Première diffusion le 04/07/2019
Nous reprenons un article de l’excellente Antipresse de Slobodan Despot sur les moyens employés par la presse dominante pour manipuler son public. La désillusion d’une jeune journaliste kosovare dans les coulisses du « meilleur journal du monde » (selon Chappatte)… Où l’on découvre par un témoignage interne que le New York Times est — sur certains sujets — une grossière et cynique entreprise de désinformation.
Una Hajdari est une journaliste d’expression anglaise originaire de Priština, au Kosovo. Malgré son jeune âge, son CV professionnel impose le respect : boursière de la Fondation internationale des femmes dans les médias (IWMF), boursière du MIT, divers prix de journalisme. Elle est spécialisée dans les questions de politique, de minorités et d’extrémisme de droite dans les « Balkans occidentaux », euphémisme désignant l’ex-Yougoslavie. Un pedigree aussi politiquement correct semblait taillé sur mesure pour lui ouvrir en grand les colonnes des médias internationaux. De fait, Una couvre ces thèmes avec précision et talent (1) pour un grand nombre de titres de premier plan tels que le Guardian, The Nation, The New Republic, The Business Insider, The Independent, Vice, The Boston Globe…
Mais aussi, et surtout, Una a réussi à se faire admettre dans le sanctuaire du journalisme occidental : le New York Times. Quelle plus grande consécration pour une jeune journaliste originaire des Balkans que d’assister aux mythiques séances de rédaction du Times ? De se voir déléguer la responsabilité d’éclairer son public sur des pays et des situations aussi complexes que, par exemple, la tortueuse Macédoine ?
Expliquer l’enjeu des élections macédoniennes fut la première mission indépendante d’Una dans le Times. Elle s’en est acquittée avec la fierté qu’on peut imaginer, mais aussi avec une extrême conscience professionnelle. Pourtant, lorsqu’elle a vu le texte publié le 6 février 2019, elle a été épouvantée par la manipulation dont elle avait fait l’objet. A tel point qu’elle s’en est ouverte à une correspondante serbe, Jelena. Le récit qui suit est un condensé de son long e‑mail paru sur le portail du Nord-Kosovo (kossev.info).
Un modèle de professionnalisme
Relatant ses quelques mois de stage dans la rédaction du Times, la jeune femme commence par souligner le rayonnement quasi-mystique qu’exerce ce journal sur la communauté mondiale des journalistes. Elle poursuit en renonçant à décrire — tant il est immense — « le sentiment qu’on éprouve lorsqu’on assiste à la réunion de rédaction d’un journal qui d’une phrase peut créer l’histoire, changer le cours des événements politiques, abattre ou propulser un leader révolutionnaire ou permettre à l’expérience des gens les plus marginalisés d’être lue sur la scène globale. »
Dès le troisième jour de sa présence, à son propre étonnement, Una avait réussi à « faire passer » le sujet qu’elle s’était proposé de traiter, mais ne croyait toujours pas qu’elle y arriverait. Elle n’est pas dupe des défauts du NYT, mais le sérieux de l’environnement professionnel en impose :
« Si seulement tu avais vu les capacités qu’ils ont dans les rangs des correcteurs, des rédacteurs linguistiques et stylistiques — chaque texte passe au moins deux fois entre les mains de deux correcteurs différents —, tu regretterais que certains de nos journalistes, brillants stylistes autodidactes avec un talent inné, n’aient jamais eu l’occasion de travailler avec autant de rédacteurs dédiés à leur tâche. »
Bref : il est demandé à Una Hajdari de rédiger un explainer, un article introductif sur la question du récent changement de nom de la Macédoine du Nord. Elle s’attelle aussitôt à la tâche en passant de multiples coups de fil, afin que son papier paraisse via la rédaction de Londres (à cause du décalage horaire) le matin même de la signature par la Macédoine de son acte d’adhésion à l’OTAN. A minuit, le jour J, de New York, elle surveille l’application mobile du Times en trépignant d’impatience. Lorsque son article paraît, elle ne se sent plus de joie, se contente de survoler son texte qu’elle connaît par cœur… jusqu’à ce qu’elle avise un paragraphe qu’elle n’a jamais écrit :
« Cet accord est une grande défaite pour la Russie. La Macédoine du Nord a été sous zone d’influence de l’Union soviétique durant le XXe siècle et la Russie a mené un lobbying intense contre le référendum sur le changement de nom de la Macédoine et son entrée dans l’OTAN. »
Falsification dans le dos de l’auteur
La jeune journaliste est éberluée. Son texte a été modifié à son insu après bouclage ! Pourtant la procédure rédactionnelle est stricte : « une fois qu’un article a passé la dernière phase de rédaction, il est verrouillé et personne, ni le rédacteur responsable, ni même Dieu le père, ne peut le modifier à moins que l’auteur du texte — moi en l’occurrence — ne lui donne son accord via le système. »
Le « journal qui d’une phrase peut créer l’histoire » a donc « enrichi » un commentaire géopolitique d’une pique envers la Russie qui n’existait pas dans le texte bouclé — et qui repose en plus sur une contrevérité historique.
