Elle m’a laissé dix minutes, le temps de me doucher, de me raser et d’enfiler un costume beige en lin et une cravate assortie. Quand je suis revenu sur la terrasse, elle avait pris ma place dans le hamac et finissait son verre qu’elle avait bourré de glace. J’ai noté à cet instant qu’elle n’avait pas de bague au doigt. Elle m’a regardé en souriant et s’est levée.
- Vous êtes mieux comme ça si je peux me permettre.
— Permettez-vous, permettez-vous, j’ai répondu.
On est monté dans la voiture, son chauffeur nous a conduits à Rio où l’on est arrivé une demi-heure plus tard. Elle habitait à Leblon, dans un appartement d’une centaine de mètres carrés au sixième étage d’un immeuble de haut standing. Les grandes baies vitrées donnaient sur une vaste terrasse face à la mer. L’appartement était d’une propreté et d’un ordre impeccables mais manquait de vie. Elle a dû lire dans mes pensées.
- J’y viens très peu. Je vis la plupart du temps à Brasilia où à São Paulo, ma ville natale.
J’ai grimacé à l’évocation de São Paulo. Elle a souri.
- Vous n’aimez pas mon pays, n’est-ce pas ?
— Disons que je le trouve un peu humide et chaotique.
Elle a rigolé, s’est éclipsée en s’excusant, est revenue vêtue d’une robe légère décolletée dans le dos.
- C’est la mauvaise saison. Il fait encore chaud et les pluies ont commencé. Dans un mois, il fera plus frais. Vous voulez un thé ?
— Non merci. En revanche, je boirai bien un whisky.
Elle a sorti une carafe d’un meuble près de la fenêtre, a rempli deux beaux verres massifs en cristal dans lesquels elle est allée mettre des glaçons à la cuisine. Elle a frôlé mon verre avec le sien et m’a entraîné dans le bureau, de l’autre côté de l’appartement. La vue donnait en plein sur le Corcovado et son immense Christ rédempteur qui avait la tête dans les nuages. Elle a posé son verre sur une table ronde et s’est penchée sur un petit coffre encastré dans le mur, duquel elle a retiré trois liasses de documents qu’elle a posés sur le bureau.
- Je vous laisse les regarder tranquillement. J’ai quelques coups de fil à donner. N’hésitez pas à vous servir de l’ordinateur. Je suis au salon si vous avez besoin de moi…
Je me suis assis en soupirant et j’ai commencé à consulter les documents. Il y avait une copie du fameux contrat et un organigramme synthétisant tous les acteurs de la transaction. Il y avait également des déclarations annuelles de salaire émanant de la société Brecht e Schmitt et estampillées ministère du budget brésilien, dans lesquelles apparaissaient le montant des commissions et leurs bénéficiaires. Rien d’illégal à cela. Sur des centaines de relevés de comptes bancaires domiciliées en France, au Luxembourg, aux Bahamas et au Brésil, quelqu’un avait suivi certains mouvements financiers en surlignant en jaune des sommes d’argent, les dates à laquelle elles apparaissaient ou disparaissaient des différents comptes et les noms des sociétés à qui appartenaient ces comptes. Il faisait nuit quand je suis arrivé à dresser un premier schéma susceptible de débroussailler un peu les choses. Voilà ce que ça donnait : la DGCN, société de construction navale française avait, via sa filiale brésilienne Brecht e Schmitt, mandaté un intermédiaire en la personne de Luis Cordeiro, un banquier brésilien qui avait touché une commission de 5% du contrat et en avait reversé une partie à des officiels, ainsi qu’à une autre société brésilienne dont le rôle m’échappait. Un deuxième intermédiaire, le banquier libanais Samir El-Traeb, avait touché une deuxième commission, plus importante, peut-être 6 ou 7 %, qu’il avait également reversée en partie à l’acheteur. Mais lui avait aussi injecté 300 millions de dollars dans une société domiciliée au Panama, Pan-up, et l’argent était rentré à Paris par le Luxembourg, de société fantôme en société fantôme. J’avais ainsi la preuve d’une rétro-commission ainsi que le nom de la dernière société fantôme en ayant bénéficié : Sifloral.
C’est quand j’ai senti l’odeur mentholée de la cigarette qu’elle venait d’allumer que j’ai réalisé que Regina était dans mon dos. Cela faisait quatre heures que j’étais le nez dans les dossiers.
- Alors ? elle a dit.
Je me suis levé en m’étirant.
- Alors, c’est de la bombe, jolie poupée. Et si je trouve qui se cache derrière Sifloral, ce sera de la bombe atomique.
Elle a souri. J’ai soudain eu envie de l’embrasser. Je suis passé au salon, puis sur la terrasse face à la mer qui scintillait sous la lune. Il ne pleuvait plus. L’air était frais et salé. Je l’ai humé, les yeux fermés. Elle m’a rejoint.
- Il fait meilleur, n’est-ce pas ? Moins lourd.
— Oui. Tu m’offres un verre ?
— Puisqu’on se tutoie, laisse-moi être franche. Je meurs de faim. Allons plutôt dîner.
Elle est allée remettre les documents dans le coffre, elle a encore changé de tenue au profit d’une robe longue et d’un petit blouson à paillette, et nous sommes sortis, marchant sur la promenade le long de la plage. Des gamins braillards et torse-nu jouaient au foot sur le sable, faiblement éclairés par les lampadaires de la promenade. D’autres couples déambulaient. Elle m’a pris le bras.
- Tu crois que tu pourras sortir tout ça ?
— Oui. Mais il me faut tous les éléments avant de publier quoi que ce soit.
— Bien sûr.
Elle s’est tue pendant un instant.
- La corruption me rend malade, a‑t-elle repris. Je ne comprends pas pourquoi ce monde ne devient pas plus décent. Mon Dieu, heureusement qu’il y a la presse…
Je n’ai rien dit. Comment lui expliquer que la presse était en train de devenir le principal vecteur de la saloperie du monde ?
- Tu sais ce que tu es ?
— Oui. Une idéaliste. Doublée d’une réaliste.
Elle s’est blottie contre moi en riant.
Après le dîner, on est rentré chez elle. Il était convenu que je dormirais dans le salon et qu’elle me raccompagnerait le lendemain chez moi. Je regardais la mer dans l’obscurité à travers la baie vitrée quand j’ai vu son reflet dans la fenêtre. Je me suis retourné. Elle était nue au milieu du salon. Son corps blanc comme le lait était celui d’une déesse antique.
Pierre Montchal