Le journaliste qui voulait censurer les médias
À la tête de l’organisation Reporters sans frontières, Christophe Deloire se voulait le chantre de la liberté de l’information qu’il disait aspirer à « protéger au mieux » tout comme « ceux qui l’incarnent ». À l’origine de la saisine du Conseil d’État qui a mené à la décision controversée sur le décompte des temps de parole visant à assurer le pluralisme sur la chaîne CNews, ce « macron compatible » avait pris la tête des États généraux de l’information souhaités par le président… Il décède le 8 juin 2024 d’un cancer foudroyant.
Début de carrière
Christophe Deloire commence sa carrière comme pigiste pour TF1, Arte et LCI. En 1998, il intègre Le Point, maison pour laquelle il produit des enquêtes sur le terrorisme et des reportages dans des pays arabes. À l’occasion de la sortie de Les islamistes sont déjà là, il dénonce sur le plateau de Thierry Ardisson la fragmentation de la société qu’entraîne l’islamisation de la France.
En 2008, il prend la tête du Centre de Formation et de Perfectionnement des journalistes (groupe CFJ) où il doit « poursuivre les transformations liées aux multimédias, à l’internationalisation et une approche toujours renouvelée des fondamentaux ». À cette occasion, il déclare : « Au moment où les journalistes sont si préoccupés de leur avenir individuel et collectif, où ils s’interrogent sur leur raison d’être et sur les moyens de leur mission, le CFJ doit former des jeunes gens qui sachent enquêter, comprendre, décrypter pour retrouver l’évidence d’une plus-value informative et intellectuelle ».
À la tête de Reporters sans frontières
En juillet 2012, Christophe Deloire remplace Jean-François Julliard à la tête de Reporters sans frontières. Pour autant, le directeur du CFJ hésite longuement : intimidé par « la situation financière et humaine de l’association », il avait d’abord retiré sa candidature. Il aurait alors contacté Robert Ménard, cofondateur de l’association, qui lui aurait dit :
« Tu vas voyager, plaider auprès de chefs d’État, tu es trop con si tu n’y vas pas […] Quand j’étais journaliste, ce qui me plaisait, c’était d’aller voir un SDF le matin, un milliardaire l’après-midi, raconte-t-il. Avec RSF, je vois António Guterres à l’ONU, j’ai des 06 de chefs d’État sur plusieurs continents… ».
En juillet 2012, il accepte finalement de prendre la tête de Reporters sans frontières, qui salue cet « homme de plume et de conviction, passionné d’Internet et des nouvelles technologies » et qui se désolidarisera d’ailleurs un an plus tard de Robert Ménard. En 2017, il est reconduit par un vote à l’unanimité dans ses fonctions à la tête de l’organisation.
Quand RSF se transforme en Rapporteurs Sans Frontières
À l’initiative du recours au Conseil d’État qui mena à la décision de l’institution sur le renforcement du contrôle de l’Arcom sur la chaîne CNews notamment, Deloire s’est félicité « d’une décision extrêmement importante et […] sans doute […] historique ». En contraignant tous les médias à se plier à des exercices de distinctions des opinions de ses chroniqueurs, la décision a pourtant rendu l’exercice particulièrement périlleux et suscité de nombreuses levées de boucliers. De la part de Robert Ménard, cofondateur de RSF qui a indiqué : « quand j’ai entendu ça, je me suis dit qu’ils sont tombés sur la tête. C’est exactement le contraire (…) Aujourd’hui, [RSF] se bat contre le pluralisme », mais aussi de personnalités comme Denis Olivennes, qui a déploré sur X :
« La décision du Conseil d’État sur l’Arcom est extrêmement dangereuse. Maintenant c’est une autorité administrative qui va assurer la direction des programmes des radios et télévisions ? Aujourd’hui Cnews demain France Inter ? Sur quels critères ? Halte au feu ! »
En ligne de mire : Vincent Bolloré ?
Depuis plusieurs années, RSF dénonce d’ailleurs « les méthodes utilisées par l’homme d’affaires Vincent Bolloré dans le paysage médiatique ». En 2021, l’association produisait ainsi un documentaire à charge sur le groupe Bolloré. Interrogé au Sénat le 14 janvier 2022, Christophe Deloire déplore alors ne pas avoir pu prendre connaissance de la charte éthique du groupe Bolloré et indique aux sénateurs :
« Il faut faire évoluer le droit, mais, à droit constant, le CSA peut et doit faire beaucoup plus que ce qu’il fait aujourd’hui. J’imagine mal que le législateur ait confié au CSA des compétences uniquement théoriques en matière de vérification de l’indépendance éditoriale, de l’honnêteté de l’information et du pluralisme ».
