Né en 1980, Le Débat était une « institution », de ces revues auxquelles toutes les médiathèques de France, municipales comme universitaires, étaient abonnées depuis des lustres. Ses numéros firent longtemps autorité avant de devenir invisibles, comme la majeure partie des revues de cette époque. Si la mort du Débat a été signalée et commentée par la presse, elle n’en a pas moins eu lieu dans l’indifférence générale d’un public qui en était venu à ignorer son existence.
Réminiscence du passé
Le Débat, ou encore Esprit, Commentaires, Les Annales ou Études, entre autres, les revues intellectuelles du siècle passé, toutes chapelles confondues, n’ont plus le vent en poupe. Pas plus que La Quinzaine Littéraire d’ailleurs, qui était pourtant encore une institution il y a seulement 30 ans. Elles étaient toutes des institutions d’ailleurs, en particulier jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Depuis, le monde et les enjeux ont changé, évoluent à très grande vitesse, à un rythme quasi quotidien et ces revues, dites de pensée sur le long terme, ne sont pas parvenues à s’adapter, sentant rapidement la naphtaline, devenues des vieilleries ignorées de tous les journalistes présents sur les chaines en continu ou dans les studios de radio ces vingt dernières années. Gageons que nombre de ces journalistes ont découvert l’existence du Débat avec… la mort du Débat.
L’heure est à des revues en ligne, agissant dans des niches intellectuelles et politiques, ainsi qu’à des revues papier sur des sujets spécifiques, de grosses revues en forme de livres, dont la plus connue actuellement est Front Populaire de Michel Onfray, revue unissant les deux aspects – internet et le papier. Ou bien à des revues plus agiles comme Eléments qui va allègrement vers son 45ème anniversaire.
Mort du débat d’idées
La mort du débat ? Le jeu de mot est volontaire : c’est aussi la mort du débat d’idées, remplacé par les éructations en direct, le buzz et la polémique, particulièrement sur les réseaux sociaux, qui explique la disparition de cette revue, selon son directeur, et, à terme, celle de toutes les revues de cette sorte, trimestriels que les maisons de la presse et les libraires vendaient autrefois – ou du moins, proposaient à la vente. Elles n’avaient pas des centaines de milliers d’abonnés, des lecteurs habitués cependant, vieillissants, finalement disparus. Elles vivaient du soutien de l’Etat, par subventions et achats publics interposés, ce qui permettait de fournir quelques salaires, en particulier à quelques intellectuels de gauche professionnels libéraux libertaires. Parfois, elles étaient citées ici et là, au détour d’un débat sur tel ou tel thème. Il arriva même que des personnalités fussent invitées quand la télévision ne se déclinait pas en centaines de chaînes. Une autre époque. Le Débat, comme les autres, l’histoire de la disparition des dinosaures sociaux-libéraux « de droite » ou « de gauche ». Cette revue, comme ses concurrentes, tout ce qui durant des années a produit la pensée molle qui « gouverne » et a « gouverné » depuis quarante ans. Pourtant, cela ne suffisait plus à lui offrir l’amour de ses pairs médiatiques, comme Le Monde ainsi que nous le verrons plus bas.
Le Débat en quelques lignes
La revue avait quarante d’existence justement, une naissance mitterrandienne. Elle était éditée par Gallimard. Son fondateur et éternel directeur, l’historien fortement marqué à gauche Pierre Nora, qui dirige aussi le secteur des sciences humaines chez Gallimard depuis… 1966 (54 ans, tout de même), annonçant sa cessation de parution, a expliqué qu’elle « ne correspond plus à la demande ». Une mort avec le numéro 210. Les revues de cette sorte ont phagocyté des années durant le « débat » intellectuel, universitaire et politique à leur profit, mettant en oeuvre un pré carré au-delà duquel toute tête qui ne bougeait pas dans le bon sens était renvoyée au fond du ring, sans éponge pour essuyer la sueur.
Le Débat a publié des noms étudiés partout dans les universités françaises et ailleurs : Raymond Aron, Georges Dumézil, François Jacob, Michel Foucault, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet, Jacques Le Goff, Marcel Gauchet, devenu rédacteur en chef de la revue. Sa volonté était d’analyser, depuis les conceptions de ce milieu intellectuel, majoritairement issues de la gauche et du communisme, même si certains ont ensuite fortement évolué au vu de la réalité, ainsi Furet ou Gauchet, les grands problèmes et débats du monde contemporain. L’influence sur l’université a été très forte, ce qui a pu conduire à un certain formatage.
