[Rediffusion – article publié initialement le 28/11/2017]
La Pologne a été particulièrement choyée par les grands médias internationaux au cours des semaines écoulées, et le traitement très particulier qui lui a été réservée ne saurait se passer d’une analyse de l’Observatoire du Journalisme. En ce qui concerne les médias français, ces semaines de désinformation sur la Pologne se sont déroulées en trois actes.
Acte I – La grande marche « fasciste / néonazie » du 11 novembre à Varsovie
La Marche de l’Indépendance du 11 novembre – Les faits
Le 11 novembre, jour de Fête nationale, la Pologne commémore le 11 novembre 1918 qui, avec la fin de la Première guerre mondiale, marqua le début de sa guerre d’indépendance d’abord contre l’Allemagne en 1918–19 puis contre la Russie bolchevique de 1919 à 1921. Outre les commémorations officielles, les mouvements nationalistes organisent de leur côté une Marche de l’Indépendance. Jusqu’en 2009, cet événement ne rassemblait que quelques centaines de personnes. Depuis 2010, quand certains milieux liés à la gauche libertaire et à l’extrême gauche antifa ont voulu interdire cette marche qualifiée de « fasciste », cette manifestation attire de nombreux patriotes polonais qui ne partagent pas forcément les convictions politiques des nationalistes, mais qui veulent ainsi montrer leur attachement à la patrie et, pour beaucoup, leur foi catholique. Cette année la Marche de l’Indépendance se déroulait sous le mot d’ordre « Nous voulons Dieu ». Les organisateurs de la marche ne sont ni fascistes ni néonazis, mais se revendiquent nationalistes chrétiens et affichent leur hostilité à tous les totalitarismes. Ils puisent en outre leur tradition dans la lutte des nationaux-démocrates polonais d’avant-guerre contre l’occupant nazi et rappellent volontiers les noms des nationalistes polonais – pour certains des antisémites notoires avant la guerre – qui ont risqué ou même sacrifié leur vie en tentant de sauver des compatriotes juifs du génocide nazi. Les mouvements nationalistes polonais d’aujourd’hui rejettent l’antisémitisme des nationaux-démocrates d’avant-guerre.
Provocation d’un groupuscule
Sur un nombre total de manifestants compris entre 60 000 (estimation de la police) et 125 000 personnes (estimation des organisateurs), entre une cinquantaine et une centaine de membres de petits groupes ultra-nationalistes, non liés aux organisateurs, ont marché avec deux banderoles portant les inscriptions suivantes : « Europe blanche de peuples frères » sur la première et « Sang pur, esprit lucide » / « L’Europe sera blanche ou elle sera déserte » sur la deuxième banderole. Ils ont pris soin de se faire repérer par les caméras de télévision en ralentissant le cortège pour faire le vide devant eux. Le film du passage de la marche tourné par la caméra de TV Libertés et du Visegrád Post permet de constater qu’en 39 minutes de passage de la manifestation, il n’y a que ces deux banderoles que l’on peut qualifier de racistes et qui peuvent être apparentées à une idéologie de style fasciste ou néonazie. On apercevait par contre à la marche une profusion de symboles de la lutte contre l’occupant nazi, et notamment les symboles de l’Insurrection de Varsovie d’août-septembre 1944 (quelque 200 000 Polonais tués par les Allemands en deux mois, dont environ un dixième de combattants).
