L’annonce dans la soirée du mercredi 6 mai 2020 du report de l’élection présidentielle polonaise dont le premier tour devait avoir lieu le dimanche 10 mai est survenue trop tard pour être prise en compte dans les titres de presse du jeudi. Deux leaders de la coalition de droite peinaient à s’entendre sur le sujet : Jarosław Kaczyński, le chef du parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS), et Jarosław Gowin, le chef d’un des deux petits partis membres du groupe PiS au parlement, le parti Entente (Porozumienie), fort de ses 18 députés indispensables à la majorité absolue du groupe PiS à la Diète.
Un gouvernement de coalition
La coalition conduite par le PiS porte l’étiquette « Droite unie » (Zjednoczona Prawica). Kaczyński tablait sur des élections entièrement par correspondance à la date prévue du 10 mai, tandis que Gowin refusait le maintien de cette échéance peu réaliste, alors que ce n’est que le 5 mai au soir que le projet de loi permettant un tel vote par correspondance est revenu à la Diète après avoir été rejeté au bout d’un mois par le Sénat. Le suspense aura donc duré jusqu’au dernier moment, car les commentateurs polonais ne savaient pas comment allaient voter les députés de Gowin et si la dispute n’allait pas faire tomber la coalition Droite unie qui gouverne la Pologne depuis l’automne 2015, et dont la majorité absolue à la Diète (mais pas au Sénat) a été reconduite avec les élections législatives d’octobre 2019.
Une élection qui se tient… et est reportée
La déclaration commune des deux Jarosław est intervenue peu après le débat entre les 10 candidats à la présidentielle organisé mercredi soir par la télévision publique. « Vu le rejet par l’opposition de toutes les propositions constructives visant à rendre possible le déroulement des élections présidentielles dans le délai prévu par la Constitution [entre 75 et 100 jours avant la fin du mandat du président sortant, soit en l’occurrence avant le 23 mai, NDLR], les partis Droit et Justice et Entente de Jarosław Gowin ont préparé une solution qui garantit aux Polonais la possibilité de prendre part à des élections démocratiques », ont indiqué les deux députés de la Droite unie (sur le plan formel, Kaczyński et Gowin sont de simples députés). Leur solution, qui a surpris presque tout le monde, mais pas le journal Rzeczpospolita qui avait signalé cette possibilité dans un article publié le 5 mai, c’est de maintenir la date du 10 mai pour le premier tour, mais de ne pas organiser l’élection faute de pouvoir y parvenir dans un délai aussi court. Ainsi, la Cour suprême polonaise sera bien forcée de déclarer l’élection non valide et d’ordonner une nouvelle élection qui pourrait avoir lieu en juillet, c’est-à-dire avant la fin du mandat du président Andrzej Duda qui s’achèvera le 6 août.
Réactions contrastées
Les réactions des médias polonais à la solution imposée par la coalition majoritaire à la Diète ont été variées, à l’image de leur pluralisme. On s’intéressera ici aux réactions de trois quotidiens nationaux : le journal Rzeczpospolita, à la ligne éditoriale plutôt libérale-conservatrice mais dont le propriétaire est un proche du parti libéral Plateforme civique (PO), le journal Gazeta Wyborcza, à la ligne éditoriale fortement progressiste et européiste, et dont l’hostilité au PiS s’exprime de manière souvent assez brutale, et le journal Gazeta Polska codziennie à la ligne conservatrice et dont le soutien au PiS est au contraire sans faille.
Dans son numéro de vendredi matin, le journal Rzeczpospolita se réjouit de cette issue qu’il avait lui-même suggéré dans ses colonnes le 5 mai. S’il s’agit d’un journal plutôt critique du PiS depuis son changement de propriétaire imposé en 2011 par le gouvernement de Donald Tusk, son éditorial du 8 mai est intitulé « Espoir de retour à la normalité », avec en chapô : « La menace de la pandémie et de l’autocratisme de la droite pend toujours au-dessus de la démocratie polonaise. Néanmoins, que la droite ait renoncé à la tenue d’élections le 10 mai est une lumière au bout du tunnel. » Pour l’éditorialiste de Rzeczpospolita, Jarosław Kaczyński n’avait pas réussi à convaincre les députés du parti de Gowin de se retourner contre leur chef, et il a donc été forcé d’accepter le report des élections. Il en ressort malgré tout gagnant car « il est plus important de préserver la majorité parlementaire que de prendre le risque d’organiser des élections en mai débouchant sur une faible légitimité du président Andrzej Duda qui gagnerait certainement ce scrutin ». Malgré tout, estime l’éditorialiste, il ne s’agit pas là de la solution rêvée du point de vue de la démocratie et du respect de la constitution, car « les élections n’auront pas lieu non pas parce qu’il a été décidé de manière légale de les reporter mais à cause de l’impossibilité de fait de les organiser ».