La revue n’en était pas moins de qualité sur le plan intellectuel, même si elle n’ouvrait le débat, contrairement à ses positions de principe, qu’à des conceptions du monde proches.
Qui a occulté les débats ?
Pour Pierre Nora, et selon Le Point, l’arrêt de la revue est lié à « la baisse du niveau culturel de la société ». Il ne s’interroge pas sur deux choses :
- Le Débat et les autres revues de cet acabit, ainsi que les intellectuels dominants, partout présents depuis Mitterrand, sont ceux qui ont fabriqué ce « niveau culturel »
- Le Débat a consciencieusement mis sous le tapis durant des années l’une des causes principales de cette baisse, outre le rôle de nivellement par le bas issu de la pensée libérale-libertaire : la transformation ethnique de la France et de l’Europe. Une transformation à laquelle Le Débat a longtemps pris part avec joie.
Ainsi, la France serait devenue bête et ne serait plus à même de comprendre « la pensée complexe » du Débat. Vraie ou non, cette affirmation montre l’un des vieux soucis de toute cette frange du monde culturel : une arrogance peu supportable.
Pierre Nora note cependant « un désintérêt des élites pour les humanités » et le fait que « la polémique ait pris le pas sur la discussion démocratique ». Ainsi, Nora ne saisit pas que ce qu’il dénonce est justement ce qu’il a contribué à construire. S’il y a une maladie dont la France souffre, c’est bien celle-ci : la nullité de prétendues « élites » intellectuelles incapables de comprendre combien elles produisent le contraire de ce qu’elles prétendent défendre. Et le pire pour Nora, c’est que ses émules ont profité de la fin du Débat pour le mettre à mort.
La disparition du Débat ? Le Monde en fait un plat sauce Truong
Dans Le Monde du 20 septembre 2020, le journaliste libéral libertaire Nicolas Truong, plus habitué des pages récurrentes de lutte contre une prétendue « extrême droite », mène l’enquête (à charge). Selon lui, Le Débat se voulait le lieu d’un « débat » apaisé, loin de la figure de l’intellectuel engagé, post-marxiste et post-structuraliste. Une revue d’après la fin des idéologies. Pourtant, cette position est évidemment elle-même idéologique.
Truong : « Le Débat congédiait en effet la figure sartrienne de l’intellectuel prophétique – celui qui incarne la conscience universelle et oriente l’action, notamment pour Sartre et les siens vers la Révolution –, l’incarnation foucaldienne de l’intellectuel spécifique, qui met ses connaissances au service d’une cause, comme Foucault le fit notamment sur la question des prisons, et même celle, bourdieusienne, qui sera conceptualisée plus tard, de l’intellectuel collectif, cette agrégation d’intellectuels spécifiques qui se réunissent au sein de réseaux critiques afin d’imaginer une autre politique. »
Le Monde note aussi (justement) que la direction, « club de gérontocrates », n’est pas parvenue à transmettre la revue. Pierre Nora aura peut-être droit à une plaque à son nom sur une impasse dans une ville préfectorale de province, un jour. Ou à une école maternelle à son nom.
Pour Pierre Nora, « Les humanités ont été détruites ». Par qui ? Quels pouvoirs politiques, culturels et visions du monde ?
Du genre et du post-colonial
Tout cela est bien beau mais Nicolas Truong ne pense pas que ce soient les causes réelles. Non, si Le Débat disparaît c’est qu’il serait « passé à côté des récentes révolutions intellectuelles portées par les questions de genre, d’écologie et de société postcoloniale. Certes, l’historien sud-africain Achille Mbembe publia dans Le Débat une invitation à « Purger l’Afrique du désir d’Europe » (n° 205, 2019), la philosophe Camille Froidevaux-Metterie s’attacha à la « Réinvention du féminin » (n° 174, 2013) et, dès 2001, le philosophe Dominique Bourg analysa « Le nouvel âge de l’écologie » (n° 113, 2001). Mais la focale se serait rétrécie. ».
La revue n’est pas devenue assez post-coloniale, genrée, indigéniste, écolo-pastèque… La preuve ? En tant que démocrate patenté du Monde, Nicolas Truong juge que confier dans le dernier numéro de la revue un article sur l’écologie à Pascal Bruckner révèlerait combien Le Débat serait passé à côté des « vrais sujets ».
