Une photo de 1977 montre un jeune Silvio Berlusconi posant dans son bureau, un sourire audacieux aux lèvres et un revolver clairement visible sur le bureau. C’est une image qui symbolise bien la personnalité de ce personnage théâtral destiné à perturber profondément le paysage entrepreneurial, médiatique et politique italien. Même si cette arme avait certainement une fonction purement défensive (dans ces années là, les enlèvements de riches industriels étaient fréquents), il est difficile de ne pas voir dans cette posture un défi adressé au monde de la finance italienne.
Photo en Une : crédit European People’s Party via Flcikr (cc)
Le capitalisme italien a toujours été de type familial, très conservateur et fermé. Berlusconi, dans ce contexte, a toujours été un corps étranger. Quand il est allé trouver Gianni Agnelli, propriétaire de Fiat, ce dernier l’a humilié en lui imposant des heures d’attente. Une façon pour le grand baron de l’économie de réaffirmer son rang et de remettre le jeune loup à sa place. Le caractère expansif et le style flamboyant de Berlusconi n’ont jamais non plus été bien considérés. Pour comprendre la psychologie de Berlusconi il faut bien se souvenir de ses débuts, de cette époque où il était un jeune outsider à l’assaut du monde de la finance. Jusqu’à la fin des années 70, Berlusconi n’est connu qu’en Lombardie, où il est très actif dans le domaine de la construction. C’est alors qu’il décide d’investir le monde des médias en rejoignant la société éditrice de Il Giornale (maintenant détenue par son frère Paolo) et en commençant à s’intéresser de près à la télévision.
Télévision à l’américaine
En Italie, dans ces années-là, le mot « télévision » est synonyme de RAI, la société publique qui diffuse sur trois canaux et présente un profil fortement institutionnel et guindé. La RAI est également organisée autour d’une division politique rigide, définie par une sorte de « Yalta télévisuel » tacite : la chaîne Rai Uno est dévolue au Parti chrétien-démocrate, le Parti socialiste s’exprime sur Rai Due et Rai Tre est la chasse gardée du parti communiste (cette dernière est appelée “Télé Kaboul” pour le niveau de conformisme qui y règne). Dans ce contexte, l’arrivée de la télé Berlusconi (Channel 4, Channel 5 et Italia 1) est une petite révolution. C’est la fin du monopole public et l’apparition d’une nouvelle façon de faire de la télévision « à l’américaine», avec énormément de publicité, une attention particulière portée aux modes et aux goûts de la jeunesse, et des corps de femmes largement dénudés…
Comment Berlusconi a‑t-il réussi cette entrée fracassante dans le monde de la télévision ? L’intéressé se plaît à raconter l’histoire sous la forme d’un parfait conte de fées, l’aventure archétypale de l’homme parti de rien, du self-made man qui, après de nombreux petits boulots, va atteindre le succès à force de travail et d’abnégation. Ses anecdotes au sujet de son expérience en tant que chanteur sur des bateaux de croisière vont d’ailleurs longtemps nourrir l’ironie de ses adversaires. Des adversaires qui, de leur côté, établissent plutôt une « légende noire » de l’ascension de Silvio Berlusconi, évoquant des relations ambiguës avec les divers milieux politiques et même des liens avec la mafia. Ces diverses supputations sont encore au cœur de procès interminables. Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque, Berlusconi est un ami proche du premier ministre socialiste Bettino Craxi, qui a apporté dans le champ politique un style jeune et novateur semblable à celui que le « Cavaliere » (ainsi nommé après sa nomination comme Cavaliere di lavoro) a apporté au monde de l’entreprise.
Une « préparation culturelle » de l’électorat de droite ?
Dans les années 80, les vieilles générations prennent l’habitude d’appeler les différents canaux de la RAI « nos chaînes ». Il est clair alors que la RAI est « leur » télévision, la télévision des « grandes personnes », tandis que les chaînes du groupe Berlusconi, rassemblés dans le groupe Mediaset, sont davantage destinées aux adolescents et à la jeunesse. L’influence de ces chaînes n’en est pas moins croissante. Quelques années plus tard, la gauche, réfléchissant à ses défaites électorales, attribue d’ailleurs une part de celles-ci à l’influence de la télévision de Berlusconi. Selon elle, cette nouvelle télévision joue un rôle crucial dans la « préparation culturelle » de l’électorat de droite et du centre. Le bombardement publicitaire, le culte de la réussite et du divertissement, une vision superficielle et caricaturale de l’homme et de la femme, auraient engendré une génération sans valeurs civiques qui aurait ensuite voté massivement Berlusconi après son entrée en politique. Sans être totalement dénuée de réalité, cette lecture apparaît toutefois parcellaire et semble surtout un alibi facile pour masquer les fiascos successifs des gouvernements de gauche ainsi que leur incompréhension à saisir la complexité du « phénomène Berlusconi ».
Deuxième groupe de télévision privée en Europe
Aujourd’hui Mediaset est l’une des principales entreprises italiennes, avec un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 4 milliards de dollars. Le groupe emploie environ 6 400 personnes, réparties dans plus de quarante sociétés basées dans différents pays. Mediaset est le deuxième groupe de télévision privée en Europe. Formellement, Silvio Berlusconi n’a plus de liens avec Mediaset depuis plusieurs années, ayant confiés les rôles clés à ses enfants, Piersilvio et, surtout, Marina, qui est présidente de Fininvest — le holding qui contrôle Mediaset — et du groupe Arnoldo Mondadori Editore. Ce désengagement de l’ancien Premier ministre dans l’entreprise qu’il a fondé est-il réel ? Il est difficile de trancher, et ce débat est d’ailleurs encore l’objet de procédures juridiques complexes. En tout cas, dans l’imaginaire collectif, c’est toujours Silvio Berlusconi qui contrôle l’empire médiatique comprenant notamment, outre les chaînes de télévision déjà citées, le quotidien Il Giornale, la société de production cinématographique Medusa Film et la maison d’édition Mondadori, une des plus importantes en Italie, qui au fil des ans a absorbé des éditeurs fortement marqués à gauche comme Einaudi.