« Entre les mains de la Cour suprême », clamait encore le gros titre de Une de Rzeczpospolita ce vendredi, au-dessus d’un article où l’on se demande si la Cour suprême polonaise annulera les élections dans leur totalité, ce qui voudrait dire qu’il faudra tout recommencer, à commencer par le dépôt des candidatures, ou uniquement en ce qui concerne la dernière étape, c’est-à-dire le scrutin proprement dit. Dans ce dernier cas, les partis ne pourront pas changer de candidat. « Le but est d’arriver à voter avant le 6 août, date de la fin du mandat du président Andrzej Duda », explique Rzeczpospolita dans son article de Une, en affirmant toutefois que les spécialistes du droit constitutionnel sont divisés sur la légalité de la procédure choisie par les leaders de la Droite unie : la Cour suprême peut-elle se prononcer sur la validité d’élections qui n’ont pas eu lieu ? En revanche, pendant le délai supplémentaire nécessaire pour organiser de nouvelles élections (au maximum 60 jours après la décision de la Cour suprême), « le gouvernement entend éliminer les carences signalées dans sa propre loi sur le vote intégralement par correspondance : en ce qui concerne la sécurité et le secret des bulletins de vote, les difficultés liées à l’organisation des commissions électorales et le vote à l’étranger ».
Dans l’« analyse de Rzeczpospolita », qui s’appellerait sans doute « décryptage » dans un journal français, il est par ailleurs expliqué que tous ressortent gagnants de cet accord au sein de la droite. Y compris « l’opposition qui avait raison depuis le début quand elle disait que conduire, en plein cœur de l’épidémie, des élections par correspondance douteuses du point de vue juridique était une folie qui allait enfoncer la Pologne dans une crise politique grave ».
Le ton était nettement moins optimiste et modéré dans le journal Gazeta Wyborcza du vendredi 8 mai. Gros titre de Une : « Le pacte des deux au-dessus des urnes », avec Gowin et Kaczyński portant des masques. C’est pour l’épidémie de coronavirus ou pour un mauvais coup ?, se demande-t-on en apercevant cette Une. En chapô, on apprend que le pacte entre les deux personnages a été passé pendant la nuit, et que désormais c’est « le camp du pouvoir » qui décidera de la date des élections. Pour Gazeta Wyborcza, « la seule solution légale aujourd’hui, c’est de prononcer l’état de catastrophe naturelle » (ce qui contraindrait à reporter l’élection présidentielle à l’automne, NDLR). La solution convenue par les deux Jarosław est donc illégale aux yeux du journal. Par ailleurs, si le PiS parle de succès, c’est lui qui a dû céder, et l’on craindrait au PiS une baisse de popularité de Duda avec l’aggravation de la crise, et aussi le risque de voir les libéraux de la Coalition civique (KO), une coalition électorale formée autour de la Plateforme civique (PO), changer leur candidate Małgorzata Kidawa-Błońska qui s’est avérée être un très mauvais choix et est donnée entre 2 et 10 % environ dans les sondages. C’est pourquoi, estime Gazeta Wyborcza, « le PiS souhaite que les candidats qui devaient concourir le 10 mai conservent leur statut ». « La KO annonce une proposition : un scrutin mixte dans les bureaux de vote et par la poste », précise le journal, tandis que « la gauche propose une table ronde pour trouver ensemble des solutions constitutionnelles ». Une gauche qui, explique encore le journal dans sa page de Une, veut faire condamner le premier ministre et le ministre en charge d’organiser les élections du 10 mai devant le Tribunal d’État, l’équivalent polonais de la Cour de justice de la République française.
L’éditorial publié vendredi par Gazeta Wyborcza n’y va pas non plus par quatre chemins. Sous le titre « Kaczyński sur les décombres de la démocratie », l’éditorialiste du journal estime que « le président du PiS était obligé de reculer en ce qui concerne le vote par correspondance du 10 mai. Il laisse derrière lui une terre brûlée ». L’accord passé entre Kaczyński et Gowin, « qui doit déboucher (si Jarosław Kaczyński ne dupe pas Gowin) sur un report des élections présidentielles à juillet ou août, est la violation la plus claire et la plus grave de la constitution polonaise à ce jour ». Ce n’est pas peu dire quand on a en tête les accusations de violation de la constitution martelées depuis 2015 à l’encontre du PiS dans les colonnes de Gazeta Wyborcza. En même temps, cela relativise quand même la portée de ces accusations antérieures qui sont donc présentées comme moins claires et moins graves.
