La police en ligne de mire des black blocks
« Ce qui m’intéresse dans le Punk et le Rap, c’est le rapport à la police », France Culture, 2019.
Formé à l’école des radios et les fanzines, rejeton de la contre-culture punk, David Dufresne est mû depuis son plus jeune âge par une obsession, celle de « surveiller les surveillants ». Jeune gauchiste révolté subissant les vexations de la police, il finit presque naturellement par être reporter au service « police-justice » de Libération. Après de brefs passages à i>Télé et Mediapart, il tourne le dos au journalisme traditionnel pour explorer de nouveaux formats et ausculter l’Amérique du Nord, à la fois objet de fascination et épouvantail pour ce communiste fan de Nirvana. Il devient une figure de premier plan de la gauche radicale à partir de 2019 lorsqu’il couvre les débordements de violence au moment des Gilets Jaunes. Exit le journalisme, l’homme aime à se définir comme un lanceur d’alerte et occupe le terrain sur Internet afin de ne pas le laisser à l’extrême-droite. Portrait depuis la tranchée.
Formation
Né en avril 1968 à Poitiers, il grandit avec un beau-père ébéniste et une mère cartomancienne dans une famille à la coloration politique marquée: il est le petit-fils par sa mère de Françoise d’Eaubonne, intellectuelle communiste et anticolonialiste, connue pour avoir forgé le terme d’ « écoféminisme ». et plastiqué le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim en 1975. Dans un collège privé de la banlieue poitevine, il se rappelle qu’on lui tendait « des tracts à distribuer à nos parents pour les appeler à ne pas voter socialo-communiste ». Après son baccalauréat obtenu au Lycée Victor Hugo de Poitiers, il monte à Paris en 1986 à 18 ans. A son arrivée, il occupe illégalement un appartement pendant quelques mois. Deux ans plus tard, il interrompt ses études pour se vouer pleinement à la lutte politique.
Parcours professionnel
1983
À 14 ans, il rejoint une radio libre, Radio Paris Ouest, et lance le fanzine Tant qu’il y aura du rock, qu’il fait imprimer à la maison de la culture de Poitiers. Il ne tarde pas à être approché par le Parti socialiste local, « qui cherchait à recruter des jeunes, et qui m’a invité à la garden party de l’Élysée ».
1986
Il est de la foule d’étudiants qui manifeste dans les rues du Quartier Latin le jour de la mort de Malik Oussekine. Il prétend avoir été lui-même pourchassé par les voltigeurs. La même année, il crée Combo! avec Yannick Bourg, une revue mêlant rock et polar.
1986 — 1989
Suit des groupes en tournées pour le magazine rock Best. En parallèle, il travaille pour le label musical Bondage pendant deux ans où il s’occupe, entre autres, de la conception de pochettes et distribution des disques.
1993
Fonde le quotidien Le Jour qui ne durera que quelques mois. Il contribue ça et là à Actuel, le magazine de la contre-culture de l’époque.
1994 — 2002
Devenu reporter pour Libération, il fonde seul en parallèle La Rafale!, l’un des premiers webzines français. Les deux dernières années, il tient la chronique télévisuelle du quotidien.
2002
Démarché par Bernard Zekri, directeur de la rédaction d’i‑Télé qui lui promet « une chaîne rock d’information », il passe de l’autre côté du petit écran. Il est pendant un an, un des cinq rédacteurs en chef adjoint que compte la chaîne. L’expérience dure un an : « Je ne veux plus cautionner ça. Et à un moment arrive ce qui va être un drame national. Une émission ou Éric Zemmour fait ses classes. Ça s’appelle “Ça se dispute”. C’est Éric Zemmour face à Barbier, je crois. On est en 2003 ». Il habite à cette époque à Saint-Denis et se retrouve aux premières loges lorsqu’éclate les émeutes de 2005. Il quitte la Seine-Saint-Denis et s’installe dans sa maison de campagne normande en 2007.
