« Alors que les bombardements russes d’une maternité et d’autres cibles civiles en Ukraine ont suscité l’indignation générale en tant que crimes de guerre, des milliers de frappes similaires ont eu lieu contre des civils yéménites », écrivait le Washington Post le 4 juin.
Bombardements aveugles
« Les bombardements aveugles sont devenus une caractéristique de la guerre au Yémen, attirant l’attention de la communauté internationale sur les pays participant à la campagne aérienne et sur ceux qui les arment, notamment les États-Unis. Le soutien des États-Unis à l’effort de guerre saoudien, qui a été critiqué par les groupes de défense des droits de l’homme et certains membres du Congrès, a commencé sous l’administration Obama et se poursuit par à‑coups depuis sept ans. »
Si l’article détaillé du Washington Post sur la responsabilité des États-Unis dans les pertes civiles au Yémen ne semble pas avoir été beaucoup repris par les médias américains, le journal est suffisamment important pour que ce papier ne passe pas inaperçu, et le parallèle entre ce que fait la Russie en Ukraine et ce que font les alliés des Occidentaux au Yémen, avec le soutien notamment des États-Unis, n’est pas si courant que cela dans les grands médias français, étant plus souvent réservé aux médias alternatifs, en particulier ceux qui regardent la Russie d’un œil favorable.
Crimes de guerre ?
Mais cette fois c’est donc le Washington Post qui le dit dans un article détaillé et documenté intitulé « Les frappes aériennes menées par l’Arabie Saoudite au Yémen ont été qualifiées de crimes de guerre. Beaucoup se sont appuyées sur le soutien américain. » Le titre est suivi du chapô : « Une analyse conjointe du Washington Post révèle pour la première fois que les États-Unis ont soutenu la majorité des escadrons d’avions impliqués dans la campagne aérienne de la coalition saoudienne, qui dure depuis des années. »
L’analyse du journal a été menée en collaboration avec le Security Force Monitor (« moniteur des forces de sécurité », SFM) de l’Institut des droits de l’homme de la Columbia Law School, la faculté de droit de l’université Columbia à New York. Sur le site du SFM, on peut lire que « le Security Force Monitor soutient les chercheurs en droits de l’homme, les avocats et les journalistes d’investigation qui s’efforcent de rendre les forces de sécurité de l’État plus responsables. Nous sommes un groupe de recherche à but non lucratif qui analyse des milliers de documents publics afin de créer une base de données simple et consultable sur les commandants et les structures de commandement, les emplacements et les zones d’opérations des unités des forces de sécurité et d’enquêter sur leurs liens potentiels avec des violations présumées des droits de l’homme. »
Or, ainsi que l’écrit le Washington Post, l’analyse réalisée conjointement par les deux institutions dévoile qu’« une part importante des raids aériens [au Yémen] ont été effectués par des avions développés, entretenus et vendus par des sociétés américaines, et par des pilotes formés par l’armée américaine. »
Contrats de « maintenance »
Et même si l’administration Biden a annoncé en 2021 vouloir mettre fin au soutien américain en faveur des « opérations offensives » réalisées par la coalition menée par l’Arabie saoudite contre les rebelles chiites houthis soutenus par l’Iran et la Corée du Nord, et si les États-Unis ont effectivement suspendu certaines ventes de munitions, « les contrats de maintenance réalisés par l’armée américaine et les entreprises américaines pour les escadrons de la coalition effectuant des missions offensives se sont poursuivis, selon l’analyse du [Washington] Post. »
Pour parvenir à leurs conclusions, « le [Washington] Post et le SFM ont examiné plus de 3 000 images, communiqués de presse, reportages et vidéos accessibles au public, identifiant pour la première fois 19 escadrons d’avions de combat ayant pris part à la campagne aérienne menée par l’Arabie saoudite au Yémen. » Ces recherches ont montré que « plus de la moitié des escadrons qui ont participé à la guerre aérienne provenaient d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, les deux pays qui ont effectué la majorité des raids aériens et qui reçoivent une aide substantielle des États-Unis. » En effet, continue le Washington Post, « une analyse des annonces de contrats publics montre que les États-Unis ont fourni des armes, une formation ou un soutien à la maintenance à la majorité des escadrons d’avions de combat utilisés dans cette campagne. Le [Washington] Post a découvert que pas moins de 94 contrats américains ont été attribués à différents escadrons saoudiens et émiratis depuis le début de la guerre. »
Concrètement, « l’analyse a révélé que 39 escadrons des États membres de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pilotaient des avions dotés de capacités de frappe aérienne. La majorité de ces unités pilotaient des avions de combat développés et vendus par des entreprises américaines. » Sur ces 39 escadrons, le Washington Post et le SFM en ont identifiés 19 dont il est certain qu’ils ont pris part aux bombardements du Yémen avec du matériel américain depuis 2015. Pour d’autres escadrons, il existe seulement une certaine dose de probabilité. En outre, « les États-Unis ont participé à des exercices conjoints avec au moins 80 % des escadrons qui ont effectué des missions de frappes aériennes au Yémen. Au moins quatre fois, ces exercices ont eu lieu sur le sol américain. »
En 2018, les États-Unis avaient retiré sur décision de Donald Trump leurs avions ravitailleurs en carburant de l’opération menée par l’Arabie saoudite, nous apprend le Washington Post, et des formations étaient dispensées depuis 2016 aux armées de l’air des pays membres de la coalition pour réduire le nombre de victimes civiles, mais cela ne semble pas avoir eu d’effet significatif sur le terrain.