L’éditorialiste reprend par ailleurs la litanie habituelle de son journal contre le PiS : « Le PiS a démonté l’indépendance de la justice, il a mis le Tribunal constitutionnel sous sa coupe, grâce à la prise de contrôle des médias publics il s’est construit un appareil de propagande, la Diète est devenue une institution de façade, la police a été réduite au rôle de gardienne de la villa du président [du PiS] à Żoliborz » (quartier chic de Varsovie, NDLR). « Le think tank américain Freedom House », avance plus loin l’éditorialiste en question, « quelques heures avant l’accord Kaczyński-Gowin, a exclu la Pologne du cercle des pays pleinement démocratiques. Il avait tout à fait raison. » Le journal ne précise pas que Freedom House est une organisation cofinancée par le milliardaire engagé américain George Soros et que ce dernier est aussi, à travers ses fonds d’investissement, actionnaire du groupe médiatique polonais Agora, propriétaire de Gazeta Wyborcza. C’est ainsi qu’on se cite sans arrêt entre membres de la même famille dans la nébuleuse sorosienne, d’où l’intérêt d’avoir toutes ces ramifications. Précisons aussi que dans son rapport « Freedom in the World 2017 » (liberté dans le monde 2017), Freedom House expliquait déjà que même la politique sociale du PiS (allocations familiales, médicaments gratuits pour les personnes âgées, …) est une atteinte à la démocratie puisqu’elle revient à utiliser « la puissance économique de l’État aux fins politiques du parti ».
À l’opposé de Gazeta Wyborcza, le journal Gazeta Polska codziennie affichait le 8 mai, comme à son habitude, un soutien inconditionnel au PiS et parlait de « Victoire de la droite unie », avec, en titre de Une : « Les élections probablement en juillet » et, toujours en une, l’indication que « Jarosław Kaczyński s’est entendu avec Jarosław Gowin quant au scénario de la présidentielle ». Puis, quelques lignes plus bas : « La seule chose qui n’a pas changé, c’est le comportement de l’opposition qui voulait tout récemment encore reporter à tout prix les élections et qui trouve maintenant que le report des élections est un précédent dangereux et illégal. »
Dans son éditorial de deuxième page, le rédacteur en chef du journal regrette que le consensus politique autour du fait que les élections doivent se tenir vienne lui aussi de sauter puisque « il s’avère que le principal objectif de presque toute l’opposition (et peut-être même toute) est désormais d’empêcher la tenue des élections, quel qu’en soit le délai et quelle que soit la manière dont elles se dérouleront. La raison est évidente : la société s’est détournée en particulier de l’opposition libérale-libertaire dont la position ne fait qu’empirer d’élection en élection ». Et de conclure : « l’apparition d’un phénomène d’opposition antidémocratique n’augure rien de bon pour l’avenir car ces gens-là seraient capables, en décrétant un état d’exception, de reporter des élections ou même de les empêcher ». L’auteur fait ici référence au fait que l’opposition aurait voulu que le gouvernement déclare l’état de catastrophe naturelle pour reporter les élections présidentielles, ce que le PiS s’est refusé à faire, se contentant de déclarer un « état d’épidémie » qui confère au gouvernement des pouvoirs plus limités.
Dans les pages intérieures de son numéro de vendredi, dans un article intitulé « Les élections très probablement en juillet », Gazeta Polska codziennie affirme que « l’opposition qui comptait sur un conflit durable au sein de la Droite unie était hier inconsolable. Si sa première réaction a été de clamer son succès, puisque les élections n’auront pas lieu en mai, au bout de quelques heures elle s’est mise à critiquer l’idée. (…) Leur critique se fonde sur le fait que les leaders de la Droite unie ont anticipé sur ce que ferait la Cour suprême. Pourtant, la constatation de la non-validité des élections est évidente dans une situation où ces élections n’auront physiquement pas lieu et où il ne sera pas possible de voter. La Commission électorale nationale a déjà informé qu’elles ne pourraient pas avoir lieu le 10 mai. »
Le journal cite ensuite l’ancien président Aleksander Kwaśniewski (président de 1995 à 2005, après avoir été ministre de la Jeunesse puis des Sports dans les gouvernements communistes des années 1980, à l’époque de la dictature) selon qui « le report de l’élection marque un mépris du droit et de la constitution tel qu’il n’y en avait pas eu au cours des 30 dernières années » (depuis la chute de la dictature communiste, NDLR). « Le problème », continue le journal, « c’est qu’une semaine avant il disait lui-même que les élections ne pouvaient pas avoir lieu dans le délai prévu par la Constitution ».
D’après Gazeta Polska codziennie, malgré la critique de la solution convenue par Kaczyński et Gowin, chez les libéraux de la Plateforme civique (PO), principal parti d’opposition au parlement, on a, tout de suite après la déclaration des deux leaders de la Droite unie, commencé à chercher un remplaçant pour Małgorzata Kidawa-Błońska, leur actuelle candidate qui oscille dans les sondages entre la quatrième et la sixième position.