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Livres en danger : regard sur les nouveaux censeurs

22 janvier 2022

Temps de lecture : 6 minutes
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Livres en danger : regard sur les nouveaux censeurs

Temps de lecture : 6 minutes

Censurer la pensée en exerçant un contrôle strict sur la littérature est loin d’être un phénomène propre au XXIème siècle. Depuis la nuit des temps, les hommes et les femmes de rang ont toujours exercé leur pouvoir sur les ouvrages qui, d’une manière ou d’une autre, s’avéraient nuisibles à leur influence.

De Nabuchodonosor à l’Inquisition

Nabu­chodonosor déjà, roi de Baby­lone, fit incendi­er les livres religieux des juifs lorsqu’il s’empara de Jérusalem au VIIème siè­cle avant Jésus Christ. Les chré­tiens, lorsqu’ils purent asseoir leur con­trôle sur l’Europe purgèrent les archives lit­téraires païennes des gré­co-romains puis, aux temps de l’Inquisition, décidèrent de ce qu’on pou­vait lire, écrire et dire. Mais la cen­sure n’est pas le seul fait des mou­ve­ments religieux. Les deux grands régimes athées, nazisme et com­mu­nisme, con­cep­tu­al­isèrent l’idée d’autodafé à grande échelle. On détru­isit des cen­taines de mil­liers d’ouvrages, au sim­ple motif que les mots qui y fig­u­raient n’allaient pas dans le sens de la doxa des dirigeants. La vic­toire du libéral­isme à la fin du XXème siè­cle nous fit croire, de manière illu­soire, que le temps de la cen­sure était achevé. « La fin de l’histoire » écrivait Fukuya­ma, devait être le com­mence­ment de la lib­erté absolue et, plus jamais, un auteur ne se ver­rait brimer par quel­conque influ­ence de pouvoir.

La société inclusive attaque !

Mais en 2022, à l’heure de la société inclu­sive, du woke et de la can­cel cul­ture, les censeurs sem­blent faire leur tri­om­phal retour sur les ves­tiges d’un Occi­dent « décon­stru­it ». En 2021, une polémique éclate après qu’une école catholique cana­di­enne annonce avoir épuré ses bib­lio­thèques, en 2019, de près de 5000 ouvrages. Par­mi les con­cernés, les albums de Lucky Luke, Tintin, Astérix mais aus­si des biogra­phies de l’explorateur français Jacques Carti­er. Rai­son invo­quée ? La « réc­on­cil­i­a­tion » avec les autochtones et la lutte con­tre les stéréo­types négat­ifs héri­tiers de la « pen­sée colo­niale » canadienne.

Voir aus­si : Autodafés au Cana­da, le wok­isme fait détru­ire 5000 livres

Aux États-Unis, le grand clas­sique de Mar­garet Mitchell, « Autant en emporte le vent » paru en 1936 et adap­té en film 3 ans plus tard a égale­ment subi le cour­roux des nou­veaux censeurs. Retiré de la plate­forme HBO (un géant par­mi les plate­formes de dif­fu­sion) afin d’être « mieux con­tex­tu­al­isé », on reprochera au mon­u­ment du ciné­ma améri­cain de pro­jeter la face d’une his­toire nationale jugée trop « offen­sante » pour une par­tie de la pop­u­la­tion. La fameuse émis­sion de France Inter con­sacrée au ciné­ma, « Le Masque et la Plume », ver­ra l’une de ses chroniqueuse, Patri­cia Mar­tin, dire du roman qu’il est « écrit avec les poumons, mais dont l’arrière-fond raciste est insup­port­able ». Retraduit en français en 2020 par l’écrivain Josette Chichep­or­tiche, cette dernière pré­cise, dans un entre­tien accordé à France 24, avoir pris le soin de chang­er la façon dont s’exprime un per­son­nage noir en « sup­p­ri­mant les ‘r’ à chaque début de phrase », sup­posés ren­dre compte de l’accent des esclaves afro-améri­cains. Mme Chichep­or­tiche récuse toute­fois l’accusation  de racisme faite au livre, con­sid­érant qu’il est plutôt une cri­tique du racisme des États-Unis du XIXème siècle.

