Jean-Luc Mélenchon totalisant 31,7%. Ex æquo, François Bayrou et Nicolas Dupont-Aignan plafonnaient à 8,3%. Ex æquo, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen l’étaient eux aussi, avec… aucun suffrage.
Rendons grâce à Marianne, magazine engagé, d’avancer ainsi à visage découvert. Notons cependant que du temps de Jean-François Kahn (démissionnaire en 2007), la rédaction était nettement moins marquée à gauche, puisqu’en 2007, elle votait à parts égales pour Ségolène Royal et François Bayrou, 36% chacun, suivis de Dupont-Aignan à 8 % (les autres candidats faisant des résultats marginaux).
Toujours sous la houlette de ce bon vieux « JFK », le même Marianne publiait, en avril 2001 (n°209, semaine du 23 au 29 avril) l’un des dossiers les plus exhaustifs jamais consacrés au vote des journalistes. Que disait-il ? Rien qu’on ne sache déjà : « Les journalistes sont, à une écrasante majorité de gauche ». Intitulé « Le clan des clones », il était assorti d’un sondage de l’Institut SCP réalisé par téléphone le 23 février et le 5 mars 2001 auprès de 130 journalistes représentatifs. A la question de savoir pour qui ils voteraient à la présidentielle de 2002, les journalistes répondaient Lionel Jospin à 32%, Noël Mamère à 13%, Jean-Pierre Chevènement à 8%, Arlette Laguiller à 5%, Robert Hue à 5%, Jacques Chirac à 4%, Alain Madelin à 1% et François Bayrou à 1%, Jean-Marie Le Pen ne recueillant aucune intention de vote. Soit 63% pour la gauche et 6% pour le centre et la droite.
« N’est-il pas étonnant au sein d’une démocratie, remarquait alors Philippe Cohen au vue des résultats de ce sondage, que 6% seulement des journalistes osent se déclarer électeurs de droite, quand on estime qu’au moins 50% des Français votent ainsi ? Ou que 87% des journalistes s’affirment favorables à la régularisation automatique de tous les “sans-papiers” ? Il faudrait être quelque peu naïf, après cela, pour s’étonner du fossé, abyssal, qui se creuse entre la caste journalistique et la population. »
« Comment en est-on arrivé là ? », s’interrogeait de son côté Thomas Vallières dans le même dossier. Et Jean-François Kahn d’avancer une explication dans son éditorial : selon lui, « les journalistes, dans leur immense majorité issus qu’ils sont du même milieu, formés à la même école, fréquentant les mêmes espaces, porteurs des mêmes valeurs, imprégnés du même discours, façonnés par la même idéologie, structurés par les mêmes références, ayant souvent connu la même évolution ou le même cursus, finissent pas penser presque tous pareils ».
C’est bien leur droit et, bien qu’il soit regrettable, personne ne leur reproche cet élitiste mimétisme de caste. En revanche, nous avons le droit de savoir d’où ils parlent, au nom de qui et de quoi. C’est bien le minimum en terme de droit à l’information.