L’OJIM vous offre son feuilleton de l’été “On finira bien par les avoir”. Une fiction politico-journalistique en quatre parties. Aujourd’hui vous faites connaissance de Jacky Blast, journaliste désabusé, alcoolisé et parti au Brésil pour s’éloigner de l’ambiance morbide de sa rédaction. Mais les évènements vont le rattraper. Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé, des situations existant ou ayant existé serait purement une coïncidence… bien entendu. Bonne lecture.
Il pleuvait depuis le matin. J’étais allongé torse-nu dans le hamac que j’avais installé sur la petite terrasse couverte, un verre de whisky dans une main, l’autre poussant la poutre à intervalle régulier pour me balancer. L’air était moite, j’étais poisseux de sueur. Dans une heure, la nuit allait tomber brutalement, il continuera à pleuvoir, et demain matin le jour se lèvera tout aussi brutalement et il pleuvra encore, et au sortir de la douche, ma serviette de bain aura toujours cette même odeur de moisi qui colle à la peau. Sale petite pluie perfide qui ne lave rien et rend tout gris, et vous étouffe. J’ai fini mon verre, j’ai attrapé la bouteille par terre et me suis resservi. Je me suis balancé un peu plus fort, comme un macaque de zoo. J’ai bu une longue gorgée de whisky et j’ai songé : « Tu sais quoi mon vieux Jacky ? A mon avis, t’es devenu une putain d’épave ».
J’ai souri. Je tenais ma vengeance. Je les imaginais là-bas en train de s’activer en costume cravate, dynamiques et tout, à pêcher l’information, à déjeuner et à courir partout. « Et Jacky Blast ? T’as des nouvelles de Jacky Blast ? » demandait-on. « Jacky Blast, c’est une putain d’épave et il vous emmerde », j’ai murmuré. J’ai fini mon verre d’un trait. J’ai pensé à me lever pour chercher des glaçons mais je n’en avais pas le courage alors je me suis resservi un whisky sec.
Le journalisme, j’en avais soupé. Vingt-cinq ans de carrière, deux quotidiens, deux hebdomadaires, quatre rédactions en tout ; merci, j’ai donné. J’avais commencé à tiquer quand les commerciaux de la pub s’étaient mis à assister aux conférences de rédaction au milieu des années quatre-vingt dix. « Ce sujet risque d’effrayer nos annonceurs », qu’ils disaient, ces enfoirés de péquenots. Les journalistes fermaient leur gueule. Et je ne parle pas des sujets qui fâchent, parfaitement ficelés, reportés at vitam aeternam, « faute de place ». Certains finissaient au Canard enchaîné, d’autres dans les tiroirs. Ils y sont encore. Et le dégraissage des rédactions, l’emploi de pigistes payés au lance-pierre qui copient leur article sur Internet. Et les tombereaux de fric déversés par l’État, la perte de nos lecteurs écœurés par notre servilité, les cadeaux « service de presse », les séminaires à Marrakech, une semaine au bord de la piscine d’un grand palace, la connivence avec les politiques. Je me demandais parfois si une charte mystérieuse n’obligeait pas les femmes de la profession à se marier avec un homme politique. Je n’aime pas particulièrement les rosbeefs mais l’objectif d’un journaliste, là-bas, c’est de faire tomber un ministère quand en France c’est de se faire inviter à l’Élysée. Depuis que Nicolas Avicenne avait repris la direction de mon journal, les choses ne s’étaient pas arrangées. Lui était de toutes les coteries et de tous les clubs, absolument cul et chemise avec les grands patrons, les financiers et les politicards de tout bord. Il ne fallait pas compter sur lui pour lever un lièvre dans ces milieux. Bref, j’en ai eu marre. Je n’avais pas fait une école de journalisme pour bricoler dans la communication et cirer les pompes des milliardaires. C’était il y a sept ans. Le correspondant au Brésil venait de mourir d’un accident de la circulation, la place était libre, j’ai demandé à l’occuper, j’ai obtenu de conserver mon salaire plein et je suis parti et j’ai lentement sombré dans l’enfer tropical.
Le petit portillon en bois du jardinet a grincé. Maurice est apparu, dans un costume blanc en lin sous un parapluie noir. Je l’avais connu à São Paulo lorsque j’étais arrivé. Journaliste lui aussi, mais free-lance, et malin. Il avait crée une boîte de production et vendait aux chaînes de télévision françaises des reportages « clé en main » de deux à trois minutes, qui bouchaient les trous du Vingt Heures. C’étaient toujours les mêmes conneries, les forces spéciales intervenant dans les favelas, le carnaval endiablé, le culte du corps à Copacabana, tout le folklore. Il s’en foutait, il faisait du fric. « La demande est souveraine », répétait-il. C’était sa phrase. Elle était généralement suivie par une autre : « C’est quand même pas ma faute si les télés prennent le spectateur pour un mongolien ». On ne pouvait pas lui donner tort. C’était un sage en un sens. Il avait compris son époque. Il faisait du journalisme comme on vend des yaourts ou des savonnettes.
Il a replié son pébroc et s’est assis sur la chaise, à côté du hamac. Son costume était mouillé de sueur, son front luisait.
- Quel temps de merde, il a soupiré.
— Temps de merde pour pays de merde, j’ai répondu en me balançant.
Il a allumé une cigarette, en a tiré une longue bouffée.
- Tu vois, là, maintenant, précisément, ce que j’aimerais, c’est être à Saint-Rémy-de-Provence, il a dit.
— Et t’y foutrais quoi à Saint-Rémy-de-Provence ?
Il a réfléchi un instant.
- Je me planterais sur une terrasse face à la collégiale et je boirais un coup de rosé bien frais.
Il s’est marré.
- Ouais, voilà ce que je ferais. Un bon coup de rosé bien frais devant la collégiale.
— Pourquoi pas, j’ai répondu.
Il a jeté un œil sur la bouteille posée par terre.
- Les verres sont à la cuisine, j’ai dit.
Il s’est levé en soupirant, a pénétré dans le salon par la porte-fenêtre ouverte.
- Ramène aussi des glaçons, j’ai ajouté.
Il est revenu avec un verre à moutarde et le moule à glaçons en plastique, en a sorti deux, un pour chaque verre, et s’est servi un whisky bien tassé.
- Dis donc, j’ai un plan pour toi, il a dit après avoir bu une gorgée.
— Un plan pour m’avoir du whisky à moitié prix ?
— Déconne pas, c’est du sérieux. J’ai un haut fonctionnaire qui est prêt à balancer à propos d’un contrat avec la France…
— Quel contrat ?
— Une vente d’armes. Des sous-marins. Une histoire de rétro-commissions… Du lourd apparemment.
J’avais vaguement entendu parler de cette vente de sous-marins. Mais les rares articles que je rendais à ma rédaction depuis deux ans étaient des traductions en français de papiers brésiliens et je n’avais pas l’intention de modifier ma façon de travailler.
- Adresse-toi à un journaliste, j’ai dit. Moi je suis devenu traducteur. A la tienne, mon vieux.
J’ai fini mon verre d’un trait. C’était meilleur avec des glaçons.
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Pierre Montchal