Ils sont ou ont été fonctionnaires. Ils se sont exprimés sur des sites d’opinion. L’élément déclencheur est dans les deux cas la politique migratoire du gouvernement. Ils ont été inquiétés par leur administration en raison de leur initiative. Là s’arrêtent les points communs. En effet, la couverture médiatique de la tribune d’une professeure (sic) sur le site dijoncter.info et de celle d’officiers sur le site minurne.org a été radicalement différente. Comme s’il y avait d’un côté une indignation légitime et de l’autre une expression motivée par des objectifs douteux.
Les faits de décembre 2018
Le 12 décembre, en réaction au discours du Président de la République le 10 décembre pour calmer le mouvement des gilets jaunes, une enseignante signe une tribune intitulée « le grand chef blanc a parlé » sur un site d’opinion, dijoncter.info. Quelques jours plus tard, le 20 décembre, l’enseignante est convoquée au rectorat de Dijon, où un représentant de l’administration ne fera que lui rappeler le devoir de réserve auquel elle est astreinte en raison de son statut de fonctionnaire.
BFMTV nous apprend que « contactée par France info, (l’enseignante), militante pour la défense des lycéens sans-papiers, explique avoir réagi “ivre de rage” au mot “immigration” utilisé par le président lors de son discours »
Le 10 décembre, douze généraux et amiraux à la retraite, ainsi qu’un ancien Ministre de la Défense dénoncent dans une tribune la signature par le gouvernement français du pacte de l’ONU sur les migrations. Le 17 décembre, le cabinet de la ministre des armées fait part de sa réaction au journal L’Opinion, en indiquant que les officiers « s’exposent de ce fait à des sanctions disciplinaires, dont nous apprécierons l’opportunité dans les jours à venir ».
Les deux tribunes ne connaitront ni le même battage médiatique, ni le même accueil, neutre voire bienveillant pour l’une, clairement défavorable pour l’autre.
La tribune de l’enseignante
Si l’article qu’a écrit l’enseignante est sorti de l’anonymat, c’est sans nul doute en raison de sa convocation au rectorat de Dijon peu de jours après sa mise en ligne. Du statut de citoyenne s’exprimant sur un blog, l’enseignante est devenue un symbole de la liberté d’expression bafouée :
Pour Ouest-France, après l’intervention du chef de l’État le 10 décembre, l’enseignante « n’a pas hésité à dire ce qu’elle pensait ». « Une sorte d’attaque en règle ».
BFMTV nous apprend que « contactée par France info, (l’enseignante), militante pour la défense des lycéens sans-papiers, explique avoir réagi “ivre de rage” au mot “immigration” utilisé par le président lors de son discours ». L’information est reprise par Le Parisien, qui nous indique également qu’un comité de soutien à l’enseignante a vu le jour. Après sa convocation au Rectorat, L’Humanité estime qu’« on peut croiser big brother au Rectorat de Dijon ».
France 3 consacre un reportage sur l’entretien au rectorat : il a été « bienveillant ». Le journaliste précise que l’enseignante a indiqué à la sortie de l’entretien vouloir « garder sa liberté de ton et de parole ». Le site info-Dijon.com consacre un article au rassemblement de soutien organisé à l’initiative de plusieurs syndicats et l’illustre de plusieurs photos.
Dans l’ensemble, si la « vivacité » des termes employés par l’enseignante est parfois relevée, aucun média de grand chemin ne critique les arguments développés dans la tribune. Le seul problème posé est l’application ou non du devoir de réserve pour ce type d’expression.
La lettre au Président de la République sur le Pacte de Marrakech
Cette tribune ne connaitra pas l’accueil neutre voire bienveillant réservé à celle écrite par l’enseignante. Très peu de médias reprennent les éléments développés dans la tribune des officiers. Quand ils le font, c’est pour les présenter sous un jour défavorable.
Commentant les arguments développés par l’un des signataires, le Général Coustou, un journaliste du Parisien estime dans un article du 14 décembre que ce sont « autant d’arguments reprenant la thèse du grand remplacement théorisée par l’essayiste de la droite dure Renaud Camus ». Le journaliste indique que « l’extrême droite » s’est emparé des accusations contre ce pacte, alors que celui-ci est « juridiquement non contraignant ».