Conflit d’intérêts
Pendant des années, la gauche a cherché à combattre ce pouvoir médiatique jugé excessif en arguant d’un problème majeur de « conflit d’intérêts », et en faisant valoir qu’il était injuste, voir scandaleux, que certains des acteurs de la vie politique contrôlent trois des grands réseaux de télévision nationale (qui, dans certains cas, peuvent devenir six, étant donné que les trois réseaux RAI sont soumis à des nominations à caractère politique provenant du pouvoir du moment). Cependant, toutes les tentatives visant à adopter une loi régissant ces conflits d’intérêts ont échoué jusque là, provoquant d’ailleurs un certain ressentiment de la part de l’électorat de gauche envers le Parti démocrate, accusé de timidité excessive face à l’ennemi politique et au « grand Satan » Berlusconi. Mais, au delà des passions partisanes, quelle est l’influence réelle de l’empire médiatique Berlusconi sur la politique italienne ?
Une réalité plus nuancée…
Dans son récent essai La culture de la droite (éditions Basic Books), Gabriele Turi soutient l’idée que, grâce à la télévision Berlusconi, la traditionnelle hégémonie culturelle de la gauche a été mise à mal et peu à peu remplacée par une nouvelle hégémonie culturelle ancrée cette fois à droite. La thèse, toutefois, n’est pas totalement convaincante. Ainsi l’un des programmes télévisés les plus regardés sur les chaînes « berlusconiennes » est l’émission d’information satirique « Striscia la notizia » dont le créateur et le directeur d’antenne est Antonio Ricci, qui n’a jamais renoncé à son militantisme de jeunesse dans les rangs de la gauche situationniste. Parmi les journalistes les plus en vue sur les canaux de Mediaset, on trouve également l’ancien communiste Carlo Rossella, auteur notamment d’une préface polémique à l’ouvrage « Le nouveau fascisme » de Petra Rosenbaum. On peut aussi y croiser Paolo Liguori, l’un des meneurs estudiantins les plus actifs à l’Université La Sapienza de Rome durant les événements de 1968. Et il ne s’agit pas là simplement de communistes « repentis » mais bien de personnalités qui continuent à assumer leur culture de gauche même largement remodelée par le temps. En 1996 par exemple, Michele Santoro, le plus célèbre journaliste de gauche d’Italie — et futur député européen progressiste — a travaillé pour les canaux de Mediaset. De la même façon, dans les catalogues de la maison d’édition Mondadori on trouve des livres de cadres du parti démocratique comme Enrico Letta, ou d’autres de l’ancien secrétaire général de « Refondation communiste », Fausto Bertinotti. Le collectif « Wu Ming », expression de l’anti- fascisme militant le plus radical, est également publié par la maison berlusconienne Einaudi. Dans le même temps, cette dernière laisse également, il est vrai, la place à des auteurs issus des milieux de la droite radicale et du néo- fascisme, comme Pietrangelo Buttafuoco, Marcello Veneziani, Franco Cardini. Mais au final l’équilibre avec les auteurs de gauche n’est nullement rompu.
Redorer l’image de Mediaset
En fait, les médias de Berlusconi ont très certainement influencé les habitudes des Italiens. Ils ont notamment permis une certaine mobilisation de l’opinion en faveur de l’ex-premier ministre lorsque celui-ci était confronté à des difficultés judiciaires. Il est cependant hasardeux d’affirmer que l’empire médiatique berlusconien, essentiellement vecteur d’une sous-culture à paillettes de type américain, a été le fer de lance d’une véritable bataille métapolitique visant à imposer une culture « de droite ». Et c’est l’une des nombreuses contradictions d’une époque politique finissante que de constater que le retrait progressif du Cavaliere laisse l’ensemble de la société italienne dans le plus grand désarroi, la droite se trouvant orpheline de son leader rassembleur et la gauche privée de son ennemi historique. Le groupe est aujourd’hui ébranlé par les procès à répétition, notamment pour fraude fiscale. Le 1er août 2013, la Cour de Cassation italienne a en effet confirmé les condamnations de Silvio Berluconi pour fraude fiscale dans « l’affaire Mediaset ». Dans un document de plus de 200 pages appuyant sa décision, la Cour explique « que Silvio Berlusconi est bien l’instigateur du mécanisme de fraude qui des années après continuait à produire des effets de réduction fiscale pour les entreprises qu’il dirigeait ». Ce mécanisme consistait à gonfler artificiellement le prix des droits de diffusion de films, achetés via des sociétés écrans lui appartenant mais situées à l’étranger, au moment de leur revente à son empire audiovisuel Mediaset. En constituant ainsi des caisses noires à l’étranger, le groupe a largement réduit ses bénéfices en Italie pour payer moins d’impôts. Le manque à gagner pour le fisc italien a été évalué à 7 millions d’euros. L’avenir du groupe dépend ainsi aujourd’hui de la capacité de Marina Berlusconi à rompre réellement avec la tutelle de son père et les pratiques de celui-ci afin de redorer l’image de l’entreprise et la faire entrer dans une ère plus apaisée.