Violations du droit international
« Depuis 2015, les groupes de défense des droits de l’homme qui enquêtent sur les frappes aériennes en ont identifié plus de 300 qui violaient ou semblaient violer le droit international, selon l’enquête du [Washington] Post et de SFM sur les rapports et documents accessibles au public. Bien que des escadrons individuels n’aient jamais été publiquement impliqués dans des frappes aériennes spécifiques, qui sont toujours décrites comme étant menées par la coalition, le chef du Commandement central des États-Unis de l’époque, le général Joseph Votel, a confirmé dans un témoignage de 2019 que les États-Unis avaient accès à une base de données détaillée des frappes aériennes de la coalition au Yémen. (…) L’existence de cette base de données suggère que certains responsables américains avaient une meilleure connaissance des armes utilisées et des escadrons ayant participé aux frappes aériennes ayant causé des dommages aux civils que ce qui a été dit au public et aux membres du Congrès. »
Or, explique ensuite le Washington Post, la loi américaine interdit aux États-Unis de fournir une assistance à des unités de forces de sécurité étrangères quand il existe des informations crédibles sur des violations graves des droits de l’homme de leur part. Seulement les administrations successives ont toujours interprété cette loi comme ne s’appliquant qu’aux fournitures d’armes et d’assistance financées par l’argent public américain. L’Arabie saoudite et l’es Émirats arables unis, eux, payent pour les matériels et formations, et l’on ne s’intéresse donc pas de savoir s’ils utilisent cette assistance américaine pour commettre des violations grossières des droits de l’homme en bombardant des objectifs civils.
Le Washington Post note que « dès mars 2015, des responsables américains se sont inquiétés de ce que les frappes aériennes de la coalition aient pu violer les règles de la guerre. Des documents internes du département d’État, rédigés entre la mi-mai 2015 et février 2016 et publiés dans le cadre d’une demande sous le régime de la loi Freedom of Information Act par Reuters, ont révélé l’inquiétude du département d’État concernant les frappes aériennes de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les implications juridiques pour les responsables américains. »
Complicité avec les crimes de guerre saoudiens
« Tant que les violations du droit humanitaire international par les Saoudiens et les ventes américaines destinées à soutenir ces opérations se poursuivent, il existe de sérieuses inquiétudes quant à la complicité des États-Unis dans les crimes de guerre saoudiens qui en résultent », a expliqué au Washington Post Oona Hathaway, professeur de droit et de sciences politiques à la Yale Law School.
Les révélations du Washington Post dénotent un net soutien du journal à un projet de loi introduit par les démocrates à la Chambre des représentants en février dernier, qui interdirait tout soutien américain aux opérations aériennes de la coalition menée par l’Arabie saoudite en territoire yéménite.
L’article publié le 4 juin 2022 se termine par un tableau détaillé des pays de la coalition, leurs escadrons, les types d’avions américains pour chaque escadron impliqué dans les bombardements au Yémen, avec les contrats fourniture de matériel ou de maintenance correspondants ainsi que les formations, le tout complété par des liens aux sources publiques utilisées par le Washington Post et le Security Force Monitor.
Voir aussi : Ukraine : les États-Unis responsables du conflit, un article du NYT