Dévoiler l’homosexualité d’une personnalité publique dans le but de lui nuire, voilà un acte que le journal progressiste polonais Gazeta Wyborcza, grand partisan du lobby LGBT en Pologne, qualifierait normalement d’outrageusement homophobe. Oui, mais… Quand ce quotidien publie dans son édition du 4 mai 2020 un grand article où l’on découvre l’homosexualité d’un juge perçu comme proche du parti Droit et Justice (PiS) de Kaczyński, là c’est bien. En effet, pour les auteurs de l’article « Le passé dangereux de Kamil Zaradkiewicz », puisque la direction du parti au pouvoir connaît son orientation sexuelle, elle pouvait l’utiliser pour faire chanter ce juge et en faire son homme de main. Un raisonnement qui peut paraître logique, mais qui semble néanmoins particulièrement hypocrite de la part d’un journal qui a toujours combattu l’idée longtemps soutenue par le PiS selon laquelle il fallait dévoiler l’identité de tous les anciens agents et collaborateurs de la police politique du régime communiste exerçant aujourd’hui des fonctions publiques pour empêcher qu’ils puissent eux aussi être victimes de chantage.
Le contexte politique
Le juge Kamil Zaradkiewicz n’est pas un simple petit magistrat de province. Quand Gazeta Wyborcza l’a fait sortir du placard, il était premier président par intérim de la Cour suprême polonaise. Cette cour, qui correspond grosso modo à la Cour de cassation en France, avait jusqu’au 30 avril une première présidente – la juge Małgorzata Gersdorf – très engagée aux côtés de l’opposition contre les réformes de la justice mises en place par le PiS. La fin de son mandat est perçue en Pologne comme l’occasion pour le PiS de consolider ses réformes en dépolitisant / soumettant (selon le point de vue) le dernier grand bastion de résistance au sein du système judiciaire. Le président de la République, Andrzej Duda, a nommé le juge de la Cour suprême Kamil Zaradkiewicz pour conduire l’élection par cette Cour des cinq candidats parmi lesquels il pourrait, conformément à la Constitution polonaise, choisir le nouveau premier président en remplacement de Małgorzata Gesdorf. Zaradkiewicz était jusqu’en 2016 directeur du groupe de la jurisprudence et des études du Tribunal constitutionnel polonais. Il a été remercié après des prises de position médiatiques remettant en cause les décisions du Tribunal constitutionnel quand celui-ci était en conflit avec le nouveau parlement et le gouvernement de Beata Szydło tout au long de l’année 2016. Zaradkiewicz est ensuite devenu juge de la Cour suprême en 2018 avec le soutien du ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, et il est donc perçu par l’opposition comme un homme du PiS.
Conflit entre juges
La publication de Gazeta Wyborcza a conduit à la démission de Kamil Zaradkiewicz de sa fonction de premier président par intérim de la Cour suprême, même si ce n’était probablement pas la seule cause. La Cour suprême polonaise souffre en effet d’un clivage entre les « anciens juges » nommés avant les réformes du PiS et les « nouveaux juges » nommés après les réformes du PiS. Les anciens juges étaient accusés de faire obstruction à l’élection interne de 5 candidats à proposer au président Andrzej Duda dans l’espoir que l’élection présidentielle à venir (le mandat de Duda prend fin au 6 août 2020) serait remportée par un candidat de l’opposition qui serait alors chargé de choisir le nouveau premier président de la Cour suprême. L’enjeu était donc d’importance aussi bien pour le pouvoir actuel que pour l’opposition dont le quotidien Gazeta Wyborcza, très hostile au PiS, fait bien évidemment partie.
Précisons que quand Zaradkiewicz a jeté l’éponge, Duda a nommé un autre premier président par intérim parmi les nouveaux juges de la Cour suprême et que celui-ci est finalement parvenu à mener l’élection interne à bien. La Cour suprême polonaise a aujourd’hui une nouvelle première présidente, la juge Małgorzata Manowska, elle aussi issue des rangs des nouveaux juges, qui promet de dresser un mur entre la Cour suprême et la politique.
La méthode douteuse du journal pro-LGBT Gazeta Wyborcza
Partisan du mariage et de l’adoption pour les couples du même sexe, grand dénonciateur de l’homophobie supposée du camp conservateur, promoteur de toutes les marches LGBT, le journal Gazeta Wyborcza s’imaginait sans doute que l’homosexualité du juge Zaradkiewicz allait jeter le trouble dans les rangs du PiS. Expliquant, comme dit plus haut, que les petits secrets de Zaradkiewicz le rendaient susceptible à tous les chantages de la part du pouvoir, le principal quotidien de la gauche libertaire polonaise a donc divulgué un événement datant de 2013, quand Zaradkiewicz s’était présenté en pyjama, dans un état second, au poste de garde du Tribunal constitutionnel. Citant le président du Tribunal constitutionnel de l’époque (celui qui menait la bataille contre le PiS en 2016), les auteurs de l’article en profitent pour mentionner lourdement, à plusieurs reprises, le fait que Zaradkiewicz vivait avec un autre juriste et que l’incident aurait été dû à un moment de dépression « après une dispute avec son partenaire ». L’ensemble de l’article, qui tient sur deux pages entières reprises en Une avec un éditorial consacré au même sujet en page 2, est axé sur l’opposition entre cet incident et l’homosexualité de Zaradkiewicz d’une part et sa soumission supposée au pouvoir politique d’autre part.