La Voix du Nord du 19 décembre nous apprend que « des généraux (sont) menacés de sanctions pour avoir accusé Emmanuel Macron de trahison ». Le quotidien reprend une information de l’Opinion selon laquelle les militaires signataires de la tribune « ont quitté le service actif ». Le journaliste rappelle la participation du général Piquemal, signataire de la lettre, à une manifestation non autorisée organisée par Pegida à Calais en 2016 et le fait que « au moins deux généraux sont très actifs dans les milieux de la droite dure ». « La lettre ouverte a déjà abondamment circulé sur Facebook dans les groupes de Gilets jaunes ». L’Obs nous informe que l’appel vise à s’opposer au « pacte de Marrakech sur les migrations, un texte non contraignant dont la nature a été travestie par une frange de la droite radicale et des “gilets jaunes” ». La conclusion de l’article est laissée au représentant du cabinet du Ministre des armées qui juge les propos « inadmissibles et indignes ».
Immigration : le mot tabou
Si l’enseignante évoque dans sa tribune le mouvement des gilets jaunes, c’est surtout pour distribuer des brevets de légitimité. Comme elle l’a indiqué au journaliste de France Info, ce qui l’a fait « exploser » est que le Président de la République ait osé prononcer le mot « immigration » dans son allocution télévisée du 10 décembre. Emmanuel Macron a en effet annoncé dans son discours que l’immigration serait un thème du « grand débat national » organisé au premier trimestre 2019. Mais pour l’enseignante, c’est le mot de trop : « Un président qui ose jeter en pâture le mot fédérateur, le mot censé rassembler le peuple, le mot « immigration ». Rassemblons-nous pour bouffer de l’étranger, du mineur isolé, du jeune majeur aux poches vides, du vaurien métèque et profiteur ».
Quel média aura relevé que l’enseignante dijonnaise a surtout voulu que ne soit pas laissé aux français la possibilité de s’exprimer au sujet de l’immigration lors du « grand débat national » ? Ce qui est souligné dans les articles relatant la tribune de l’enseignante et sa convocation au rectorat, c’est non pas la pertinence d’un tel débat sur l’immigration, mais la possibilité d’expression d’une fonctionnaire qui signe une tribune es qualité. Une tribune qui dans le cas présent veut clouer au pilori toute possibilité de débat sur l’immigration. Vous avez dit « défense de la liberté d’expression » ?
Une tribune blacklistée
Aucun des rares médias qui ont consacré un article à la tribune des officiers ne s’interroge sur l’impérieuse nécessité que ceux-ci ont ressentie à prendre la plume et à s’adresser au Président de la République. Que des hauts gradés, qui ont consacré leur carrière professionnelle à défendre l’intégrité de la France soient ulcérés par la signature du Pacte de Marrakech sur les migrations devrait interroger. Plutôt que de poser ce problème de fond, il s’agit encore et toujours de minorer l’importance d’un accord qui serait « non contraignant ».
Plutôt que de relater les faits saillants de leurs carrières qui les ont portés aux plus hautes responsabilités dans l’armée, ce sont les orientations politiques de certains de ces généraux qui sont mises en avant par les médias mainstream, avec pour but évident de les disqualifier. Sous-entendu, ils sont au mieux manipulés, au pire de parti pris évident. Pas un mot par contre sur l’engagement de l’enseignante pour des « sans papiers » qui ne respectent pas la loi sur les conditions de séjour en France. Imagine-on qu’elle soit qualifiée de « proche des milieux d’extrême gauche en faveur de la régularisation des clandestins et hostiles aux frontières » ?
Au final, tant notre enseignante que les médias qui auront donné une couverture bienveillante à son article peuvent être soulagés : l’immigration ne sera plus un des thèmes du grand débat national et la France a ratifié le pacte de Marrakech. Quant aux officiers, une sanction plane toujours sur leurs épaules. Et dans ce cas-là, nul cri d’orfraie dans les médias de grand chemin sur les atteintes à la « liberté d’expression ».