Réécriture bien-pensante

Il reste que s’obstiner à vouloir « recon­tex­tu­alis­er » une œuvre ou bien en mod­i­fi­er la forme afin de la ren­dre moins « offen­sante »  s’apparente bien à de la réécri­t­ure et se trans­forme en censure.

De ce côté-ci de l’Atlantique, nous ne sommes évidem­ment pas épargnés. En France, c’est l’inoubliable roman polici­er d’Agatha Christie, « Les dix petits nègres » qui est passé entre les griffes des censeurs. Non pas pour son his­toire, qui n’aborde en rien le sujet eth­nique, mais sim­ple­ment pour son titre, référence à la chan­son­nette qui con­stitue le fil cen­tral de l’ouvrage. C’est que le « N‑word », comme dis­ent les anglo-sax­ons, n’a pas sa place dans les rayons de nos libraires. Rebap­tisé « Ils étaient dix », le seul titre de l’œuvre n’a pas été changé mais aus­si les soix­ante-dix fois où le mot « nègre » apparaissait.

Sur RTL, James Pritchatd, le petit fils d’Agatha Christie dira en guise de repen­tir : «Mon avis, c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour diver­tir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tour­nures de phras­es. Nous ne devons plus utilis­er des ter­mes qui risquent de bless­er : voilà le com­porte­ment à adopter en 2020″.

Ain­si la lit­téra­ture d’hier à la vie dure aujourd’hui, mal­menée par cer­tains qui voient en elle une effrayante men­ace venue d’une autre époque et rap­por­tant l’existence passée de mœurs dif­férentes, incom­pat­i­bles avec le monde moderne.

Ces quelques assauts con­tre le cinquième art (et le ciné­ma) ne sont en Europe pour le moment l’apanage que de cer­tains cer­cles que l’on peut qual­i­fi­er d’hystériques. Mais l’essor de ce genre de pra­tique est à crain­dre dans un Occi­dent où l’on s’offense pour un rien, ou l’on crie au racisme pour tout, et où l’on « can­cel » et « fact-check » tout ce qui nous tombe sous la main. La mul­ti­pli­ca­tion d’autodafés con­tem­po­rains est loin de paraitre fan­tas­magorique, et celle-ci pour­rait con­cern­er plus que des décon­struc­tivistes en quête de décon­struc­tion. Il y a quelques années, en Irak, Daech brûlait des cen­taines de mil­liers de livres dont cer­tains avaient des siè­cles der­rière eux. Qui nous dit que demain, dans les quartiers per­dus de la République, les quelques bib­lio­thèques publiques restantes et autres MJC ne con­naîtront pas le même sort ?

Richard Ovenden et la bibliothèque d’Oxford

Richard Oven­den, libraire et respon­s­able de la richissime bib­lio­thèque d’Oxford, a pub­lié un ouvrage en 2020 (Burn­ing the books, a his­to­ry of knowl­edge under attack) à l’ambition his­torique mais dont le pro­pos est brûlant d’actualité. Faisant le bilan des innom­brables bouquins détru­its au cours des mil­lé­naires, Oven­den nous rap­pelle à quel point la sauve­g­arde de la con­nais­sance, et donc de la pen­sée, peut s’avérer frag­ile. Nous ne sommes nulle­ment à l’abri de voir les nou­veaux censeurs se mul­ti­pli­er, encore et encore, et faire taire la pen­sée libre partout dans le monde. La toute-puis­sance des GAFAM, a mis au silence le prési­dent de la 1ère puis­sance mon­di­ale alors qu’il était encore en fonc­tion ! Et alors qu’Emmanuel Macron, dans ses vœux, annonçait fière­ment l’aboutissement de la Com­mis­sion Bron­ner, organe de sur­veil­lance général­isée de la presse dont le but est de « lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion et le com­plo­tisme », on pou­vait lire entre les lignes : la lib­erté d’expression est aujourd’hui plus que jamais remise en cause.

Voir aus­si : Col­lec­tion Dés­in­tox, nou­velle brochure : Obono con­tre Valeurs actuelles

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