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Les élégances des nouvelles Précieuses ridicules

3 janvier 2025

Temps de lecture : 5 minutes
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Les élégances des nouvelles Précieuses ridicules

Temps de lecture : 5 minutes

« Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incon­grus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Ten­dre, et que Bil­lets-Doux, Petits-Soins, Bil­lets-Galants et Jolis-Vers sont des ter­res incon­nues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur per­son­ne mar­que cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opin­ion des gens ? Venir en vis­ite amoureuse avec une jambe toute unie, un cha­peau désar­mé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souf­fre une indi­gence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle fru­gal­ité d’a­juste­ment et quelle sécher­esse de con­ver­sa­tion ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remar­qué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chauss­es ne soient assez larges. »
Molière, Les Pré­cieuses ridicules, scène V

Depuis la pre­mière représen­ta­tion des Pré­cieuses au Palais Bour­bon en 1660, près de qua­tre siè­cles se sont écoulés. Pour plaire aux jurys d’admission des prin­ci­pales écoles de jour­nal­isme et pour en sor­tir diplômé, on ne réclame plus jambe toute unie, rabats, rubans ou cha­peau à plumes ni Bil­lets-Doux mais plutôt une bonne dose de LGBTQI++, un wok­isme de bon aloi, une cul­ture générale ori­en­tée vers les États-Unis et des sym­pa­thies estampil­lées libérales lib­er­taires. Sym­pa­thies pro­gres­sistes favor­ables aux règles du cap­i­tal­isme néo-libéral : laiss­er faire, laiss­er pass­er. Une société flu­ide, sans fron­tières, ouverte à la cir­cu­la­tion des cap­i­taux et des hommes, la sec­onde cou­vrant morale­ment la pre­mière et la jus­ti­fi­ant. Une société liq­uide égale­ment, vague­ment informe, une flu­id­ité de gen­res, d’âges, d’origines, s’exprimant dans un glob­bish qui n’est plus de l’anglais mais se rap­proche des séries améri­caines vues à la télé. Une espèce de pâte molle pro­gres­siste avec de temps en temps des aspérités rêch­es qui don­nent l’illusion d’une personnalité.

Ce por­trait des diplômés des qua­torze écoles recon­nues de jour­nal­isme doit bien enten­du être nuancé. Non, tous les pro­fesseurs ne sont pas proches de la gauche ou de l’extrême-gauche, seule­ment une majorité avec leurs nuances internes, du rose-vert au rouge écar­late. Non, tous les élèves ne sont pas des clones, cer­tains ont une bonne capac­ité de résis­tance et sor­tent du car­can idéologique imposé. Non, les étu­di­ants ayant des sym­pa­thies con­ser­va­tri­ces ne sont pas cou­verts de goudron et de plumes et exposés ensuite au pilori. Ils sont sim­ple­ment – si décou­verts – ou bien gen­ti­ment mis sur la touche par les élèves eux-mêmes, « celle-là, elle n’est pas comme nous, elle est bizarre » ou admon­estés par la direc­tion, « vous devez com­pren­dre que vos engage­ments représen­tent un dan­ger pour l’école, pour l’avenir des étu­di­ants. Expos­er ces engage­ments et les pour­suiv­re pour­rait être un risque pour votre diplôme ». L’intéressé com­prend tout de suite, reportez ‑vous aux dif­férents témoignages d’anciens étu­di­ants con­tenus dans le dossier. Inter­ro­geant un jour­nal­iste de droite affir­mée qui avait suivi les cours de la plus gauchiste des écoles de jour­nal­isme, l’ESJ de Lille, je lui posais la ques­tion : com­ment as-tu fait pour sur­vivre ? Réponse : je me suis tu pen­dant deux ans, je n’ai par­lé à per­son­ne en-dehors des cours.

Les cours sur le plan tech­nique sont plutôt de bonne qual­ité en général et le cur­sus forme con­ven­able­ment des vidéastes, des JRI (jour­nal­istes reporters d’images), des pro­duc­teurs de pod­casts audio, des ani­ma­teurs radio, des mon­teurs etc. Où le bât blesse, c’est l’insupportable entre-soi idéologique, un petit monde tout riquiqui, obser­vant son nom­bril, oscil­lant entre les par­tis pris de Medi­a­part et de Libéra­tion, du Monde et de La Croix, d’Ouest-France et de France inter. La liste n’est pas lim­i­ta­tive, vous pou­vez rajouter les titres que vous voulez ; ser­vice pub­lic ou action­naires privés, l’ambiance libérale lib­er­taire est plus ou moins la même. Ce que Pierre Bour­dieu a appelé l’habitus, un ensem­ble de règles de com­porte­ment, de règles séman­tiques, règles non écrites mais à suiv­re si l’on veut être inté­gré au groupe et ne pas être con­sid­éré comme un vilain petit mou­ton noir. Ne pas par­ler de clan­des­tins mais d’exilés, ne pas par­ler d’insécurité ou d’attaques au couteau mais de sen­ti­ment d’insécurité etc. Sinon vous serez rép­ri­mandé ou dénon­cé, par­fois par votre chef de ser­vice, le plus sou­vent par votre voisin d’ordinateur qui voit là un moyen de prou­ver que son habi­tus est con­forme aux usages en vigueur.

L’origine du phénomène ? C’est repos­er le prob­lème de la poule et de l’œuf. L’entre soi qua­si général­isé des médias dom­i­nants (Figaro inclus) a‑t’il engen­dré l’entre soi général­isé des écoles de jour­nal­isme ou le con­traire ? Il s’agit plutôt d’un mod­èle cyberné­tique, un mécan­isme d’autorégulation et d’autoreproduction par rétroac­tion. Les jour­nal­istes des médias de grand chemin se plaig­nent – avec quelques excep­tions nota­bles – de ne pas être com­pris, ils fusti­gent le manque de con­fi­ance du pub­lic. Pour avoir assisté à quelques con­grès de jour­nal­istes, j’ai pu con­stater que la ritour­nelle lar­moy­ante est un thème récur­rent : le pub­lic ne nous aime pas alors que nous sommes si bons, si gen­tils, si ouverts, si pro­fes­sion­nels… Tout ceci alors qu’une par­tie non nég­lige­able des jour­nal­istes (Libéra­tion, Medi­a­part, Street­Press et bien d’autres) se sont trans­for­més en flics de la pen­sée. Et que beau­coup d’autres suiv­ent, par oppor­tunisme de car­rière, par peur des repré­sailles ou sim­ple­ment par habitude.

Que faire ? écrivait en 1902 dans son ouvrage éponyme Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine. Pour rompre le ron­ron douce­ment abrutis­sant du con­formisme gauchisant et empli de bonne con­science d’une bonne par­tie des jour­nal­istes, en poste ou aspi­rants, que faire? Pre­mière réponse, pren­dre con­science du phénomène, c’est l’objectif de cette brochure. Deux­ième réponse : créer de nou­velles écoles pour ouvrir les cerveaux, les cœurs, les esprits à autre chose. Sor­tir du pro­gres­sisme moral­isant qui asphyx­ie, ne plus avoir peur des syco­phantes, respir­er l’air du large, oser avoir d’autres lec­tures, d’autres musiques, d’autres aspi­ra­tions, d’autres inspi­ra­tions, d’autres res­pi­ra­tions. De l’air enfin, de l’air ! Que cette brochure didac­tique puisse con­tribuer à ouvrir les fenêtres, appor­tant un oxygène bienvenu.

Claude Chol­let

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