Nous avions évoqué fin mai 2018 la nouvelle traduction de Josée Kamoun du chef d’œuvre d’Eric Arthur Blair alias George Orwell, 1984, traduit en français une première fois en 1950 par Amélie Audiberti. Nous n’avions pas pu alors départager les deux traductions, ce que nous faisons maintenant.
Un parti pris d’ambiguïté
Dans un entretien du Monde des livres du 8 juin 2018, Josée Kamoun (traductrice entre autres de Philip Roth et Richard Ford) a exposé ses choix. Étranglant, de manière élégante mais définitive, la première traductrice – « une très jeune traductrice de science-fiction qui n’avait sans doute pas une longue connaissance de la culture et de la culture britanniques » – Josée Kamoun défend son usage du présent alors qu’Orwell utilise le preterit anglais, repris sous forme de passé simple par Amélie Audiberti. Le présent de narration traduirait mieux que le passé simple l’urgence du texte, sa spontanéité et sa violence. Une explication alambiquée et dont la nécessité n’apparaît pas à la lecture.
Kamoun veut retrouver l’ambiguïté du texte (elle emploie le mot). Mais pourquoi chercher une ambiguïté là où il n’y en a pas ? Orwell dénonce l’enfer totalitaire communiste comme modèle de tous les enfers politiques. Elle ajoute que l’auteur ne possède pas tout seul la vérité de son texte fait aussi de sa production et de sa réception. Certes, mais vouloir atténuer la dimension politique de l’ouvrage au profit d’une dimension quasi fantastique risque d’affaiblir (et affaiblit) le propos d’Orwell.
Analysons l’avant dernier paragraphe du livre et ses traductions
Les derniers paragraphes de 1984 traitent du langage, de sa transformation par l’éradication des termes politiquement incorrects et de leur remplacement par un vocabulaire conforme aux intérêts du parti (on dirait aujourd’hui : conforme aux intérêts de l’oligarchie libérale libertaire). L’avant dernier paragraphe :
En anglais
« It would have been quite impossible to render this into Newspeak while keeping the sense of the original. The nearest one could come to doing so would be to swallow the whole passage up in the single word crimethink. A full translation could only be an ideological translation, whereby Jefferson’s words would be changed into a panegyric on absolute government ».
Traduction Audiberti 1950
Il aurait été impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.
Traduction Kamoun 2018-06-25
Ce texte aurait été parfaitement impossible à rendre en néoparler si l’on avait voulu en garder le sens original. La traduction la plus approchante en aurait englouti la totalité sous le terme mentocrime. Une traduction complète n’aurait pu être qu’idéologique, et du coup les propos de Jefferson se seraient mués en panégyrique de l’absolutisme.
Comparons. Le terme traduction idéologique de Kamoun est plus proche de l’anglais ideological translation que le maladroit traduction d’idées d’Audiberti. Ceci mis de côté, Néoparler est beaucoup plus faible que Novlangue et le néologisme en deux syllabes d’Audiberti sonne plus près de l’anglais Newspeak et résonne bien mieux. De même crimepensée est plus fort que mentocrime pour exprimer crimethink. Le gouvernement absolu d’Audiberti est plus proche de l’anglais absolute government que l’absolutisme de Kamoun qui évoque historiquement plus le règne de Louis XIV que le totalitarisme moderne.
Au total ?
La traduction Kamoun est sans doute plus exacte sur des détails. Jeu de fléchettes (darts en anglais) est meilleur que va-et-vient des flèches d’Audiberti par exemple. Mais la traduction des néologismes est beaucoup plus faible et in fine la traduction Kamoun affadit le sens profondément politique du texte. L’emploi du présent apparaît comme une coquetterie pour faire quelque chose de différent sans vraie nécessité littéraire.
Vous avez le choix : vous pouvez acheter la nouvelle traduction pour 21 € ou l’ancienne pour moins de 9 € en Folio poche (et même moins de 4 € en occasion). Gallimard a fait son choix qui semble surtout économique (on ne saurait lui reprocher), nous avons fait le nôtre.
Une analyse plus complète que la nôtre est parue sur le site de la Fondation Polemia, nos lecteurs la retrouveront ici.