La gauche LGBT met de l’eau dans son moulin
Face à la polémique déclenchée par les méthodes du journal, les auteurs, Wojciech Czuchnowski et Justyna Dobrosz-Oracz, ont cherché à minimiser la question de l’homosexualité, en prétendant que cela ne devrait choquer personne au XXIe siècle que l’on parle au masculin du partenaire d’un homme. Il n’empêche qu’ils ont dévoilé l’homosexualité d’une personnalité publique dans le but de lui nuire. Les auteurs ont aussi assuré qu’ils avaient consulté leur article avant publication avec une organisation LGBT, la Campagne contre l’homophobie (Kampania Przeciw Homofobii, KPH) pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’homophobe dans ce papier. « Nous sommes particulièrement sensibles à ces questions », ont-ils voulu rassurer. L’association en question a toutefois nié avoir été consultée pour cet article. Toutefois, mis à part les dénégations de la Campagne contre l’homophobie qui s’est dite simplement « critique » face à la divulgation « de l’orientation ou de l’identité sexuelle à l’insu et sans l’accord de la personne intéressée », les milieux LGBT et la gauche en Pologne n’ont pas semblé particulièrement choqués par cet outing forcé. « De l’huile sur le feu : cet outing ne me choque pas » : tel était le gros titre du site Queer.pl, « le site des personnes LGBT depuis 1996 », le 4 mai dernier. En somme, dévoiler l’homosexualité d’un membre du camp conservateur, c’est-à-dire forcément d’un homophobe, ce n’est pas la même chose que dévoiler l’homosexualité d’un membre du camp du bien. Les commentaires des lecteurs sous l’article de Queer.pl faisant état du communiqué de Campagne contre l’homophobie sont d’ailleurs sans appel, alors que leurs auteurs s’identifient très visiblement à la communauté LGBT : Zaradkiewicz est une « tante », un « pédé » et un « gay-homophobe ». Dans les commentaires des lecteurs, c’est le démenti de l’association LGBT qui est dénoncé, pas l’article de Gazeta Wyborcza.
Gazeta Wyborcza et les milieux LGBT dénoncés pour leur hypocrisie
Une attitude commentée ainsi par le polémiste Rafał Ziemkiewicz (une des bêtes noires du lobby LGBT polonais) dans un article de l’hebdomadaire libéral-conservateur Do Rzeczy intitulé « Moraux autrement » (paru dans le numéro du 11–17 mai 2020) : « L’hypocrisie de Gazeta Wyborcza, qui, sous le dictat du lobby arc-en-ciel, a attaqué maintes fois les Polonais pour leur supposée intolérance envers les homosexuels, qui a diffusé la fausse histoire des « zones libres de LGBT » et a fait la promotion des « parades des égalités », est ici indiscutable. Ce qui est aussi indiscutable, c’est l’hypocrisie des organisations LGBT qui ont mis de l’eau dans leur moulin après cette publication et n’ont pas voulu la condamner. (…)
Newsweek aussi
Il poursuit : « La conviction de Gazeta Wyborcza que l’électorat de droite est rempli de haine vis-à-vis des homosexuels et qu’il considérera cette nomination [de Zaradkiewicz] comme compromettante pour son propre camp rappelle à s’y méprendre la divulgation par l’hebdomadaire Newsweek faite avant les élections présidentielles [de 2015]. [Le rédacteur en chef de Newsweek] Tomasz Lis semblait pareillement persuadé qu’exposer l’épouse juive du candidat du PiS à la présidentielle conduirait à l’effondrement du soutien en sa faveur et à une scission dans le camp du centre-droit. Dans ce cas aussi, il n’y a eu qu’une réaction de dégoût. »
Une réaction de dégoût à droite non pas face à l’homosexualité ou aux ancêtres juifs de la personne visée, mais face aux méthodes employées par des médias qui se prétendent apôtres de la tolérance. Dans le cas de la publication de Newsweek évoquée par Ziemkiewicz, le Forum des Juifs Polonais (FŻP, une association juive conservatrice) avait estimé que l’article de Newsweek publié en mars 2015, pendant la campagne électorale, n’était pas en soi antisémite mais qu’il cherchait visiblement à faire appel à l’antisémitisme supposé des soutiens de Duda. Sur Gazeta Wyborcza, on pouvait au contraire lire à l’époque, en titre : « Pourquoi la nervosité du PiS face à la nouvelle du beau-père de Duda ? Pour son électorat, des origines juives suscitent le soupçon ».
Ces « révélations » de Newsweek n’avaient en réalité en rien gêné Andrzej Duda, ce que Ziemkiewicz explique ainsi dans Do Rzeczy du 11–17 mai : « Le fait que le Polonais moyen soit à la fois conservateur et tolérant ruine systématiquement tous les efforts des élites pour discréditer quelqu’un en faisant appel à des attitudes que ces mêmes élites attribuent à leurs concitoyens ». En revanche, cela ouvre à chaque fois les yeux des conservateurs polonais sur la portée de la tolérance des autres chez les progressistes : « pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance », pourrait-on résumer la chose en paraphrasant Saint-Just.