Changement d’administration aux États-Unis, regain de tension en Ukraine : tous les ingrédients sont réunis pour rejouer le coup de la guerre froide. Un contexte propice à la surmédiatisation de l’opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny. Porté aux nues par la majorité de la presse occidentale, il n’en demeure pas moins une figure peu connue.
Dans le même temps, un autre « lanceur d’alerte » connaît une médiatisation bien famélique eu égard à l’importance de ses révélations à l’échelle mondiale : l’Australien Julian Assange, fondateur de Wikileaks.
Cette croisade médiatique en faveur d’Alexeï Navalny est curieuse car elle fait la promotion d’un personnage aux valeurs opposées à celles que prône l’Occident. Autre élément singulier dans ce traitement asymétrique : le désintérêt de nombreux titres pour Julian Assange, parti-pris non dénué d’esprit calculateur.
Alexeï Navalny, un produit « made in » USA
Bel homme, plutôt jeune à l’époque, Alexeï Navalny a été adoubé il y a une décennie par le New York Times, qui le comparait alors à une « Erin Brockovich » de la corruption en Russie. En 2010, le jeune Alexeï âgé de seulement 33 ans, s’en allait, dans les esprits de la presse américaine, pourfendre un pouvoir russe obscur où l’oligarchie piétine les droits de l’homme. Derrière les gros sabots maccarthystes, se cachait une volonté de faire monter une opposition au pouvoir en place à Moscou ; plus précisément de faire naître une figure face à un Vladimir Poutine dont la feuille de route politique diffère largement de celle de Washington.
Fondateur d’une ONG anti-corruption en 2011, Navalny multipliera les coups de communications, tantôt avec la casquette associative tantôt comme militant lors de manifestations de rue ou, enfin, comme opposant politique, quand il se présente à la mairie de Moscou en 2013. C’est d’ailleurs son plus haut fait d’arme, puisqu’il atteindra la deuxième position avec 27 % des voix, contestant le déroulement du scrutin à l’image d’ONG occidentales.
À droite toute
Homme de communication, Alexeï Navalny voit cependant son image écornée par ses engagements à la droite de la droite… Une vidéo particulièrement criante en la matière, datée de septembre 2007, montre le chouchou du Monde et de Libération comparer les Tchétchènes à des cafards, face auxquels le pistolet est jugé plus pratique que la tapette.
Dans une seconde vidéo datée de la même année, on le retrouve déguisé en dentiste « blaguant » sur la désinfection et la déportation des migrants…
Une légère tendance à la xénophobie qui colle mal avec le soutien occidental. En témoignent les errements d’Amnesty International face au cas du russe : en février 2021, Alexeï Navalny se voyait même retirer le label « prisonnier d’opinion » par Amnesty International avant que l’association ne fasse finalement volte-face en avril…
Probablement pas foncièrement extrémiste mais résolument opportuniste, Navalny participera à la Marche Russe régulièrement jusqu’en 2013 (une manifestation nationaliste à laquelle participent des mouvements qui pourraient être qualifiés de très radicaux en France).
Le palmarès nationaliste de Navalny n’est pas une vue de l’esprit. À tel point que Le Figaro, pourtant peu perméable aux charmes poutiniens, s’en est fait l’écho rappelant quelques faits d’armes du trublion opposant.
Ce dernier tentera finalement de récupérer une colère populaire russe largement exprimée par un nationalisme radical, tout en teintant celle-ci de revendications libérales et démocrates. Cela s’avèrera un échec et lui vaudra d’être qualifié « d’avocat de la bourgeoisie et du grand capital » par l’écrivain Zakhar Prilepine.
Agent de l’étranger ?
Alexeï Navalny est considéré par le ministère de la Justice russe comme « agent de l’étranger » depuis octobre 2019. Il n’est pas question uniquement de financements mais aussi d’agissements contre les intérêts russes. Ainsi, le projet de gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne est compromis sous le prétexte bien opportun de l’affaire Navalny. En réalité, derrière l’opération de discrédit lancée contre Moscou se profile un jeu d’influence adjoint d’intérêts financiers. Pour Washington, il s’agit de tenir Moscou à distance du jeu Continental et de continuer de vendre son gaz naturel liquéfié sur le Vieux Continent.
Par ailleurs, d’autres opposants russes ne bénéficient d’aucune médiatisation occidentale ; à l’image de Sergueï Oudaltsov, opposant de gauche, ancien du parti communiste post-soviétique, qui a fait plus de trois ans de prison (à l’isolement). La force de Navalny réside dans sa capacité à avoir réalisé une sorte de grand écart, en séduisant l’opposition nationaliste en Russie et le camp libéral en Occident.
