Initialement publié le 04/05/2015
Politico, c’est le nouveau média qui, au printemps 2015, s’impose en Europe. Encore un produit d’importation américaine, comme Vice, qui vient sûrement combler le déficit d’imagination des organes de presse français et européens lesquels, campant sur leurs antiques positions, n’arrivent pas à trouver un modèle économique durable.
Né à Washington en 2007 sous la houlette de l’éditeur Robert Allbritton, des journalistes Jim VandeHei et John F. Harris, venus du Washington Post, Politico dans sa version d’outre-Atlantique, se présente comme une source d’information sur la Maison Blanche et le Congrès. Il revendique 7 millions de visiteurs uniques par mois et communique également via son édition papier, son magazine, ses événements et ses lettres professionnelles (Politico Pro) disponibles sur abonnement. La version papier est diffusée à environ 40 000 exemplaires, distribués gratuitement à Washington D.C et Manhattan. Politico peut éditer jusqu’à 5 éditions par semaine. Ses vidéos sont reprises sur d’autres supports comme CBS News.
Débarquement à Bruxelles
Fort de son succès aux États-Unis, le groupe a débarqué le 21 avril dernier en Europe, à Bruxelles plus précisément, dans une coentreprise avec Axel Springer. Créé en 1946 par le magnat éponyme, Axel Springer Verlag est aujourd’hui le principal groupe de presse magazine et internet d’Allemagne, possédant notamment l’emblématique Bild. En France, il a racheté aufeminin.com (groupe dans lequel on trouve marmiton.org) ou Seloger.com, par exemple.
En sus de cette déjà lourde artillerie, Politico a récupéré European Voice et tout son contenu (lequel remonte à 1995). Site anglophone spécialisé, comme son nom l’indique, en affaires bruxelloises, dites européennes, il avait été fondé par The Economist Group (groupe britannique publiant notamment The Economist, et possédé pour moitié par Financial Times, appartenant lui-même à Pearson PLC et pour l’autre à de gros actionnaires comme les familles Rothschild, Cadbury ou Agnelli) et revendu en 2013 à Selectcom, une holding possédant également Development institute international. Cet institut, français malgré son nom, et racheté lui aussi dans le même lot qu’European Voice, se présente comme le « leader des conférences professionnelles des décideurs européens (…) L’entreprise se positionne comme opérateur de contenus professionnels à forte valeur ajoutée avec ses activités éditoriales déployées via trois entités qui partagent une même expertise de pointe : Dii conférences, Dii formations, Dii publications. »
Au-delà du sabir corporate, il s’agit de comprendre que cet institut réunit des « cadres sup » et des grands patrons pour leur expliquer quoi penser sur toutes les questions de leur choix. « Dii » se vante de posséder « un réseau de plus 1 500 experts pionniers et référents sur leur secteur d’activité, une base de données unique de 105 000 entreprises référencées » ou encore de ce que « depuis plus de 20 ans, la totalité des entreprises du CAC 40 et du SBF 120 (lui) fait confiance pour former ou informer ses collaborateurs, clients ou partenaires. Ainsi, chaque année plus de 7 500 cadres de haut niveau participent régulièrement aux conférences, formations et événements de Dii. » Un vaste institut de lobbying à l’échelle européenne donc, qui mêle habilement business, « bonnes pratiques » et pensée conforme.
Atteindre les vingt décideurs-clés
Mis à la tête de Politico Europe, Matthew Kaminski, un transfuge du Wall Street Journal, veut copier pièce à pièce le modèle américain : une lettre matinale gratuite, des lettres thématiques payantes, le tout exclusivement en anglais. Selon Le Monde, il s’agit de « raconter des good stories » sur les coulisses de Bruxelles. « Bruxelles n’est pas une super-capitale où se concentrent les pouvoirs : ils restent dans les États membres. Mais c’est une vraie capitale en termes de régulation. Et il y a un besoin, chez les Américains, d’être tenus au courant de cette énorme production de normes. » Né en Pologne en 1971, Kaminski a vite émigré avec ses parents, au temps du Bloc de l’est, vers les États-Unis, où il a fait une partie de ses études, notamment à Yale, avant de les terminer à la Sorbonne. Correspondant pour des journaux américains dans les pays de l’est à l’époque du Pacte de Varsovie, il a aussi sévi à Bruxelles. C’est dire s’il connaît les arcanes de la politique américaine comme de la politique européenne : The right man in the right place.
