Le journal Libération, dans un article de sa rubrique Justice, intitulé Cyberharcèlement de Thomas Jolly, directeur artistique des JO : sept interpellations, nous apprend que « l’enquête sur la haine qui s’est déchargée en ligne après la cérémonie d’ouverture des JO avance. « Une première vague » de « sept interpellations » a été menée cette semaine partout en France dans l’enquête pour cyberharcèlement subi notamment par Thomas Jolly, directeur artistique des cérémonies des JO, a fait savoir ce jeudi 24 octobre une source proche du dossier. Une enquête avait été ouverte par le parquet de Paris le 31 juillet dernier.
Professionnel de la haine ?
« C’est une première vague d’interpellations. Il y en aura d’autres, les enquêteurs iront jusqu’au bout », a prévenu cette même source, confirmant une information de France Info. Six hommes de 22 à 79 ans et une femme de 57 ans sont mis en cause. […] «Certains ont des profils inquiétants», souligne une source proche du dossier. Elle va jusqu’à qualifier l’un d’eux de professionnel de la haine».» « Professionnel de la haine » laisse songeur, j’ignorais que ce fût une catégorie judiciaire ou journalistique.
Le harcèlement, on ne peut que le déplorer. C’est un point acquis, qui ne doit, pour autant, nous soustraire à un débat de fond sur la cérémonie dont il est question, les intentions de son metteur en scène et la réception du public. Libération, comme à son habitude, s’y dérobe en pointant l’identité de ceux qui contestent la valeur soit symbolique, soit esthétique, voire politico-idéologique, de la cérémonie. En effet, pourquoi discuter les arguments quand on peut tout simplement disqualifier les contradicteurs ?
Une cérémonie d’ouverture « festive » ?
Pour Libération, les choses sont simples : « La cérémonie d’ouverture, qui a illuminé la Seine le 26 juillet, a beau avoir été applaudie par des millions de spectateurs et téléspectateurs, le tableau Festivité et son Philippe Katerine tout de bleu – légèrement vêtu — avait fait sortir de leurs gonds les milieux conservateurs et d’extrême droite. Car certains y ont vu une reproduction de la célèbre fresque murale de de Vinci, la Cène, représentation du dernier repas de Jésus avec les douze apôtres. «Scène de dérision et de moquerie du christianisme», accusait la Conférence des évêques de France ; «propagande woke» clamait Marion Maréchal. »
Et l’on sait bien qu’être conservateur – ô Mânes de Chateaubriand — est déjà, sinon un dérapage, du moins une franche glissade sur la patinoire du politiquement correct, une injure au bons sens – le sens du vent idéologique -, au bon goût et surtout à la bienpensance, dont la gauche, en arbitre des élégances auto-proclamée, détient seule les codes. Exit ces trouble-fêtes – c’est le cas de le dire ! — dont les bougonnements incessants ne valent pas mieux qu’une démangeaison d’eczémateux incurables. Quant à l’extrême-droite, j’ai failli me signer pour m’en exorciser préventivement en lisant ce passage de l’article.
Les mânes de Philippe Muray
Philippe Muray, fin connaisseur des festivités post-modernes, nous avait prévenu : « La nouvelle civilisation, dont la vie totalement festive est le but, et où les fêtes proprement dites ne sont qu’un moyen, est matricielle et maternelle. L’autre, sous n’importe laquelle de ses formes, est donc le démon qui la hante. » L’autre qui hante Libération, pourtant si inclusif, n’est autre que la figure du mal, à ses degrés divers : du conservateur à l’extrême-droite, en passant par la Conférence des évêques, pourtant si délicate dans ses remontrances…
Ce désir d’inclusivité paradoxal, qui finit par exclure toute sensibilité alternative, rétive aux délires wokistes, est une curiosité en soi. Elle s’est manifestée par l’entremise du président, avec un éclat sans défaillance : Emmanuel Macron, en qualité de chef d’orchestre semi-occulte, semi-exhibitionniste, se fit oraculaire comme à l’accoutumée, entonnant des hosannas extatiques dignes de la liturgie dont il se fit le grand-prêtre. En effet, le président plastronna fièrement : « Les Jeux de Paris seront les plus durables, les plus inclusifs, les plus paritaires de l’Histoire. L’ouverture, aucun pays ne l’a tentée avant. » J’ai connu une DRH qui puisait dans ce même lexique : elle était foudroyante d’éloquence. Merci pour les autres nations, au passage, qui n’ont apparemment pas encore assimilé les prérogatives de l’inclusivité sinon ses préceptes incantatoires…
Si les réactions provoquées par cette cérémonie furent souvent vives, elles le doivent à ce que, selon le mot de Barbey d’Aurevilly « l’imagination continuera d’être d’ici longtemps la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes. » S’ajoutèrent à cela, des scènes jugées blasphématoires, revendiquées comme telles d’abord, assorties de dénégations à mesure que le scandale ne pouvait plus être évité.
