L’activisme politique au service de l’anti-impérialisme féroce
Une journaliste issue de l’élite socio-culturelle américaine, qui officie pour la télévision russe, qui émet depuis Washington. Une bizarrerie qui aurait pu donner un exemple parfait de journalisme cosmopolite et déconnecté du réel, comme nous en avons de très nombreux exemples dans nos frontières. Mais de par ses références, anti-consuméristes et issues de la contre-culture, et sa pratique d’un journalisme alternatif aux antipodes du modèle corporatiste dominant outre-atlantique, Abby Martin s’est faîte la porte-parole d’un anti-impérialisme américain féroce et lucide. Indépendance de ton (et de vocabulaire), grand sérieux journalistique et jusqu’au-boutisme caractérisent cette journaliste qui pourrait bien donner quelques leçons de courage éditorial, en matières d’affaires internationales, à notre Mediapart local…
Ancrée avant tout dans la culture politique et juridique américaine, Abby Martin est imprégnée d’une vision légaliste de la scène internationale, mais dont elle met en lumière les contradictions, les inégalités de traitement médiatique et les insuffisances. Au demeurant, sa critique est produite depuis un pays où intérêts capitalistiques majeurs et conservatisme social vont encore parfois de pair. Un paradigme qui pourra apparaître désuet en France. Abby Martin est surtout la preuve que l’activisme politique peut parfois se mettre au service de la rigueur journalistique, au lieu de se faire le relai des discours officiels aseptisés et des idées mondaines.
État civil, formation
Abigail Suzanne Martin est née le 6 septembre 1984 en Californie. Elle grandit à Pleasanton, et étudie à l’Université de San Diego, où elle obtient un diplôme en Science Politique.
Elle débute sa carrière de journaliste pour un journal local en ligne de San Diego. Par la suite, elle s’engage dans le journalisme citoyen en fondant en 2009 Media Roots, une plateforme de journalisme participatif. Journaliste indépendante pour ce média, elle couvre notamment les manifestations contre la finance mondialisée de Occupy Oak Land, en 2011 à Oakland.
Mais elle se fait surtout connaître en présentant l’émission hebdomadaire Breaking The Set sur la chaîne russe Russia Today dès la rentrée 2012. Russia Today est une chaîne d’information continue créée et financée par l’Etat russe en 2005 pour donner une meilleure image de ce pays à l’étranger. L’émission de Abby Martin émet depuis l’antenne américaine de la chaîne, à Washington. La ligne éditoriale de l’émission combine à la fois la déconstruction du récit médiatique dominant, notamment pour tout ce qui concerne la politique étrangère américaine, et les enquêtes à propos de sujets aussi divers que Monsanto, le système électoral américain, les écoutes de la NSA ou la politique de l’Etat d’Israël. Selon Abby Martin, l’émission a vocation à « tailler dans le vif les idées reçues sur le clivage gauche/droite, qui est voulu par l’establishment dominant, pour proposer à la place des faits bruts. » Les intervenants sollicités ne se limitent pas au champ de la pensée universitaire et aux représentants politiques, des artistes et des activistes sont souvent conviés à participer à l’émission. Le générique originel de l’émission montrait Abby Martin fracassant à l’aide d’un marteau une télévision diffusant la chaîne américaine d’information continue CNN.
Abby Martin a vu le jour dans une famille d’artistes. Elle réalise elle-même de nombreuses peintures, collages, photographies, acryliques, qu’elle a eu l’occasion d’exposer à plusieurs reprises dans sa région natale. Ses réalisations graphiques illustrent des scènes de guerre et de destructions, mais par le biais d’une esthétique psychédélique et abstraite.
Faits notoires
Dès le début des années 2000, Abby Martin manifeste une certaine circonspection à l’égard de la version officielle des événements du 11 septembre 2001, mais aussi de la guerre en Irak. En 2004, elle fait campagne pour John Kerry (face à George W. Bush, en lice pour sa réélection), mais en ressort déçue en raison de la pérennisation du bipartisanisme par le candidat démocrate, clivage qu’elle juge pernicieux, et employé pour maintenir une fausse alternance.
En 2008, elle apporte son soutien au « mouvement de la vérité sur le 11 septembre » (9/11 Truth Movement), qualifié de conspirationniste par ses détracteurs, et de sceptique vis à vis de la version officielle du 11 septembre par ses défenseurs. Abby Martin estime pour sa part que la version officielle est assimilable à de la « propagande », et affirme avoir obtenu la quasi-certitude d’une implication du gouvernement américain dans les attentats à l’issue de recherches effectuées sur le sujet trois ans durant. Cependant, au printemps 2014 elle déclare avoir revu sa position et ne plus adhérer à la théorie du « complot intérieur » (« inside job »).
