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Médias : l’indépendance de l’Autorité de la concurrence mise à l’épreuve de la fusion TF1-M6

16 décembre 2021

Temps de lecture : 9 minutes
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Médias : l’indépendance de l’Autorité de la concurrence mise à l’épreuve de la fusion TF1-M6

Temps de lecture : 9 minutes

Annoncée pour 2022, voire 2023, la fusion entre les deux plus grands groupes privés de l’audiovisuel français n’a pas encore été tranchée par l’Autorité de la concurrence (ADLC), dont l’indépendance est remise en question par certains observateurs. Le dossier, extrêmement complexe, a de nombreuses ramifications. En voici les grandes lignes.

Comme il sem­ble bien loin le temps où M6 attaquait TF1 devant l’Autorité de la con­cur­rence[i] à cause de pra­tiques jugées anti­con­cur­ren­tielles en matière de pub­lic­ité, sur fond de dis­cours sur la sauve­g­arde du plu­ral­isme dans les médias. C’était en 2013. Huit ans plus tard, les cols blancs de M6 souhait­ent à présent unir leur des­tinée à ceux de TF1. Pour men­er leur pro­jet de rap­proche­ment, TF1 et M6 n’ont reculé devant aucun sac­ri­fice, jusqu’à miser sur le (très cher) cab­i­net d’audit Deloitte[ii] pour plaider leur cause devant l’Autorité de la con­cur­rence (ADLC), tan­dis que M6 a eu recours au cab­i­net juridique bri­tan­nique Allen & Overy[iii] pour met­tre en scène la stratégie de con­sti­tu­tion d’un pôle européen du stream­ing en vue de con­cur­rencer les ogres d’Outre-Atlantique. Objec­tif affiché : l’union faisant la force, cette fusion per­me­t­tra de se bat­tre à armes égales avec les géants améri­cains du numérique que sont les plate­formes Net­flix, Ama­zon Prime ou Dis­ney+. Un argu­ment mas­sue répété à longueur d’interviews par les intéressés, mais pour­tant loin de la réalité…

Le scénario de la fusion

Autre­fois con­cur­rents, TF1 et M6 voudraient donc se pass­er la bague au doigt. Et les dis­cus­sions sont « plus » que bien avancées, le dossier a été bouclé en mai dernier en atten­dant le feu vert de l’ADLC. En résumé, le pro­jet est le suiv­ant : les con­seils d’administration des maisons-mères – en l’occurrence Bouygues et RTL Group/Bertelsmann – ont scel­lé un accord pour une fusion hors du com­mun en Europe. L’opération octroierait 30% des parts du nou­veau groupe à Bouygues et 16% à RTL Group, Bouygues rachetant les par­tic­i­pa­tions de l’entreprise alle­mande Ber­tels­mann dirigée par Thomas Rabe, pour 641 mil­lions d’euros. La répar­ti­tion des postes est déjà scel­lée : à l’actuel patron de M6 Nico­las de Tav­er­nost, la direc­tion du futur groupe, le PDG de TF1 Gilles Pélis­son devenant directeur général adjoint chez Bouygues, chargé des médias.

De nom­breuses infos – et intox – cir­cu­lent autour du pro­jet de fusion entre TF1 et M6 à com­mencer par l’identité de l’institution respon­s­able d’avaliser ou non l’opération. Si pour Olivi­er Bom­sel, écon­o­miste et spé­cial­iste des médias, « la fusion TF1-M6 est l’affaire du CSA[iv], pas de l’Autorité de la con­cur­rence », le vice-prési­dent de l’ADLC, Emmanuel Combe, rap­pelle le rôle incon­tourn­able de l’institution[v] dont il assure actuelle­ment la direc­tion par intérim : « Con­trôler une fusion ne résulte pas d’un choix dis­cré­tion­naire de l’Autorité de la con­cur­rence, mais d’une oblig­a­tion légale : dès lors qu’un cer­tain seuil de chiffre d’affaires est franchi, les entre­pris­es ont l’obligation de noti­fi­er leur pro­jet à l’ADLC – ou à la Com­mis­sion européenne selon les cas. Cette oblig­a­tion s’impose à toutes les entre­pris­es et ne souf­fre à ce jour d’aucune exemp­tion sec­to­rielle, fût-ce au nom de l’exception cul­turelle. » Emmanuel Combe pré­cise aus­si que cet exa­m­en par le col­lège de l’ADLC est un « proces­sus aus­si trans­par­ent qu’éprouvégage d’impartialité et d’indépendance », et que le paramètre essen­tiel sera « l’impact con­cur­ren­tiel de l’opération ». Des prérog­a­tives con­fir­mées[vi] par Anne-Marie Pec­o­raro et Corinne Khay­at, avo­cates asso­ciées chez UGGC Avo­cats : « La trans­ac­tion TF1-M6 sera soumise aux règles générales du droit de la con­cur­rence et plus par­ti­c­ulière­ment au con­trôle des con­cen­tra­tions par l’Autorité de la con­cur­rence, dont l’objectif est de prévenir, à l’issue de la réal­i­sa­tion du pro­jet, la créa­tion ou le ren­force­ment d’une posi­tion dom­i­nante ou de monopoles. Le CSA pour­ra, dans le cadre la procé­dure devant l’Autorité de la con­cur­rence, émet­tre un avis sur la fusion. » Ça, c’est pour la théorie. Mais c’est sans compter sur la pres­sion du pou­voir poli­tique[vii], de la min­istre de la Cul­ture Rose­lyne Bach­e­lot au prési­dent du CSA Roch-Olivi­er Maistre, tous deux favor­ables à la fusion des deux géants.

