Censurer la pensée en exerçant un contrôle strict sur la littérature est loin d’être un phénomène propre au XXIème siècle. Depuis la nuit des temps, les hommes et les femmes de rang ont toujours exercé leur pouvoir sur les ouvrages qui, d’une manière ou d’une autre, s’avéraient nuisibles à leur influence.
De Nabuchodonosor à l’Inquisition
Nabuchodonosor déjà, roi de Babylone, fit incendier les livres religieux des juifs lorsqu’il s’empara de Jérusalem au VIIème siècle avant Jésus Christ. Les chrétiens, lorsqu’ils purent asseoir leur contrôle sur l’Europe purgèrent les archives littéraires païennes des gréco-romains puis, aux temps de l’Inquisition, décidèrent de ce qu’on pouvait lire, écrire et dire. Mais la censure n’est pas le seul fait des mouvements religieux. Les deux grands régimes athées, nazisme et communisme, conceptualisèrent l’idée d’autodafé à grande échelle. On détruisit des centaines de milliers d’ouvrages, au simple motif que les mots qui y figuraient n’allaient pas dans le sens de la doxa des dirigeants. La victoire du libéralisme à la fin du XXème siècle nous fit croire, de manière illusoire, que le temps de la censure était achevé. « La fin de l’histoire » écrivait Fukuyama, devait être le commencement de la liberté absolue et, plus jamais, un auteur ne se verrait brimer par quelconque influence de pouvoir.
La société inclusive attaque !
Mais en 2022, à l’heure de la société inclusive, du woke et de la cancel culture, les censeurs semblent faire leur triomphal retour sur les vestiges d’un Occident « déconstruit ». En 2021, une polémique éclate après qu’une école catholique canadienne annonce avoir épuré ses bibliothèques, en 2019, de près de 5000 ouvrages. Parmi les concernés, les albums de Lucky Luke, Tintin, Astérix mais aussi des biographies de l’explorateur français Jacques Cartier. Raison invoquée ? La « réconciliation » avec les autochtones et la lutte contre les stéréotypes négatifs héritiers de la « pensée coloniale » canadienne.
Voir aussi : Autodafés au Canada, le wokisme fait détruire 5000 livres
Aux États-Unis, le grand classique de Margaret Mitchell, « Autant en emporte le vent » paru en 1936 et adapté en film 3 ans plus tard a également subi le courroux des nouveaux censeurs. Retiré de la plateforme HBO (un géant parmi les plateformes de diffusion) afin d’être « mieux contextualisé », on reprochera au monument du cinéma américain de projeter la face d’une histoire nationale jugée trop « offensante » pour une partie de la population. La fameuse émission de France Inter consacrée au cinéma, « Le Masque et la Plume », verra l’une de ses chroniqueuse, Patricia Martin, dire du roman qu’il est « écrit avec les poumons, mais dont l’arrière-fond raciste est insupportable ». Retraduit en français en 2020 par l’écrivain Josette Chicheportiche, cette dernière précise, dans un entretien accordé à France 24, avoir pris le soin de changer la façon dont s’exprime un personnage noir en « supprimant les ‘r’ à chaque début de phrase », supposés rendre compte de l’accent des esclaves afro-américains. Mme Chicheportiche récuse toutefois l’accusation de racisme faite au livre, considérant qu’il est plutôt une critique du racisme des États-Unis du XIXème siècle.
Réécriture bien-pensante
Il reste que s’obstiner à vouloir « recontextualiser » une œuvre ou bien en modifier la forme afin de la rendre moins « offensante » s’apparente bien à de la réécriture et se transforme en censure.
De ce côté-ci de l’Atlantique, nous ne sommes évidemment pas épargnés. En France, c’est l’inoubliable roman policier d’Agatha Christie, « Les dix petits nègres » qui est passé entre les griffes des censeurs. Non pas pour son histoire, qui n’aborde en rien le sujet ethnique, mais simplement pour son titre, référence à la chansonnette qui constitue le fil central de l’ouvrage. C’est que le « N‑word », comme disent les anglo-saxons, n’a pas sa place dans les rayons de nos libraires. Rebaptisé « Ils étaient dix », le seul titre de l’œuvre n’a pas été changé mais aussi les soixante-dix fois où le mot « nègre » apparaissait.
Sur RTL, James Pritchatd, le petit fils d’Agatha Christie dira en guise de repentir : «Mon avis, c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour divertir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrases. Nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser : voilà le comportement à adopter en 2020″.
Ainsi la littérature d’hier à la vie dure aujourd’hui, malmenée par certains qui voient en elle une effrayante menace venue d’une autre époque et rapportant l’existence passée de mœurs différentes, incompatibles avec le monde moderne.
Ces quelques assauts contre le cinquième art (et le cinéma) ne sont en Europe pour le moment l’apanage que de certains cercles que l’on peut qualifier d’hystériques. Mais l’essor de ce genre de pratique est à craindre dans un Occident où l’on s’offense pour un rien, ou l’on crie au racisme pour tout, et où l’on « cancel » et « fact-check » tout ce qui nous tombe sous la main. La multiplication d’autodafés contemporains est loin de paraitre fantasmagorique, et celle-ci pourrait concerner plus que des déconstructivistes en quête de déconstruction. Il y a quelques années, en Irak, Daech brûlait des centaines de milliers de livres dont certains avaient des siècles derrière eux. Qui nous dit que demain, dans les quartiers perdus de la République, les quelques bibliothèques publiques restantes et autres MJC ne connaîtront pas le même sort ?
Richard Ovenden et la bibliothèque d’Oxford
Richard Ovenden, libraire et responsable de la richissime bibliothèque d’Oxford, a publié un ouvrage en 2020 (Burning the books, a history of knowledge under attack) à l’ambition historique mais dont le propos est brûlant d’actualité. Faisant le bilan des innombrables bouquins détruits au cours des millénaires, Ovenden nous rappelle à quel point la sauvegarde de la connaissance, et donc de la pensée, peut s’avérer fragile. Nous ne sommes nullement à l’abri de voir les nouveaux censeurs se multiplier, encore et encore, et faire taire la pensée libre partout dans le monde. La toute-puissance des GAFAM, a mis au silence le président de la 1ère puissance mondiale alors qu’il était encore en fonction ! Et alors qu’Emmanuel Macron, dans ses vœux, annonçait fièrement l’aboutissement de la Commission Bronner, organe de surveillance généralisée de la presse dont le but est de « lutter contre la désinformation et le complotisme », on pouvait lire entre les lignes : la liberté d’expression est aujourd’hui plus que jamais remise en cause.
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