L’influence de la Russie sur les médias est devenue un lieu commun, mais la découverte d’un programme (officiel et existant depuis plus de 35 ans) de pénétration de ce pays dans le monde médiatique français est une révélation stupéfiante. Décryptage.
Le programme Molodye lidery
Ce programme, Молодые лидеры (Jeunes leaders en russe) dérive d’un accord entre Brejnev dirigeant (à ce moment là) l’URSS et le président français Giscard d’Estaing en 1976, établissant une fondation dédiée à l’amitié entre les deux pays, avec un siège à Paris et un siège à Moscou. La fondation a permis l’émergence du programme Jeunes Leaders à partir de 1981.
Depuis cette date plus de 400 Jeunes leaders ont été formés. Le verbatim du programme : « Chaque année (avec parfois des années blanches 85/88, 90/93, 97, le programme est ensuite continu depuis 1998, soit au total 29 promotions) vingt français et russes, âgés de 30 à 40 ans appelés à jouer un rôle important dans les relations entre les deux pays sont sélectionnés par un jury en France et en Russie. Les candidats retenus participent à deux séminaires de cinq jours, chacun sur deux années consécutives, alternativement en France et en Russie, afin d’échanger sur des sujets d’intérêts communs aux deux pays et tisser des liens d’amitié durable ». Parmi les sponsors on trouve les groupes russes Gazprom et Sberbank. Chacun comprendra comment cette « formation » peut devenir un moyen incomparable d’influence pour la Russie. Nous ne détaillerons que les Молодые лидеры agissant dans les médias français sans nous intéresser aux politiques et dirigeants économiques (nombreux) passés par le programme depuis 1981. Nous mettons entre parenthèses l’année de promotion, (1981) pour la première, etc.
La télévision et les Molodye lidery
Quelques Jeunes leaders ont eu une jolie carrière à la télévision et ailleurs : Jérôme Clément (1982), fondateur d’Arte puis de la Cinq, également longtemps président du CNC (Centre national du cinéma). Bernard Faivre d’Arcier (1983) a présidé plus de dix ans le festival d’Avignon et aussi La Sept, branche française d’Arte. Emmanuel Chain (2000) a animé plus de quinze ans l’émission à succès Capital sur M6 puis est devenu producteur de télévision. Plus jeune, Estelle Youssoufa (2011) est journaliste à France2/TV5Monde. D’autres plus multi-cartes se retrouvent aussi dans les radios ou la presse écrite (voir infra)
La radio et les Molodye lidery
Le service public est très bien servi en Molodye lidery. David Kessler (1999) a été comme Jérôme Clément (1982) directeur du CNC mais aussi du CSA, directeur de France Culture et directeur général chargé des programmes de Radio France. Bernard Guetta (1981) a animé plus de 25 ans une émission quotidienne de géopolitique à France Inter. Jean-Noël Jeanneney (1983) a été PDG de Radio France et de Radio France International, il anime depuis 20 ans une émission à caractère historique Concordance des temps sur France Inter (il a été également président de la chaîne de télévision thématique Histoire). Catherine Sueur (2007) après un passage au Monde a été directrice déléguée de Radio France.
Mais le secteur privé, s’il est moins bien loti, n’est pas oublié. Nicolas Escoulan (2014) est passé de Canal+ à Europe1 où il est directeur de la rédaction. Son camarade de la promotion d’avant Jérôme Chapuis (2013) est responsable du service politique de la radio concurrente RTL.
La galaxie Le Monde/L’Obs
Ce n’est plus une galaxie c’est une véritable constellation de Jeunes leaders. Sur les 19 promotions, 13 comportent un membre de ces rédactions, souvent à des postes élevés. Thierry Pfister (1981, première promotion) a œuvré dans les deux rédactions (et de nombreuses en province). Jean-Claude Guillebaud (1982) a écrit aussi pour les deux journaux. Jean-Marie Colombani (1983) a été directeur du Monde pendant treize ans. Denis Olivennes (1996) a été directeur de la rédaction du Nouvel Obs (et aussi à Canal+, Europe1 et Lagardère active). Dominique Nora (1995) est responsable de la rédaction de L’Obs. Elle avait succédé à Mathieu Croissandeau (2002) qui a collaboré aussi à Arte. A tous seigneurs tous honneurs Matthieu Pigasse (2005) et Louis Dreyfus (2005) ont dû être de très bons élèves, le premier est co-propriétaire du groupe Le Monde (et actionnaire à titre personnel des Inrocks et de radios), le second préside le directoire du groupe depuis 2010. Nabil Wakim (2012) au Monde a été créateur des Décodeurs, chef du service politique, rédacteur en chef et responsable de l’innovation. Plus récemment Elise Vincent (2015) y est responsable du service Justice. Sylvie Kaufmann (1998) est directrice éditoriale au même quotidien du soir. Pascal Riché (1999), ancien de Libération, fondateur de Rue89 est directeur adjoint de L’Obs. Erik Izraelewicz (1994) après être passé par Les Échos et La Tribune a été directeur des rédactions du Monde de 2011 à sa mort en 2012.