Les dangers d’une trop forte concentration

Le secteur audio­vi­suel français est aujourd’hui régi par la loi Léo­tard de sep­tem­bre 1986, votée à l’époque des pre­mières grandes pri­vati­sa­tions, comme celle de TF1. Cette loi con­tient des garde-fou anti-con­cen­tra­tion, afin d’éviter un cumul d’autorisation de dif­fu­sion et d’activités mul­ti­mé­dias. Mais dans le dossier TF1-M6 l’évident aspect con­cur­ren­tiel se heurte à l’argument de la sou­veraineté[viii] avancés par le par­ti­sans de la fusion – dont le pou­voir exé­cu­tif –, comme le souligne Alexan­dre Piquard dans Le Monde : « Faut-il autoris­er TF1 et M6 à se mari­er ? C’est la ques­tion qui agite les secteurs de l’audiovisuel et de la pub­lic­ité. Il appar­tient à l’ADLC, qui exam­ine le dossier, de la tranch­er. Mais, der­rière cette fusion, il y a le match entre sou­veraineté et con­cur­rence. » Selon le quo­ti­di­en du soir, les pro fusion voudraient voir l’avènement de « cham­pi­ons nationaux français, voire européens, pour résis­ter aux géants étrangers, améri­cains ou chi­nois, notam­ment dans le numérique ». D’autres voient plutôt un con­stat d’échec de la stratégie de TF1 et de M6 inca­pables de pren­dre le virage du stream­ing et con­damnés à con­solid­er leur forter­esse hertzi­enne, basée sur les revenus pub­lic­i­taires plutôt que sur les abon­nements. Car penser que le tan­dem TF1-M6 pour­rait inve­stir suff­isam­ment pour créer un cham­pi­on français du stream­ing relève du fan­tasme. Ou de la méth­ode Coué. En 2021, Net­flix a investi 19 mil­liards de dol­lars[ix] dans la pro­duc­tion de créa­tions orig­i­nales, tan­dis que le stu­dio de pro­duc­tion Newen (TF1) pointe très loin der­rière avec 145,3 mil­lions d’euro et celui de M6 à 31 mil­lions[x]. L’écart est abyssal, l’ambition irréaliste.

Le dan­ger de la con­cen­tra­tion dans les médias se cristallise égale­ment autour de l’autre grand dossier, essen­tiel pour les chaînes gra­tu­ites con­traire­ment aux plate­formes de stream­ing : la pub­lic­ité. « Des con­cur­rents ont déjà souligné que l’entité résul­tant de la fusion serait sus­cep­ti­ble de détenir près de 40% de part d’audience de télévi­sion et 70% de parts de marché sur le marché pub­lic­i­taire, ajoutent les deux avo­cates Marie Pec­o­raro et Corinne Khay­at. TF1 et M6 envis­agent d’élargir la délim­i­ta­tion du marché de la pub­lic­ité télévisée à la pub­lic­ité numérique, afin de démon­tr­er que le marché est moins con­cen­tré qu’il n’y paraît et qu’il com­prend d’autres acteurs, notam­ment les GAFA. » Seule­ment voilà, l’argument a ses lim­ites : la lég­is­la­tion européenne, elle, ne fait pas de dis­tin­guo entre les dif­férents sup­ports pub­lic­i­taires, entre spots télévisés et pubs en ligne. Et les con­cur­rents, comme Free (dirigé par Xavier Niel) ou Altice Media (dirigé par Arthur Drey­fuss), comptent bien jouer leur rôle de trou­ble-fête : Free, doutant de l’impartialité de l’ADLC, a porté l’affaire devant la direc­tion de la con­cur­rence de la Com­mis­sion européenne[xi] en novem­bre. Affaire à suivre.

