« Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. »
Molière, Les Précieuses ridicules, scène V
Depuis la première représentation des Précieuses au Palais Bourbon en 1660, près de quatre siècles se sont écoulés. Pour plaire aux jurys d’admission des principales écoles de journalisme et pour en sortir diplômé, on ne réclame plus jambe toute unie, rabats, rubans ou chapeau à plumes ni Billets-Doux mais plutôt une bonne dose de LGBTQI++, un wokisme de bon aloi, une culture générale orientée vers les États-Unis et des sympathies estampillées libérales libertaires. Sympathies progressistes favorables aux règles du capitalisme néo-libéral : laisser faire, laisser passer. Une société fluide, sans frontières, ouverte à la circulation des capitaux et des hommes, la seconde couvrant moralement la première et la justifiant. Une société liquide également, vaguement informe, une fluidité de genres, d’âges, d’origines, s’exprimant dans un globbish qui n’est plus de l’anglais mais se rapproche des séries américaines vues à la télé. Une espèce de pâte molle progressiste avec de temps en temps des aspérités rêches qui donnent l’illusion d’une personnalité.
Ce portrait des diplômés des quatorze écoles reconnues de journalisme doit bien entendu être nuancé. Non, tous les professeurs ne sont pas proches de la gauche ou de l’extrême-gauche, seulement une majorité avec leurs nuances internes, du rose-vert au rouge écarlate. Non, tous les élèves ne sont pas des clones, certains ont une bonne capacité de résistance et sortent du carcan idéologique imposé. Non, les étudiants ayant des sympathies conservatrices ne sont pas couverts de goudron et de plumes et exposés ensuite au pilori. Ils sont simplement – si découverts – ou bien gentiment mis sur la touche par les élèves eux-mêmes, « celle-là, elle n’est pas comme nous, elle est bizarre » ou admonestés par la direction, « vous devez comprendre que vos engagements représentent un danger pour l’école, pour l’avenir des étudiants. Exposer ces engagements et les poursuivre pourrait être un risque pour votre diplôme ». L’intéressé comprend tout de suite, reportez ‑vous aux différents témoignages d’anciens étudiants contenus dans le dossier. Interrogeant un journaliste de droite affirmée qui avait suivi les cours de la plus gauchiste des écoles de journalisme, l’ESJ de Lille, je lui posais la question : comment as-tu fait pour survivre ? Réponse : je me suis tu pendant deux ans, je n’ai parlé à personne en-dehors des cours.
Les cours sur le plan technique sont plutôt de bonne qualité en général et le cursus forme convenablement des vidéastes, des JRI (journalistes reporters d’images), des producteurs de podcasts audio, des animateurs radio, des monteurs etc. Où le bât blesse, c’est l’insupportable entre-soi idéologique, un petit monde tout riquiqui, observant son nombril, oscillant entre les partis pris de Mediapart et de Libération, du Monde et de La Croix, d’Ouest-France et de France inter. La liste n’est pas limitative, vous pouvez rajouter les titres que vous voulez ; service public ou actionnaires privés, l’ambiance libérale libertaire est plus ou moins la même. Ce que Pierre Bourdieu a appelé l’habitus, un ensemble de règles de comportement, de règles sémantiques, règles non écrites mais à suivre si l’on veut être intégré au groupe et ne pas être considéré comme un vilain petit mouton noir. Ne pas parler de clandestins mais d’exilés, ne pas parler d’insécurité ou d’attaques au couteau mais de sentiment d’insécurité etc. Sinon vous serez réprimandé ou dénoncé, parfois par votre chef de service, le plus souvent par votre voisin d’ordinateur qui voit là un moyen de prouver que son habitus est conforme aux usages en vigueur.
L’origine du phénomène ? C’est reposer le problème de la poule et de l’œuf. L’entre soi quasi généralisé des médias dominants (Figaro inclus) a‑t’il engendré l’entre soi généralisé des écoles de journalisme ou le contraire ? Il s’agit plutôt d’un modèle cybernétique, un mécanisme d’autorégulation et d’autoreproduction par rétroaction. Les journalistes des médias de grand chemin se plaignent – avec quelques exceptions notables – de ne pas être compris, ils fustigent le manque de confiance du public. Pour avoir assisté à quelques congrès de journalistes, j’ai pu constater que la ritournelle larmoyante est un thème récurrent : le public ne nous aime pas alors que nous sommes si bons, si gentils, si ouverts, si professionnels… Tout ceci alors qu’une partie non négligeable des journalistes (Libération, Mediapart, StreetPress et bien d’autres) se sont transformés en flics de la pensée. Et que beaucoup d’autres suivent, par opportunisme de carrière, par peur des représailles ou simplement par habitude.
Que faire ? écrivait en 1902 dans son ouvrage éponyme Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine. Pour rompre le ronron doucement abrutissant du conformisme gauchisant et empli de bonne conscience d’une bonne partie des journalistes, en poste ou aspirants, que faire? Première réponse, prendre conscience du phénomène, c’est l’objectif de cette brochure. Deuxième réponse : créer de nouvelles écoles pour ouvrir les cerveaux, les cœurs, les esprits à autre chose. Sortir du progressisme moralisant qui asphyxie, ne plus avoir peur des sycophantes, respirer l’air du large, oser avoir d’autres lectures, d’autres musiques, d’autres aspirations, d’autres inspirations, d’autres respirations. De l’air enfin, de l’air ! Que cette brochure didactique puisse contribuer à ouvrir les fenêtres, apportant un oxygène bienvenu.
Claude Chollet