Les autres quotidiens et les Jeunes leaders
Laurent Joffrin (1994) aurait pu figurer dans la rubrique Le Monde/Obs étant passé dans un tournis incessant de L’Obs à Libération et retour. Il est directeur de la rédaction du quotidien de Patrick Drahi depuis 2014 et participe à de nombreux autres médias (France Inter, France Info, France5 etc). Laurance N’kaoua (2003) officie au quotidien économique Les Échos, tout comme David Barroux (2011). Dans un registre différent François Dufour (2005) est spécialiste de l’information des jeunes à Mon Quotidien, sa création.
Les magazines
Yves de Kerdrel (2005) a été longtemps directeur de Valeurs Actuelles tout en collaborant au Figaro. Christine Ockrent (1983) surnommée la reine Christine aurait pu être classée dans la rubrique télévision (NBC, CBS, Antenne2,TF1, France3, TV5, France 24, BFM) ou radio (Europe1, RTL,RFI, France Inter). Elle a été directrice de la rédaction de L’Express de 1994 à 1996. Guy Sorman (1982) a lui aussi été à l’Express, Le Figaro Magazine et est intervenu auprès de nombreux autres hebdomadaires ou quotidiens. Philippe Le Corre (2004) intervient dans de nombreux médias et au Point. Il est difficile de classer dans une rubrique Philipe Manière (1995) qui a été un peu partout, Le Point, L’Expansion, Europe1, Institut Montaigne, Le Nouvel Economiste, Les Échos. Le plus jeune Gaspard Koenig (2017) collabore aux Échos et au Point.
Autres jeunes leaders du programme
Michel Combes (1994) a longtemps dirigé Altice, la holding Europe du groupe multi-médias de Patrick Drahi. Béatrice de Clermont Tonnerre (2011) a travaillé chez Google et à Lagardère Active où elle aurait pu croiser la plus jeune Claire Le Ost (2016). Eric Fassin (1994) sans être journaliste intervient régulièrement dans les médias en particulier sur les questions touchant le genre et la défense des migrants. Sophie de Closets (2017), toute récente Jeune leader, préside les éditions Fayard depuis 2014. Stéphane Fouks (2001) par sa position chez EuroRSCG a conseillé et conseille de nombreux médias et patrons de rédaction. Pour la curiosité Julien Vaïsse (2007) n’est pas une personnalité médiatique mais le directeur du CAPS, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Ministère des Affaires Etrangères. Une nomination curieuse pour une personnalité qui semble liée d’aussi près à la Russie.
Fake news et glossaire
Tout ce qui précède est faux ou inversé, le programme Молодые лидеры n’a jamais existé. Il y a toutefois depuis 1981 un programme américano-français Young Leaders administré par la French American Foundation. Voici le glossaire pour rétablir les protagonistes :
- Léonid Brejnev, remplacer par Gerald Ford qui signe en 1976 à Washington (à l’occasion du bicentenaire de la Déclaration d’indépendance) avec Giscard d’Estaing un protocole créant la French American Foundation.
- Molodye Lidery remplacer par Young Leaders
- Russie remplacer par États-Unis
- Russe(s) remplacer par Américain(s)
- Moscou remplacer par New York
- Gazprom et Sberbank remplacer par Boston Consulting Group et Egon Zehnder
Nous espérons — au moment où tout le monde parle des interventions russes sur le monde de l’information — que cette plaisanterie vous a informé sur les influences un peu moins médiatisées des États-Unis dans le même domaine. Sans doute y a‑t-il une raison à cette pudeur.