Deux ans plus tard, la décision du Conseil d’État viendra réaliser son vœu.
Délégué général des États généraux de l’information
À l’occasion du lancement des États généraux de l’information, en octobre 2023, Christophe Deloire intègre le comité de pilotage en qualité de « délégué général ». « L’enjeu des États généraux de l’information, déclare-t-il alors, c’est de remettre la devise de la République, « liberté, égalité, fraternité » dans l’espace informationnel. » Il souligne par ailleurs qu’à « l’ère du numérique, il est urgent de retrouver la confiance en l’info, ce qui est donc au cœur de ces états généraux. » Selon l’ancien journaliste, la presse en France rencontre d’importantes difficultés, notamment en matière de protection trop ténue du secret des sources, d’expansion des violences contre les journalistes ou des conflits d’intérêts des propriétaires de groupes.
Il décède le 8 juin 2024 d’un cancer foudroyant.
Formation
- Lycée d’enseignement général et technique, Digoin.
- Lycée du Parc, Lyon.
- Diplômé de l’ESSEC.
Parcours professionnel
- 1994–6. TF1 (Berlin): coopérant du service national au bureau.
- 1996–8. LCI et Arte : journaliste pigiste.
- 1998–2000. Le Point : journaliste au service société.
- 2000–7 (juin). Le Point : journaliste au service France-investigations.
- 2006-10 (décembre). Flammarion : directeur de collection.
- 2007 (juin). Société Axel Springer, projet de quotidien Bild : rédacteur en chef (politique-économie).
- 2008 (février)-2012 (juillet). Centre de Formation des Journalistes : Directeur.
- 2011 (janvier). Candidat à la direction du quotidien Le Monde.
- 2016–19. Centre de Formation des Journalistes : Vice-Président.
- Depuis 2012 (octobre). Reporters sans frontières : directeur général France ; secrétaire général de la structure internationale.
- Depuis 2018. Reporters sans frontières : président de la Commission internationale sur l’information et la démocratie.
- Depuis 2018 (septembre). Commission sur l’information et la démocratie : co-président.
- Depuis 2019 (décembre). Membre du comité d’experts responsable du développement et de la solidarité internationale.
- Depuis 2019. Forum sur l’information et la démocratie : président.
- 2023 (depuis le 3 octobre). États généraux de l’information : délégué général du comité de pilotage.
Vie privée
Né le 22 mai 1971 à Paray-le-Monial, il est le fils d’un couple d’instituteurs, Lucien Deloire et Marie-Annick Chevasson.
Il s’est pacsé le 16 juin 2009 et père d’un enfant d’une précédente union.
Publications
- 1998. Omar Raddad, Contre-enqueête pour la révision d’un procès manipulé
- 2001. Histoire secrète des détectives privés.
- 2003. Cadavres sous influence ; L’enquête sabotée.
- 2004. Les islamistes sont déjà là, éditions Albin Michel.
- 2006. Sexus politicus, éditions Albin Michel.
- 2008. Chirac intime.
- 2009. La Tragédie de la réussite, éditions Albin Michel.
- 2012. Circus politicus, éditions Albin Michel.
- 2014. L’homme qui ne se retourne pas, éditions Flammarion.
- 2022. La Matrice, éditions Calmann-Lévy.
Prix et récompenses
- 2003. Prix Louis Hachette.
- 2014. Prix International Demokratiepreis Bonn (Allemagne).
Il l’a dit
« L’État se montre faible vis-à-vis des régimes fondamentalistes. Exemple, on négocie un contrat de 7,5 milliards d’euros pour la protection des frontières de l’Arabie saoudite. On ne peut donc rien dire à ce pays. », 20 Minutes, 14/09/2004.
« Comme journaliste, je me suis toujours efforcé de donner du contenu et de l’intensité à la liberté de l’information. Tout en poursuivant le développement de l’association, je ferai désormais en sorte de protéger au mieux cette liberté et ceux qui l’incarnent », à propos de sa nomination à RSF, 21 mai 2012.