C’est justement là que le bât blesse : la Foi en l’existence de ces vrais sujets, auto-définis par une petite caste intellectuelle se reproduisant entre elle et mettant sous le tapis toute pensée réellement autre.
En ce sens, ce que fut au départ Le Débat n’est pas mort : il se prolonge dans les consciences de tous les Truong de Paris, un journaliste qui, pour penser la mort de la revue, donne la parole uniquement à des intellectuels publiant aux éditions politiquement hyper correctes La Découverte (Audier, Cusset…).
Peine de mort intellectuelle
C’est en réalité l’occasion d’une attaque frontale contre la montée en puissance d’une pensée plus conservatrice en France. Ce que reproche Le Monde au Débat ? D’avoir pu être parfois, sur la fin, un lieu de débats et de publier des textes de Matthieu Bock-Côté, Alexandre Devecchio, coupables d’écrire pour Michel Onfray et Front Populaire, ou encore de la directrice de Causeur, Elisabeth Lévy. A cette dernière est reproché d’avoir publié, dans Le Débat, il y a… vingt ans, un article « reprochant à la presse d’avoir pris parti contre les Serbes lors de la guerre qui Kosovo ». On lui reproche le réel en somme, dans la plus pure tradition du stalinisme mental encore en vigueur dans les rédactions parisiennes.
S’appuyant toujours sur Audier, l’article de Truong règle ses comptes/Truong : Le Débat était d’extrême droite, même si Truong n’ose pas l’écrire. Pourquoi ? Depuis les années 90, la revue affichait « une posture réactionnaire décomplexée » (Pierre Nora ? Ah bon ?), critiquant le droit-de‑l’hommisme, l’individualisme, le gauchisme culturel, le rôle néfaste d’un prétendu « anti-racisme ». La revue serait devenue conservatrice Les maux suprêmes. Ne pas être absolument en accord avec l’air du politiquement correct, et donc avec Le Monde, on a vu la peine de mort intellectuelle être prononcée pour moins que cela. Pire, la revue a même publié 5 livres d’Hervé Juvin, dans la collection éponyme des éditions Gallimard, un Juvin devenu conseiller de Marine Le Pen. Pour les amis de Truong, aux propos largement mis en valeur, « Certains auteurs du Débat font alliance objective avec des médias qui sont à la frontière de l’extrême-droite ». Le gros mot qui tue est lâché. D’autant qu’un Gauchet, dans le dernier numéro, écrivait sur le « fanatisme » des « néo-gauchismes » féministes, décoloniaux ou écologistes, une réalité évidente pour tout observateur un peu objectif. Que l’on pense au comité Adama, l’affaire Valeurs Actuelles/Obono ou à la Ligue de Défense Noire Africaine.
L’intolérance des tolérants
Au fond, ce que révèle la mort de la revue Le Débat, quoi que l’on pense de ses positionnements, c’est l’incroyable uniformité de la pensée des médias officiels, dont Le Monde est une espèce de parangon. Des médias binaires divisant le réel entre « bons » et « méchants », désignant sans cesse à la vindicte populaire tout ce qui pense autrement, des médias intolérants au non d’une sacro-sainte tolérance qui consiste, en fait, à penser comme eux. Au-delà, c’est le doigt qui tue, la délation, le surgissement du mot « néo-réac ». Le Débat est mort, Le Monde s’en réjouit finalement. Quoi de plus normal ? Cette presse n’a jamais rien aimé d’autre que débattre avec elle-même.
Vous me prendrez un comprimé d’Orwell, trois fois par jour
Conclusion de Nicolas Truong ? « pour tous ceux que la possible entrée de nos sociétés dans l’âge de la régression ne satisfait pas, le débat reste un combat. » La mort de la revue Le Débat est à ses yeux une victoire contre « la régression », autrement dit toute pensée non progressiste fondamentaliste. Il en est des fondamentalistes de l’idéologie du Progrès comme des fondamentalistes islamistes, ils sont perpétuellement persuadés d’avoir eu le cerveau irrigué par la Vérité. Face à de tels symptômes, l’ordonnance prescrite à Nicolas Truong et ses amis du Monde comme des éditions de La Découverte, éditrices de la revue de Plenel Le Crieur sera la suivante : une dose de George Orwell matin, midi et soir. Augmenter les doses si les symptômes persistent. Consultation gratuite.