Deuxième couac le lundi 13 novembre au matin : le site de l’hebdomadaire conservateur Do Rzeczy publiait une interview avec le porte-parole d’une des deux principales organisations nationalistes à l’origine de la Marche de l’Indépendance, Mateusz Pławski, qui défendait ces banderoles en expliquant que son organisation n’était pas raciste mais pour un « séparatisme » des races, chaque ethnie devant rester sur son continent. Ce porte-parole de l’organisation Jeunesse pan-polonaise (Młodzież Wszechpolska) a été limogé dans la journée de son poste et les dirigeants de cette organisation ainsi que du comité organisateur de la Marche de l’Indépendance ont condamné à la fois les banderoles racistes et les propos tenus par Mateusz Pławski. Les nationalistes ont redit leur position officielle qui est que l’identité polonaise est une notion culturelle et non pas raciale. Les organisateurs se sont engagés à mieux filtrer l’année prochaine les banderoles amenées à la marche de l’Indépendance et à expulser les groupes qui brandiront ou proféreront des slogans racistes ou fascistes. Les banderoles et slogans à caractère racial ont également été condamnés par le président Andrzej Duda, la première ministre Beata Szydło, plusieurs ministres, le président de la Conférence des Évêques, etc. etc. L’incitation à la haine raciale et l’apologie des idéologies totalitaires (communisme compris) étant un délit en Pologne, le parquet a ouvert une enquête pour identifier et poursuivre les personnes qui brandissaient ces slogans.
Autre incident créé par un groupe de femmes de l’organisation Obywatele RP, qui se spécialise dans les tentatives de blocage des manifestations à sensibilité de droite (telles les commémorations mensuelles de la catastrophe de Smolensk) : elles se sont introduites dans la manifestation et se sont couchées en travers de son passage en criant des slogans antifascistes et en résistant aux tentatives des participants de la marche pour les dégager de la chaussée. Si les grands médias de gauche ont affirmé que les contre-manifestantes avaient été insultées et frappées, le film mis en ligne par Obywatele RP et repris par exemple sur le site du journal libéral-libertaire (très anti-PiS et très anti-nationaliste) Gazeta Wyborcza (sous le titre « Les femmes frappées à coups de pieds et insultées à la Marche de l’Indépendance protestaient contre le fascisme ») ne permet de confirmer que les insultes qui ont fusé de part et d’autres. Certains jeunes manifestants nationalistes ont bien tenté de mettre quelques coups de pieds à ces femmes, mais un cordon de manifestants s’est immédiatement formé pour les protéger de toute agression physique. Une des femmes d’Obywatele RP apparaît comme ayant perdu connaissance, mais l’on ne voit aucun coup précéder cette situation et elle est immédiatement secourue par des participants à la Marche de l’Indépendance avant l’arrivée d’une équipe de secouristes.
La couverture médiatique de la marche
Dès le 10 novembre, des journaux comme le Britannique The Independant et le Russe Sputnik titrait sur une marche de fascistes, d’extrême droite, avec un discours de haine. On notera au passage que le média russe appartient à l’État et que le média britannique appartient au Russe Alexandre Lebedev, ancien membre du KGB comme Vladimir Poutine. En Russie non plus, en tout cas dans les cercles dirigeants, le patriotisme polonais n’est pas bien vu. Mais d’autres grands médias internationaux ont adopté le même discours, tel le Daily Mail évoquant la venue de « dizaines de milliers de fascistes » pour prendre l’exemple d’un autre journal britannique. Ensuite, à partir du 11 novembre, les médias internationaux ont repris l’image des deux banderoles sur une Europe blanche pour projeter ce slogan sur l’ensemble des manifestants et parler de 60 000 fascistes / néonazis / suprémacistes blancs. Pour donner du poids à ces lourdes accusations, certains n’ont pas hésité à publier des photos provenant d’ailleurs en affirmant qu’il s’agissait d’une banderole vue à la Marche de l’Indépendance du 11 novembre à Varsovie. C’est ce qu’a fait CNN avec la photo d’une banderole suspendue à un pont deux ans plus tôt dans une autre ville de Pologne, où l’on pouvait lire « Priez pour un Holocauste islamique ». CNN a ensuite publié un erratum, mais une multitude de médias avaient déjà fait circuler ce fake news sans forcément corriger ensuite leur erreur, puisqu’ils citaient CNN ou un autre média ayant relayé la fausse nouvelle avant eux.