« Lorsque le groupe Bolloré a repris Canal+, le CSA a, selon nous, manqué une occasion historique de faire respecter les principes conventionnels d’indépendance, de pluralisme et d’honnêteté de l’information. Évitons de manquer une nouvelle occasion en ce sens. », Sénat, audition du 14/01/2022.
« [Les États généraux de l’information,] c’est une occasion historique de remettre la devise liberté, égalité, fraternité au cœur de l’information. J’ajouterais le mot fiabilité. Liberté, égalité, fraternité, fiabilité dans l’espace informationnel. », Ouest-France, 14/09/2023.
« Je suis formel : les États généraux ne sont pas une réponse à l’affaire du JDD. Ils avaient été envisagés publiquement bien avant. La question de l’indépendance éditoriale est une question importante, et qui sera traitée dans le cadre de nos travaux, mais parmi beaucoup d’autres. Si nous voulons que la place du village numérique et médiatique soit démocratique, il faut partir d’une vision globale. », Ouest-France, 14/09/2023.
« Dans un moment où tout le monde veut censurer tout le monde, on ne sera pas là pour restreindre la liberté.», à propos des États généraux de l’information, cité par Le JDD, 18/02/2024.
« À RSF, on ne fait pas de politique : on demande juste que la loi soit appliquée. Nous sommes une organisation indépendante, nous ne sommes pas orientés politiquement. On ne reproche à personne ses opinions ! On est là pour qu’il y ait des points de vue contradictoires. », Télérama, 20/02/2024.
« Les États généraux de l’information proviennent d’un constat. Celui du péril de l’information libre et indépendante, à l’ère des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle (l’IA), du monde autoritaire qui diffuse sa propagande. Nous sommes donc en grand danger pour l’information libre, fiable et indépendante. », Centre Presse Aveyron, 29/02/2024.
« Pour le coup, l’affaiblissement économique des journalistes fait peser le risque de formes de dégradations des contenus, et de la dégradation de leur indépendance. C’est donc un danger et un des enjeux essentiels. L’enjeu des EGI est de trouver des solutions concrètes pour assurer le droit d’information des citoyens. », Centre Presse Aveyron, 29/02/2024.
Ils l’ont dit
« Nous voulions un bon connaisseur des médias, à la fois militant de la liberté d’informer et bon gestionnaire. Nous l’avons trouvé en la personne de Christophe Deloire, qui a su relancer le CFJ dont il est le directeur. Ancien journaliste d’investigation, homme de plume et de conviction, passionné d’Internet et des nouvelles technologies, il a tous les atouts pour donner un nouvel élan à Reporters sans frontières. », Dominique Gerbaud, président de Reporters sans frontières, 21 mai 2012.
« C’est un malin, un lobbyiste monstrueux, il traîne ses guêtres partout. », un dirigeant d’un organisme de défense de la liberté de la presse, Libération, 03/10/2023.
« On y va avec méfiance, mais il est en ballottage favorable. Il sait qu’une partie de la presse est remontée. Il est aussi conscient qu’il a tout à perdre, si ça finit par ressembler à la Convention citoyenne pour le climat.», un « activiste pour le droit à l’information » cité sur le rôle de Deloire aux EGI, par Libération, 03/10/2023.
« Sa qualité majeure, c’est d’être un activiste au sens premier du terme, quelqu’un qui remue énormément d’énergie. Son défaut, ce serait de n’être pas tellement manager, dans la coordination du travail des équipes.», Pierre Haski, président du conseil d’administration de RSF, cité par Libération, 03/10/2023.
« Il a mis en place un management vertical qui met les salariés sous pression, leur demandant toujours plus. Où ce qui est valorisé, c’est de travailler tard le soir ou le week-end. », un collaborateur à RSF, cité par Libération, 03/10/2023.
« Il ne pense pas grand-chose, mais il est tenu par les personnes très à gauche avec qui il travaille. », un « ancien collègue », cité par Le JDD, 18/02/2024.
« C’est devenu un apparatchik. En même temps, c’est agréable d’être accueilli comme un prince dans tous les pays du monde. », un « ancien compagnon de route » cité par Le JDD, 18/02/2024.
Photo : Romain Bréget / CC BY-SA 4.0