« Nous ne sommes pas un média de masse. Ce qui compte, c’est d’atteindre les vingt décideurs-clés de Bruxelles », selon lui, et on lui fait confiance, devant les moyens pharaoniques déployés. La rédaction bruxelloise compte une quarantaine de journalistes, la plus grosse équipe qu’on ait jamais vu à Bruxelles de mémoire de technocrate. Des équipes d’un ou deux journalistes seraient aussi en cours de constitution dans les grandes capitales européennes, à Paris, Berlin ou Londres. Le budget de lancement est estimé, lui, à 10 millions d’euros.
Un pas de plus dans la vassalisation ?
Dans la capitale de l’Union européenne, parmi les hordes de politiques, d’élus, de « décideurs », de lobbyistes, on mouille à l’annonce de l’arrivée du mastodonte américano-germain. « Enfin, Washington s’intéresse à Bruxelles », entend-on dans les couloirs, où les fonctionnaires s’émoustillent du projet de Politico de diffuser les « gossip » de la grosse maison. Que le débarquement s’apparente à une vassalisation plus poussée encore devant la politique de l’administration Obama, particulièrement à l’heure de la négociation du Traité transatlantique, n’inquiète personne. Au moins on aura l’impression qu’il se passe quelque chose à Bruxelles, on saura que Jean-Claude Juncker n’est pas si méchant, puisqu’il souffre, le pauvre, de calculs rénaux… Que la soirée de lancement du site, le 23 avril, à laquelle se pressait le gratin des instances européennes, ait été financée par Google, au moment même où la Commission s’inquiétait de son « abus de position dominante », n’inquiète non plus personne. Tout va bien dans la dictature éclairée et hors-sol sise en la capitale belge.
Premiers doutes sur l’impartialité…
Du côté de la concurrence, principalement incarnée par le Financial Times, qui était devenu au fur et à mesure du temps la bible des hommes de Bruxelles, on fait grise mine. Le nouvel arrivant met le paquet, avec sa communication agressive, son armada de journaleux, ses archives recyclées d’European Voice, et son air décontracté de ricain curieux. La France, elle, avec ses quelques journalistes de troisième rang, est encore une fois déclassée. Politico.eu n’émettra évidemment qu’en anglais, la lingua franca du monde nouveau.
Les quelques doutes sur l’impartialité du pure player nés légitimement dans les esprits se sont vite transformés en certitude. Ainsi Paul Jorion relevait-il rapidement sur son blog que dès le 21 avril, soit le jour de lancement du site, Pierre Briançon — qui fut rédacteur en chef, même si nul ne s’en souvient, de Libé entre 1996 et 1998, et qui est aujourd’hui honorable correspondant du monstre Politico à Paris — pondait un article vengeur contre Tsipras et son parti « d’extrême-gauche », accusés d’avoir « dilapidé la bonne volonté de ses partenaires européens »… On trouve à l’avenant des articles sur le « gros problème » de Marine Le Pen face à une hypothétique sortie de l’euro. Ou encore, dans la lettre matinale, baptisée « playbook », comme le relevait Jean Quatremer, des saillies qualifiant par exemple le journal belge Le Soir de « world’s biggest socialist student newspaper », c’est-à-dire de « la plus grande gazette étudiante socialiste du monde ». Ceci sous la plume d’un certain Ryan Heath dont Quatremer révèle qu’il fut l’ancien porte-parole de la vice-présidente de la Commission européenne, Neelie Kroes – entre 2011 et 2014 – et qu’avant cela il fut le « speachwriter » de José Manuel Barroso. Il aurait aussi travaillé comme lobbyiste pour General Electric, la société américaine qui, étrangement, sponsorise sa rubrique…
On voit donc que dans Politico, derrière le côté journalisme d’investigation dans les coulisses de Bruxelles et diffusion de ragots qui feront le buzz, tous les ingrédients sont réunis pour en faire une vaste opération de politiquement correct, à destination des puissants, sous la houlette de ces deux grandes démocraties amies de la France que sont l’Allemagne et les États-Unis. Le peuple n’a qu’à bien se tenir. De toute façon, ce n’est pas pour lui, ça parle de choses sérieuses et c’est écrit en anglais.
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— POLITICO Europe (@POLITICOEurope) 17 Avril 2015
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