Le journal Le Monde a prétendu, contre toute évidence, que « à l’unisson, les manifestants ont scandé des slogans appelant à la violence et à la xénophobie, tels que : ‘La Pologne pure, la Pologne blanche’.» Libération a affirmé qu’il y avait 30 % d’extrémistes à la manifestation. Sa source ? « Un témoin cité par l’AFP ». Pour RFI, « les slogans étaient ouvertement anti-européens, anti-libéraux et islamophobes ». Exemple donné par RFI (et vu/entendu par le correspondant de l’Observatoire du journalisme) : « Pas de Pologne islamiste, pas de Pologne laïque, mais une Pologne catholique ». L’exemple est vrai, mais il ne confirme pas la thèse avancée par RFI, car en quoi une Pologne catholique et non islamiste est-elle anti-européenne et islamophobe ? Les titres angoissants se sont succédés les jours suivants pendant ces Semaines de la Pologne dans les médias, à l’exemple du Figaro qui titrait le 19 novembre : « La Pologne s’interroge sur les démons de l’extrémisme et de la xénophobie ».
Acte II – Le “débat” sur la Pologne du 15 novembre au Parlement européen
Les politiques se sont joints aux accusations, tel Jesse Lehrich, conseiller de Hillary Clinton pour les questions internationales pendant la dernière campagne présidentielle, qui a publié le 11 novembre au soir le tweet : «60 000 nazis ont marché sur Varsovie aujourd’hui », en ajoutant que les banderoles de la manifestions portaient les slogans : « Sang pur », « L’Europe sera blanche », et « Priez pour un Holocauste islamique », avec comme source un article du Wall Street Journal. Le fake news circulait déjà. Lors du débat sur la Pologne le 15 novembre au Parlement européen, le chef de file des Libéraux, l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt, a lui aussi parlé de « 60 000 fascistes dans les rues de Varsovie, des néo-nazis, des suprémacistes blancs (…) à Varsovie, en Pologne, à environ 300 km d’Auschwitz et Birkenau». Cela lui vaut d’ailleurs, et c’est assez comique, d’être attaqué en diffamation par un patriote polonais noir (de père nigérian) et handicapé de naissance qui était à la manifestation pour la quatrième année consécutive et qui n’accepte pas d’être qualifié de néo-nazi et de suprémaciste blanc. La résolution adoptée le 15 novembre par le Parlement européen demande au gouvernement polonais, entre autres choses très variées, de «condamner fermement la marche xénophobe et raciste qui a eu lieu à Varsovie le samedi le 11 novembre 2017». Ceci alors que le gouvernement polonais avait déjà condamné fermement les slogans racistes et qu’une enquête est ouverte. Pourquoi donc devrait-il condamner la manifestation patriotique elle-même ? Tout simplement parce que les médias l’ont décrite comme une grande marche fasciste. Ils ont ensuite largement couvert la question de la résolution du Parlement européen condamnant la Pologne dont ils avaient eux-même facilité l’adoption par leur campagne antipolonaise. Sur ce «débat» du 15 novembre, tout est résumé par l’intervention du député du PiS Ryszard Legutko devant le Parlement européen (ici avec un sous-titrage en français), juste avant celle où Verhofstad a traité des dizaines de milliers de patriotes polonais de fascistes, de nazis et de suprémacistes blanc.
Acte III – La visite d’État de la première ministre Beata Szydło à Paris
Pour clore ces semaines de désinformation sur la Pologne dans les médias, la visite d’État de la première ministre polonaise Beata Szydło à Paris et sa rencontre avec le président français Emmanuel Macron, avec conférence de presse commune et poignée de main à l’issue des discussions au sommet, a fait l’objet d’une couverture médiatique en Pologne mais a été complètement passée sous silence par les médias français. Après les amalgames, les manipulations et les fake news, nous avons donc eu droit au mensonge par omission face à un événement qui aurait pu donner une image sans doute trop « normale » de la Pologne gouvernée par les chrétiens-démocrates conservateurs du parti Droit et Justice (PiS).
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