Effondrée, Una Hajdari « (se) traîne » jusqu’à la prochaine séance de rédaction pour obtenir des explications. Le rédacteur responsable de l’internationale prend les devants :
« Il est bien ton texte, tu as réussi à tout expliquer au public international sans être rasante. C’est moi qui leur ai dit d’ajouter ce bout sur la Russie, parce qu’il nous faut bien expliquer au public américain pourquoi cet accord est important. »
Lorsque l’auteur lui explique que le paragraphe en question contient des « inexactitudes factuelles de base », son patron la coupe et lui dit : « Vois ça avec Londres ».
Oui, mais : « qui ira expliquer au rédacteur bienveillant mais un peu ignare de Londres que la Macédoine, c’est-à-dire la Yougoslavie, a été hors de la zone d’influence de Moscou pendant l’essentiel du XXe siècle ? Ou bien qu’il n’y a aucune preuve que la Russie ait influencé le référendum…»
Le paragraphe en question est modifié (ô miracles de l’édition électronique!) (2), mais Hajdari ne s’en remet pas : «…je ne pensais qu’au fait que pendant six heures, ce texte a été affiché avec ma signature avec un paragraphe affirmant pour ainsi dire que nous avions été membres du Pacte de Varsovie. »
Raconter n’importe quoi… pourvu que ce soit contre Moscou
N’importe quel étudiant en histoire contemporaine est censé savoir qu’après la rupture Tito-Staline de 1948, la Yougoslavie s’était rapprochée de l’Occident et n’avait jamais été un satellite de Moscou. Mais pas les rédacteurs du New York Times ! Ou alors — pire — ils le savent et s’en fichent : l’important est de toute évidence d’incriminer les Russes.
La jeune femme, dégrisée, ne tarde pas à comprendre la règle du jeu : « A chaque réunion suivante, je vois que je pourrais leur fournir cent sujets, pour autant que je réussisse à y caler un “angle russe”. Ce n’est pas la montée de la droite en Croatie ou la pédophilie dans l’Eglise qui les intéresse… J’ai le sentiment que si je pouvais trouver un Russe qui serait apparu par hasard quelque part au Kosovo, je décrocherais la une.»
Dans sa tête, cette expérience sordide créé une insupportable dissonance avec le prestige immaculé dont jouit le journal : « Sais-tu à quelle vitesse le porte-parole du président du Parlement européen te répond quand tu lui annonces que tu bosses pour le Times ? ».
Quelque temps plus tard, la rédaction va encore une fois solliciter ses compétences « balkaniques » — mais en rapport avec la tuerie d’Auckland ! C’est une collègue de la rédaction de Londres qui croit tenir un filon : «“J’ai vu qu’il y avait un lien balkanique avec le type qui a tiré dans la mosquée. La Russie n’y serait-elle pas mêlée ?”». En lisant cette ânerie, Una confesse s’être trouvée « au bord des larmes ».
Si seulement il ne s’agissait que de démagogie…
Cherchant à préserver une certaine bienveillance, Hajdari n’incrimine pas trop la rédaction : comment intéresser le public américain à ce qui se passe dans les Balkans sans y mêler un thème choc et familier ? « Après tout, les Belgradois sont-ils très intéressés à ce qui se passe en Virginie Occidentale ? ».
Son explication de la manipulation apparaît évidemment bien naïve — mais cet aspect de la fake news à laquelle Una Hajdari a malgré elle prêté sa plume dépasse peut-être la zone de compétence d’une correspondante balkanique. La fonction du New York Times dans la montée du bellicisme antirusse est assez bien documentée dans les altermédias américains. On peut l’interpréter dans le cadre de la géopolitique de l’Empire américain, que la guerre perpétuelle qu’il entretient contre des ennemis mineurs n’arrive plus à maintenir en vie. La guerre «chaude» contre la Russie apparaît — malgré sa folie — comme un objectif affiché d’une part significative de l’élite U.S. En général, celle-là même, réunie autour du Parti démocrate, qui combat le plus violemment le président en place.
On peut aussi, par voie de conséquence, étudier la russophobie obsessionnelle du New York Times dans le cadre du règlement de comptes interne au pouvoir américain, où ce journal prestigieux apparaît comme l’un des porte-voix de l’« État profond ». Le Times a été pris la main dans le sac à fabriquer des fake news visant à compromettre l’action de Donald Trump — par exemple à propos du sommet nord-coréen de juin 2018.
Dans un cas comme dans l’autre, l’injection de la contrevérité historique sur la zone d’influence russe dans les Balkans par un journal qui «d’une phrase peut… changer le cours des événements politiques» n’a rien de fortuit et — n’en déplaise à la pauvre Una Hajdari — dépasse de loin les simples stratégies, même malhonnêtes, de captation du lectorat. Surtout lorsqu’on sait qu’il ne s’agit pas, dans le New York Times, d’« une phrase » occasionnelle, mais d’une véritable litanie d’allégations sans fondement et de thèses complotistes.
Pour le reste de ses activités, le Times demeure bien entendu le « meilleur journal du monde ». En particulier dans le domaine de la lutte contre les fake news…