Début 2013, elle co-réalise un film documentaire sur le mouvement Occupy Wall Street, intitulé 99% : The Occupy Wall Street Collaborative Film.
En juin 2013, elle enquête sur les pratiques douteuses de l’entreprise Nestlé, en matière de privatisation de l’eau. Ce qui incite l’entreprise suisse à se fendre d’une réponse.
Le 3 mars 2014, Abby Martin condamne à l’antenne de Russia Today les agissements présumés de la Russie en Crimée, dans le sillage des événements ukrainiens. Cette condamnation vise selon elle à prouver son indépendance éditoriale et son honnêteté intellectuelle. Cette sortie est très remarquée par les médias « mainstream », qui la relaient abondamment. Le lendemain, Abby Martin prend de nouveau la parole à l’antenne pour déplorer que, contrairement à ceux sur la Russie, ses commentaires fustigeant l’attitude américaine dans la crise ukrainienne n’aient jamais été repris à l’antenne par les médias dominants. Pour elle, cette attitude de ses confrères journalistes tend à démontrer qu’ils sélectionnent les informations qui peuvent s’insérer dans leur narration biaisée. Elle note par ailleurs que très peu de journalistes américains avaient condamné l’intervention américaine en Irak, début 2003, et que les rares qui s’y étaient essayés avaient été licenciés. À l’issue de cette sortie, la direction de RT a proposé à la journaliste d’être envoyée spéciale en Crimée pour constater d’elle-même les faits, proposition qu’elle a décliné.
Le mois suivant, elle rend un vibrant hommage à son ami, le journaliste d’investigation américain Michael Ruppert, qui s’est suicidé le 13 avril. Il avait enquêté sur des sujets relatifs à l’industrie pétrolière, aux libertés civiques, à la drogue, et à la corruption. En 1996 il avait démontré l’implication de la CIA dans le trafic de drogue sur le sol américain, ce qui avait entraîné la démission du patron de l’agence de renseignement. Ruppert avait établi un lien entre le déclin de l’industrie pétrolière américaine, auquel il avait consacré un livre (Franchir le Rubicon, paru en 2006), et les attentats du 11 septembre 2001.
Parcours militant
9/11 Truth Movement. Occupy Wall Street.
Sa nébuleuse
Russia Today, Glenn Greenwald, Michael Ruppert, Alex Jones, Noam Chomsky…
Ce qu’elle gagne
Non renseigné.
Elle l’a dit
« Oui, RT est financé par les fonds publics russes. Tout comme The Guardian, tout comme la BBC, tout comme Al Jazeera, et tout comme MSNBC, gigantesque machine de guerre financée par les grandes entreprises. Il est donc facile pour les gens de rejeter Russia Today sans jeter un oeil à ses contenus, mais qu’en est-il de ces autres antennes ? Est-ce que vous faites de même avec elles ? […] La vérité, c’est qu’il est très triste que je sois obligée de travailler pour la Russie pour dire la vérité sur mon propre pays ! C’est une question de perspective. Il s’agit de donner la perspective russe des événements internationaux, c’est crucial, et impératif, que les gens disposent de cette perspective. » Interview à Buzzsaw, 27 juillet 2013.
« Préférez-vous enchaîner votre esprit et adhérer à des paradigmes datés, ou bien vous libérer et prendre conscience de la réalité du monde ? Bien sûr, il perdrait alors de son innocence. Mais n’est-il pas préférable de connaître la vérité ? » Breaking The Set
« J’ai débuté comme une journaliste citoyenne, et je mourrai comme journaliste citoyenne. Autrement l’auto-censure est trop envahissante : que ce soit celle qui vient d’en haut, ou celle visant à entretenir le sensationnalisme, on sait désormais que les médias privés ont des objectifs strictement axés sur le profit. […] Internet est un des derniers bastions de la libre communication. Un internet neutre représente une pierre angulaire d’un futur permettant de restructurer la société, pour qu’elle bénéficie avant tout aux êtres humains. » Interview au magazine SOMA, mai-juin 2013.
« Désolé, mais les mots du gouvernement Israélien sont insuffisants si ils ont la possibilité d’agir en toute impunité. Ce qui me blesse vraiment, c’est l’hypocrisie. Israël est le seul pays au monde qui a été fondé pour des gens ayant fait l’expérience de l’horreur et du génocide. Ce groupe de personnes utilise maintenant les méthodes de Hitler contre une autre minorité, pour maintenir une majorité juive, c’est insensé ! Je suppose que l’Histoire se répète vraiment. » Breaking The Set, 2 février 2013.