Partage du gâteau et menace sur l’emploi

La fusion – si elle inter­vient – aura en tout cas des con­séquences prévis­i­bles. Finan­cières d’abord, les prin­ci­paux intéressés ne s’en cachent pas. Bouygues et RTL Group veu­lent faire des économies d’échelle et engranger des div­i­den­des, comme le stip­ule un com­mu­niqué com­mun[xii] paru en mai 2021, soulig­nant la « créa­tion de valeur pour l’ensemble des action­naires des deux groupes grâce à des syn­er­gies annuelles estimées à 250–350 mil­lions d’eu­ros à l’issue des trois pre­mières années suiv­ant la réal­i­sa­tion de la trans­ac­tion. Le groupe fusion­né vis­erait à dis­tribuer 90% de son free cash flow en div­i­den­des ». Rien que ça.

Con­séquences sur l’emploi, ensuite. Car qui dit fusion de deux entre­pris­es au pro­fil sim­i­laire, dit dou­blons à tous les éch­e­lons au sein deux groupes. Qui par­mi les 3686 salariés de TF1 et les 2435 salariés de M6 se retrou­vera sur la touche ? Il est encore impos­si­ble pour l’instant de quan­ti­fi­er la saignée[xiii]. De son côté, la CGT (à TF1) aurait reçu l’assurance qu’il n’y aurait aucun départ con­traint. « Mais d’ici 2023, les “départs naturels” (départs, démis­sions…) risquent bien de ne pas être rem­placés dans cer­tains ser­vices… Avec un risque de dégra­da­tion des con­di­tions de tra­vail de celles et ceux qui restent », s’inquiète le syn­di­cat qui craint égale­ment la « mutu­al­i­sa­tion des régies pub­lic­i­taires, à l’image de ce qui avait été fait par le passé entre TF1 & TMC » et celle « des moyens tech­niques des rédac­tions comme c’est déjà le cas entre TF1 & LCI ». Mal­heureuse­ment, mutu­al­i­sa­tion rime sou­vent avec destruc­tion d’emplois.

Alors, l’Autorité de la con­cur­rence sera-t-elle imper­méable aux dif­férentes pres­sions – indus­trielles comme poli­tiques – dans le dossier de la fusion TF1-M6 ? C’est toute la ques­tion, surtout après le départ sur­prise, le 13 octo­bre dernier, d’Isabelle Da Sil­va[xiv], la prési­dente de l’ADLC depuis 2016 qui cla­mait haut et fort son indépen­dance, et qui devait briguer un nou­veau man­dat. Un départ pré­cip­ité, peut-être sur pres­sion de l’Élysée comme le laisse sous-enten­dre Le Monde. En 2020, l’ADLC avait fait preuve de fer­meté en refu­sant à deux groupes de la dis­tri­b­u­tion ali­men­taire (Soditroy et Leclerc) de s’associer, de crainte de voir émerg­er un duo­p­o­le entre Car­refour et Leclerc. Dans le dossier TF1-M6 le sus­pense reste pour l’instant entier pour savoir de quel côté penchera la bal­ance. Comme dans un bon épisode d’une série Netflix.

Notes

[i] autoritedelaconcurrence.frfr
[ii] TF1 et M6 s’ap­puient sur Deloitte pour plaider auprès de l’Au­torité de la concurrence
[iii] Allen & Overy con­seille M6, sur les aspects régle­men­taires, dans le cadre du pro­jet de fusion entre TF1 et M6 en vue d’apporter une réponse française aux défis des plate­formes mondiales
[iv] Olivi­er Bom­sel : « La fusion TF1-M6 est l’af­faire du CSA, pas de l’Au­torité de la concurrence »
[v] Opin­ion | M6-TF1 : les principes de l’Au­torité de la concurrence
[vi] TF1-M6 : l’Autorité de la con­cur­rence peut-elle faire capot­er la fusion ?
[vii] Une fusion TF1 — M6 “abouti­rait à un mono­pole de fait, la pub­lic­ité doit évoluer !”
[viii] Der­rière la fusion TF1-M6, il y a le match entre sou­veraineté et concurrence
[ix] Net­flix va inve­stir 19 mil­liards de dol­lars dans ses pro­duc­tions en 2021
[x] Pre­mier semes­tre réus­si pour TF1, portée par l’Eu­ro et la fiction
[xi] Rachat de M6 par TF1 : Free perd une manche
[xii] Com­mu­niqué du groupe TF1, 17/05/2021
[xiii] cgt-tf1.fr : PROJET DE FUSION GROUPES TF1 & M6 : « NEWBORN »
[xiv] Départ sur­prise d’Isabelle de Sil­va de l’Autorité de la concurrence

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