Annoncée pour 2022, voire 2023, la fusion entre les deux plus grands groupes privés de l’audiovisuel français n’a pas encore été tranchée par l’Autorité de la concurrence (ADLC), dont l’indépendance est remise en question par certains observateurs. Le dossier, extrêmement complexe, a de nombreuses ramifications. En voici les grandes lignes.
Comme il semble bien loin le temps où M6 attaquait TF1 devant l’Autorité de la concurrence[i] à cause de pratiques jugées anticoncurrentielles en matière de publicité, sur fond de discours sur la sauvegarde du pluralisme dans les médias. C’était en 2013. Huit ans plus tard, les cols blancs de M6 souhaitent à présent unir leur destinée à ceux de TF1. Pour mener leur projet de rapprochement, TF1 et M6 n’ont reculé devant aucun sacrifice, jusqu’à miser sur le (très cher) cabinet d’audit Deloitte[ii] pour plaider leur cause devant l’Autorité de la concurrence (ADLC), tandis que M6 a eu recours au cabinet juridique britannique Allen & Overy[iii] pour mettre en scène la stratégie de constitution d’un pôle européen du streaming en vue de concurrencer les ogres d’Outre-Atlantique. Objectif affiché : l’union faisant la force, cette fusion permettra de se battre à armes égales avec les géants américains du numérique que sont les plateformes Netflix, Amazon Prime ou Disney+. Un argument massue répété à longueur d’interviews par les intéressés, mais pourtant loin de la réalité…
Le scénario de la fusion
Autrefois concurrents, TF1 et M6 voudraient donc se passer la bague au doigt. Et les discussions sont « plus » que bien avancées, le dossier a été bouclé en mai dernier en attendant le feu vert de l’ADLC. En résumé, le projet est le suivant : les conseils d’administration des maisons-mères – en l’occurrence Bouygues et RTL Group/Bertelsmann – ont scellé un accord pour une fusion hors du commun en Europe. L’opération octroierait 30% des parts du nouveau groupe à Bouygues et 16% à RTL Group, Bouygues rachetant les participations de l’entreprise allemande Bertelsmann dirigée par Thomas Rabe, pour 641 millions d’euros. La répartition des postes est déjà scellée : à l’actuel patron de M6 Nicolas de Tavernost, la direction du futur groupe, le PDG de TF1 Gilles Pélisson devenant directeur général adjoint chez Bouygues, chargé des médias.
De nombreuses infos – et intox – circulent autour du projet de fusion entre TF1 et M6 à commencer par l’identité de l’institution responsable d’avaliser ou non l’opération. Si pour Olivier Bomsel, économiste et spécialiste des médias, « la fusion TF1-M6 est l’affaire du CSA[iv], pas de l’Autorité de la concurrence », le vice-président de l’ADLC, Emmanuel Combe, rappelle le rôle incontournable de l’institution[v] dont il assure actuellement la direction par intérim : « Contrôler une fusion ne résulte pas d’un choix discrétionnaire de l’Autorité de la concurrence, mais d’une obligation légale : dès lors qu’un certain seuil de chiffre d’affaires est franchi, les entreprises ont l’obligation de notifier leur projet à l’ADLC – ou à la Commission européenne selon les cas. Cette obligation s’impose à toutes les entreprises et ne souffre à ce jour d’aucune exemption sectorielle, fût-ce au nom de l’exception culturelle. » Emmanuel Combe précise aussi que cet examen par le collège de l’ADLC est un « processus aussi transparent qu’éprouvé, gage d’impartialité et d’indépendance », et que le paramètre essentiel sera « l’impact concurrentiel de l’opération ». Des prérogatives confirmées[vi] par Anne-Marie Pecoraro et Corinne Khayat, avocates associées chez UGGC Avocats : « La transaction TF1-M6 sera soumise aux règles générales du droit de la concurrence et plus particulièrement au contrôle des concentrations par l’Autorité de la concurrence, dont l’objectif est de prévenir, à l’issue de la réalisation du projet, la création ou le renforcement d’une position dominante ou de monopoles. Le CSA pourra, dans le cadre la procédure devant l’Autorité de la concurrence, émettre un avis sur la fusion. » Ça, c’est pour la théorie. Mais c’est sans compter sur la pression du pouvoir politique[vii], de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot au président du CSA Roch-Olivier Maistre, tous deux favorables à la fusion des deux géants.
Les dangers d’une trop forte concentration
Le secteur audiovisuel français est aujourd’hui régi par la loi Léotard de septembre 1986, votée à l’époque des premières grandes privatisations, comme celle de TF1. Cette loi contient des garde-fou anti-concentration, afin d’éviter un cumul d’autorisation de diffusion et d’activités multimédias. Mais dans le dossier TF1-M6 l’évident aspect concurrentiel se heurte à l’argument de la souveraineté[viii] avancés par le partisans de la fusion – dont le pouvoir exécutif –, comme le souligne Alexandre Piquard dans Le Monde : « Faut-il autoriser TF1 et M6 à se marier ? C’est la question qui agite les secteurs de l’audiovisuel et de la publicité. Il appartient à l’ADLC, qui examine le dossier, de la trancher. Mais, derrière cette fusion, il y a le match entre souveraineté et concurrence. » Selon le quotidien du soir, les pro fusion voudraient voir l’avènement de « champions nationaux français, voire européens, pour résister aux géants étrangers, américains ou chinois, notamment dans le numérique ». D’autres voient plutôt un constat d’échec de la stratégie de TF1 et de M6 incapables de prendre le virage du streaming et condamnés à consolider leur forteresse hertzienne, basée sur les revenus publicitaires plutôt que sur les abonnements. Car penser que le tandem TF1-M6 pourrait investir suffisamment pour créer un champion français du streaming relève du fantasme. Ou de la méthode Coué. En 2021, Netflix a investi 19 milliards de dollars[ix] dans la production de créations originales, tandis que le studio de production Newen (TF1) pointe très loin derrière avec 145,3 millions d’euro et celui de M6 à 31 millions[x]. L’écart est abyssal, l’ambition irréaliste.