« Avant de conclure cette émission, j’aimerais dire quelque chose du fond du coeur à propos de la crise politique qui se déroule en Ukraine, et l’occupation militaire de la Russie en Crimée. Ce n’est pas parce que je travaille ici, à Russia Today, que je n’ai pas d’indépendance éditoriale et que je ne peux pas souligner à quel point je m’oppose à toute type d’intervention étrangère dans les affaires d’une nation souveraine. Ce que la Russie a fait est mal. Il est vrai que j’ignore beaucoup de choses sur l’Histoire et sur les dynamiques culturelles de la région, mais ce que je sais, c’est que les interventions militaires ne sont jamais une réponse, et que je ne resterai pas assise ici à défendre une agression militaire. De plus, la couverture des événements a été très décevante par tous les côtés du spectre médiatique, et pleine de désinformation. Mes pensées vont avant tout au peuple ukrainien, qui est maintenant réduit à l’état de pion au milieu de l’échiquier des puissants. Il est le vrai perdant de l’affaire. » Breaking The Set, 3 mars 2014.
« Vous ne verrez que très rarement de critiques des multinationales et de l’empire américain sur la télévision financée par les grandes corporations américaines. A vrai dire, vous n’en verrez même pas sur les médias alternatifs ! C’est pourquoi je fais mon métier. C’est pour ça que je travaille ici, sur Russia Today. » Breaking the Set, 4 mars 2014.
« Ignorez les médias dominants, mettez les en putain de quarantaine ! Ils ne vont pas subitement se mettre à dire la vérité. Ils sont juste une mauvaise blague, des dinosaures ! » Interview à Buzzsaw, 27 juillet 2013.
Israel invades #Gaza looking for blood yet corporate media is busy speculating that this horrific plane crash was Putin’s doing. #journalism
— Abby Martin (@AbbyMartin) 17 Juillet 2014
Ils l’ont dit
« Nous vous présentons Abby Martin ! Elle adhère au mouvement de vérité pour le 11 septembre, pense qu’Israël utilise des méthodes proches de Hitler pour maintenir sa population juive, et dénigre le corporatisme des médias américains tout en étant payée par une télévision financée par le Kremlin… » David Ruiz, The Washington Free Bacon, 12 mars 2014.
« Depuis qu’elle a rejoint l’antenne américaine de Russia Today, Mademoiselle Martin n’a eu de cesse d’employer l’argument selon lequel le gouvernement américain aurait pu fabriquer les attentats terroristes du 11 septembre, dans le but de disposer d’un prétexte pour la guerre. L’année dernière, elle a consacré un segment entier de son émission au fait d’expliquer le concept des attentats sous faux drapeaux, une technique employée selon elle par les gouvernements à travers l’histoire, mais qu’elle n’étaye qu’avec des exemples américains. » The New York Times, 4 mars 2014.
« Les élites médiatiques américaines […] aiment se moquer des médias russes, particulièrement du média anglophone et financé par le gouvernement Russia Today, qu’ils désignent comme une source sans vergogne de propagande pro-Poutine, où la liberté d’expression est strictement encadrée (ce qui contraste avec les Médias Libres Américains). Le fait que cette antenne a une orientation très clairement pro-russe est sans aucun doute vrai. Mais l’une de ses journalistes, Abby Martin, a formidablement démontré, hier, ce que l’indépendance journalistique voulait dire, en achevant son émission hebdomadaire par une condamnation sans concessions de l’action Russe en Ukraine.
« À tous ces médias qui pratiquent l’auto-congratulation : est-ce qu’un seul présentateur américain a condamné, lorsqu’elle a débuté, l’invasion américaine de l’Irak ? Et même à présent, combien de journalistes télé américains sur les chaînes principales rapportent les tueries américaines, et les attaques de drones sur des vies innocentes perpétrées par le président Obama ? Ou encore, le chaos dans lequel se trouve actuellement la Libye, après l’intervention de l’OTAN dans ce pays, ou la brutalité sans fin qui sévit en Cisjordanie, ou à Gaza, et perpétrée par l’alliée le plus proche des États-Unis au Proche-Orient ? Ou bien encore, les agissements américains et européens en Ukraine, alors même qu’on reproche à la Russie d’envahir ce pays ? » Glenn Greenwald, The Intercept, 4 mars 2014.
« Russia Today a donné naissance a ses propres stars, dont Abby Martin, une femme aux airs de top-modèle, mais qui se comporte comme une punk, et dont l’émission Breaking the Set a acquis une notoriété certaine aux États-Unis. Martin attire une large audience à l’aide d’une ligne éditoriale iconoclaste, et qui dédaigne les conventions habituelles.» Der Tagesspiegel, 7 décembre 2013.
Crédit photo : Breaking the Set via Facebook (DR)