La Cène et Dionysos
Amaury Brelet, rédacteur en chef du journal Valeurs actuelles, a relevé les contradictions dans la communication des organisateurs de la cérémonie. Je cite : « La Cène n’était « pas mon inspiration », a expliqué Thomas Jolly, metteur en scène de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 : « Je crois que c’était assez clair, il y a Dionysos qui arrive sur cette table… » (BFMTV). En réalité, 44 minutes séparent la scène en question (1:53:25), qui ressemble fortement à la Cène de Léonard de Vinci, et la scène avec Dionysos interprétée par Philippe Katerine (2:37:17) (vidéo sur le site de France Télévisions). Dans un tweet supprimé depuis, le diffuseur officiel, toujours France Télévisions, a célébré « une mise en Cène légendaire » (sic). La drag queen Piche, présente sur le pont ce soir-là, a reconnu qu’il s’agissait de la Cène et évoqué une « représentation biblique » (BFMTV). La DJ et activiste LGBT Barbara Butch, présente aussi, a loué sur Instagram un « Nouveau testament gay ». Un des auteurs du récit de la cérémonie, Damien Gabriac, a acquiescé quand une journaliste l’a interrogé sur cette « Cène avec des queers » (France Inter). La planète entière ou presque y a vu la Cène, la presse y compris Le Monde, et même Jean Luc Mélenchon ! Bref, Thomas Jolly, au mieux, a joué sur l’ambiguïté, au pire, nous prend pour des cons. À vous de décider. »
Jean-Jacques Wunenburger, dans son ouvrage Mytho-politiques, Histoire des imaginaires au pouvoir, nous rappelle que, dans le monde antique « le modèle socio-politique se comprend comme une organisation voulue et contrôlée par le monde surnaturel des dieux, dont le mythe raconte les hauts-faits. Il en résulte des institutions, valeurs, projets largement marqués par des conceptions symboliques, des récits mythiques. »
Et quel fut le récit mythique véhiculé par cette cérémonie d’ouverture : l’inclusivité précisément. D’où la référence à Dionysos, opposé au Christ moqué dans cette parodie de la Cène – opposition qui ne doit rien à Nietzsche à mon sens mais c’est une autre question. Pourquoi Dionysos ? Parce qu’il correspond au fantasme fusionnel propre à l’imaginaire inclusiviste, à la fois porteur d’un hédonisme orgiaque et communautaire et d’une libération pulsionnelle sans frein. Le Christ est crucifié au nom de la souffrance, dont l’univers mental du festivisme ne veut plus, alors que Dionysos invite à l’éclatement – on va s’éclater ! — par la profusion du désir et du plaisir. L’orgie, la partouze participe de ce mouvement brownien d’inclusion tous azimuts, de grand brassage, de métissage par le désir.
Post-modernité soixante-huitarde
C’est, au fond, ce qui correspond bien à la post-modernité issue de mai 68. En effet, Jean-Jacques Wunenburger ajoute, à propos de l’imaginaire qui a mobilisé ce mouvement transgressif et festif : « Elle s’inscrit dans un autre grand récit spontanéiste alternatif de transgessions des normes et des limites imposées par la culture occidentale, plus que par la seule classe bourgeoise (« Il est interdit d’interdire », « sous les pavés la plage », « l’imagination au pouvoir »). Cet imaginaire est enfant d’Orphée, de la sexualité libérée, de la nudité, du désir, de la communauté, etc… Il combat la morale bourgeoise, de la loi, de la norme, comme le récit marxiste combat l’accumulation et l’exploitation, mais en dénonçant à son opposé l’aliénation même du travail et de ses configurations culturelles rationnelles. Cet imaginaire d’une jeunesse non salariée, aux antipodes des intérêts de la classe ouvrière, se sent plus proche de Dionysos que de Prométhée et capte des mythèmes du paganisme (antichrétien) et des hérésies gnostiques (adamites). » L’imaginaire hédoniste et festif a trouvé sa figure mythique tutélaire et Thomas Jolly ne s’y est pas trompé…
Ce qui a attiré mon attention, pour finir, c’est cette remarque de Jean-Jacques Wunenburger, au détour d’une phrase, qui me semble saisir le fond de l’affaire : « le dionysisme au contraire, inspiré de traditions religieuses allogènes, exalte plutôt des communautés mystiques qui ne sont pas sans rapport, historiquement en Grèce, avec des tyrannies. » Plus loin : « À l’opposé de l’ordre de la polis autonome, régie par un Nomos, cette mystique est en quête d’une socialité alternative, davantage fondée sur la distribution hiérarchique des parts et l’unité fusionnelle de la communauté. Historiquement, ce mythe socio-religieux accompagne d’ailleurs surtout les expériences de la tyrannie grecque (Pisistrate, Onomacrite, Hippias). »
Et si tout cela n’était rien d’autre, finalement, que la célébration de l’anarcho-tyrannie, c’est-à-dire le harcèlement en toute impunité d’un peuple par une petite caste fanatisée par une idéologie délirante et qui se permet de prendre une cérémonie de portée nationale et même internationale en otage pour cracher sa haine des peuples encore attachés à leur identité et à leurs traditions ? Qui harcèle qui ?
Jean Montalte