Navalny casse les compteurs
Une étude comparative chiffrée de l’intérêt médiatique pour Alexeï Navalny et Julian Assange en dit plus qu’un long article. En tapant les mots « Navalny » ou « Assange » dans les moteurs de recherche des principaux quotidiens français, il est possible de comparer l’intérêt porté à chacun d’eux.
Ainsi pour une recherche sur six mois du 12 novembre 2020 au 12 mai 2021, le journal Le Monde propose 10 articles où figure le nom du journaliste australien Julian Assange (dont 4 papiers ne concernent que lui). Sur la même période on retrouve 162 articles dans lesquels figure l’opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny.
Même démarche chez Libération : sur une année, 18 articles pour Assange contre 171 pour Navalny.
Quant au Figaro, pour une demi-année, le rapport est de 297 contre 26, en faveur du russe…
Pour 2021 (en date du 12 mai 2021), l’hebdomadaire altermondialiste Courrier International n’évoque que quatre fois le nom du fondateur de Wikileaks dont deux fois seulement avec un article lui étant directement dédié. Côté Navalny : 65 papiers !
Enfin au niveau international, on retrouve globalement la même tendance, comme l’a montré le journaliste britannique Mark Curtis : prenant pour exemple la BBC, le journaliste a fait remarquer que sur une année, cet organe de presse avait publié 64 papiers sur Navalny contre 4 sur Assange.
Number of articles on the BBC news site this year tagged with:
Alexei Navalny — 64
Julian Assange — 4State broadcaster doing a fine job pic.twitter.com/2Sn761arIr
— Mark Curtis (@markcurtis30) April 1, 2021
Quelques voix discordantes
Pour trouver une tendance inverse, il faut se diriger vers Le Monde Diplomatique. A l’aide de l’outil de recherche du site en ligne de ce mensuel, on retrouve 34 documents concernant Assange pour 17 sur Navalny. Une statistique rassurante : ce journal qui pourrait être qualifié de « gauche alternative » (et indépendant sur le plan éditorial du quotidien) compte plus de 100 000 abonnés…
Enfin, élément étonnant, pour Mediapart, on retrouve 623 résultats générés par une recherche « Navalny » quand Assange en dispose de 856. Le média d’Edwy Plenel a été créé en 2008 un peu avant la mise en orbite respective des deux personnages. Il est cependant à noter que certains papiers de Mediapart intègrent Assange à plusieurs articles pour lesquels les travaux de Wikileaks sont repris.
Médiapart a d’ailleurs produit des articles divergeant sur Navalny, tantôt à charge, rappelant notamment qu’il a été condamné pour détournement de fonds, tantôt dans un exercice d’équilibrisme un peu ridicule pour justifier le passé droitier du personnage.
Pour compléter le tableau, il serait injuste d’oublier l’hebdomadaire Marianne, qui a produit plusieurs articles de qualité dont un au titre évocateur « Navalny, Assange : les bons et les méchants lanceurs d’alerte ». Enfin le média Le Vent se lève s’est également interrogé sur le chouchou libéral de l’Occident.
Assange, pourquoi sont-ils si méchants ?
Démonstration faite que le lanceur d’alerte Julian Assange intéresse moins que son homologue russe, il convient de s’interroger sur les faits reprochés à chacun d’entre eux. Le premier a révélé des documents à charge contre la première puissance mondiale, la mettant en cause notamment dans le cadre de son invasion de l’Irak ou en évoquant largement des faits d’espionnage généralisés. Pourfendeur de l’impérialisme américain, il est naturellement moins bien perçu qu’Alexeï Navalny qui lui n’est « que » l’opposant d’une puissance rivale des États-Unis : la Russie.
La défiance américaine vis-à-vis d’Assange est telle que celui-ci a perdu le soutien du président équatorien Lénin Moreno en avril 2019.
À noter que l’abandon a eu lieu deux mois après que l’Équateur obtienne un emprunt de 10 milliards de dollars auprès du FMI et de la Banque Mondiale, dans un contexte de virage politique pour le président Moreno, issu de la gauche anti impérialiste bolivarienne.
Voir nos articles sur le procès Assange ici et là.
Conspué aux États-Unis par une large partie du spectre politique, Assange l’est tout particulièrement par la gauche démocrate. Ainsi, l’actuel président Joe Biden le qualifiait de terroriste high tech en 2010. La gauche américaine accuse également Wikileaks d’avoir fait campagne pour Donald Trump en 2016 et collaboré à l’élection de ce dernier avec l’aide de Moscou… Une lecture des faits qui, dans d’autres circonstances, pourrait être qualifiée sans trop de difficulté de complotiste… Des suspicions de sympathie pour la Russie bien opportunes qui se sont intensifiées avec l’aide apportée par Wikileaks à Edward Snowden, ancien la NSA et de la CIA en exil en Russie depuis 2013 après avoir révélé l’existence de programme de surveillance de masse britanniques et américains.