Le danger de la concentration dans les médias se cristallise également autour de l’autre grand dossier, essentiel pour les chaînes gratuites contrairement aux plateformes de streaming : la publicité. « Des concurrents ont déjà souligné que l’entité résultant de la fusion serait susceptible de détenir près de 40% de part d’audience de télévision et 70% de parts de marché sur le marché publicitaire, ajoutent les deux avocates Marie Pecoraro et Corinne Khayat. TF1 et M6 envisagent d’élargir la délimitation du marché de la publicité télévisée à la publicité numérique, afin de démontrer que le marché est moins concentré qu’il n’y paraît et qu’il comprend d’autres acteurs, notamment les GAFA. » Seulement voilà, l’argument a ses limites : la législation européenne, elle, ne fait pas de distinguo entre les différents supports publicitaires, entre spots télévisés et pubs en ligne. Et les concurrents, comme Free (dirigé par Xavier Niel) ou Altice Media (dirigé par Arthur Dreyfuss), comptent bien jouer leur rôle de trouble-fête : Free, doutant de l’impartialité de l’ADLC, a porté l’affaire devant la direction de la concurrence de la Commission européenne[xi] en novembre. Affaire à suivre.
Partage du gâteau et menace sur l’emploi
La fusion – si elle intervient – aura en tout cas des conséquences prévisibles. Financières d’abord, les principaux intéressés ne s’en cachent pas. Bouygues et RTL Group veulent faire des économies d’échelle et engranger des dividendes, comme le stipule un communiqué commun[xii] paru en mai 2021, soulignant la « création de valeur pour l’ensemble des actionnaires des deux groupes grâce à des synergies annuelles estimées à 250–350 millions d’euros à l’issue des trois premières années suivant la réalisation de la transaction. Le groupe fusionné viserait à distribuer 90% de son free cash flow en dividendes ». Rien que ça.
Conséquences sur l’emploi, ensuite. Car qui dit fusion de deux entreprises au profil similaire, dit doublons à tous les échelons au sein deux groupes. Qui parmi les 3686 salariés de TF1 et les 2435 salariés de M6 se retrouvera sur la touche ? Il est encore impossible pour l’instant de quantifier la saignée[xiii]. De son côté, la CGT (à TF1) aurait reçu l’assurance qu’il n’y aurait aucun départ contraint. « Mais d’ici 2023, les “départs naturels” (départs, démissions…) risquent bien de ne pas être remplacés dans certains services… Avec un risque de dégradation des conditions de travail de celles et ceux qui restent », s’inquiète le syndicat qui craint également la « mutualisation des régies publicitaires, à l’image de ce qui avait été fait par le passé entre TF1 & TMC » et celle « des moyens techniques des rédactions comme c’est déjà le cas entre TF1 & LCI ». Malheureusement, mutualisation rime souvent avec destruction d’emplois.
Alors, l’Autorité de la concurrence sera-t-elle imperméable aux différentes pressions – industrielles comme politiques – dans le dossier de la fusion TF1-M6 ? C’est toute la question, surtout après le départ surprise, le 13 octobre dernier, d’Isabelle Da Silva[xiv], la présidente de l’ADLC depuis 2016 qui clamait haut et fort son indépendance, et qui devait briguer un nouveau mandat. Un départ précipité, peut-être sur pression de l’Élysée comme le laisse sous-entendre Le Monde. En 2020, l’ADLC avait fait preuve de fermeté en refusant à deux groupes de la distribution alimentaire (Soditroy et Leclerc) de s’associer, de crainte de voir émerger un duopole entre Carrefour et Leclerc. Dans le dossier TF1-M6 le suspense reste pour l’instant entier pour savoir de quel côté penchera la balance. Comme dans un bon épisode d’une série Netflix.
Notes
[i] autoritedelaconcurrence.frfr
[ii] TF1 et M6 s’appuient sur Deloitte pour plaider auprès de l’Autorité de la concurrence
[iii] Allen & Overy conseille M6, sur les aspects réglementaires, dans le cadre du projet de fusion entre TF1 et M6 en vue d’apporter une réponse française aux défis des plateformes mondiales
[iv] Olivier Bomsel : « La fusion TF1-M6 est l’affaire du CSA, pas de l’Autorité de la concurrence »
[v] Opinion | M6-TF1 : les principes de l’Autorité de la concurrence
[vi] TF1-M6 : l’Autorité de la concurrence peut-elle faire capoter la fusion ?
[vii] Une fusion TF1 — M6 “aboutirait à un monopole de fait, la publicité doit évoluer !”
[viii] Derrière la fusion TF1-M6, il y a le match entre souveraineté et concurrence
[ix] Netflix va investir 19 milliards de dollars dans ses productions en 2021
[x] Premier semestre réussi pour TF1, portée par l’Euro et la fiction
[xi] Rachat de M6 par TF1 : Free perd une manche
[xii] Communiqué du groupe TF1, 17/05/2021
[xiii] cgt-tf1.fr : PROJET DE FUSION GROUPES TF1 & M6 : « NEWBORN »
[xiv] Départ surprise d’Isabelle de Silva de l’Autorité de la concurrence