2008 — 2010
Participe au début de l’aventure Mediapart où il se retrouve chargé des questions de police et de libertés publiques. Mais le journaliste estime avoir fait le tour de la question : « Je me rends compte que je ne suis plus fait à l’idée de la rédaction. L’idée du collègue de bureau, de la réunion de prévision, de la machine à café, c’est fini pour moi ».
2011 — 2018
Il déménage à Montréal où il vit pendant huit ans. Sa carrière de journaliste indépendant et de documentariste l’amène à délaisser l’actualité hexagonale pour celle de l’Amérique du Nord. Il admet se reconnaître plus volontiers dans les valeurs canadiennes : « Les problématiques des deux pays ne sont pas du tout les mêmes : le chômage, l’immigration n’occupent pas autant de place qu’ici. L’opposition au mariage pour tous a été un choc pour les Québécois, où les personnes de même sexe peuvent s’unir depuis 2004. La droitisation de la France est incomprise dans un tel volume, tout comme le poids du passé dans le débat politique ». Parallèlement, il enseigne à l’INIS de Montréal et est professeur-invité à l’École des Médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
2019
Revenu en France, il se met à, recenser dès décembre 2018 sur son compte Twitter les témoignages de blessés par tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) et de grenades lors des manifestations des Gilets jaunes. Prenant à témoin le ministère de l’Intérieur sur Twitter en relayant des vidéos prises sur le vif, il devient rapidement un interlocuteur privilégié pour les médias qui cherchent à tout prix à comprendre phénomène qui les dépasse. Dès lors, il n’aura de cesse de mettre au centre du débat public, par ses livres et ses documentaires, les abus des forces de l’ordre.
Il enseigne toujours, cette fois à l’Académie du journal et des médias de l’Université de Neuchâtel en Suisse.
2021
Il fonde le média libre auposte.fr et anime une émission de débats et d’échange avec des journalistes et des intellectuels de gauche radicale deux fois par semaine sur le plateforme Twitch.
Parcours militant
Dans un entretien à Charles, il détaille ses préférences en matière électorale : « Au premier tour, j’ai toujours voté pour la Ligue (communiste révolutionnaire, ndlr) ou alors écolo. J’ai longtemps estimé que les écologistes étaient en avance sur les questions de société ». En 2002, il vote pour Chirac au second tour. En 2017, il vote Mélenchon au premier tour et Macron au second.
Depuis Montréal, il se présente comme candidat au sein du Parti pirate aux élections législatives en 2012, en tant que suppléant de Pierre Mounier dans le XXe arrondissement de Paris. Déçu de l’expérience, il se rend compte « qu’au sein du Parti pirate, il y avait des libertaires comme moi mais aussi des libéro-libertaires défendant la loi de la jungle, qui venaient de l’extrême-droite ».
Publications choisies
- Maintien de l’ordre, éditions Hachette, 2007.
- Tarnac, magasin général, Calmann-Levy, 2012.
- Dernière sommation, Grasset, 2019.
- Corona Chroniques, éditions du Détour, 2020.
- 19h59, Grasset, 2022.
Filmographie choisie
- Quand la France s’embrase, avec Christophe Bouquet, 2007.
- Prison Valley, avec Philippe Brault, Arte/Upian 2010.
- Fort Mac Money, Office national du film du Canada 2015.
- Un pays qui se tient sage, 2020.
Distinctions
Chose rare, il reçoit deux fois le Grand Prix du Journalisme aux Assises internationales du Journalisme, la première fois en 2012 pour « Tarnac, magasin général », et la seconde fois en 2019 pour son projet « Allô Place Beauvau » sur les violences policières. Son travail est alors reconnu par l’ONU, le Conseil de l’Europe et le Parlement européen.
Il a remporté le prix Italia et World Press Photo 2011 (catégorie œuvre non linéaire) pour son webdocumentaire Prison Valley (avec Philippe Brault). C’est cette récompense qui lui ouvre les portes du MIT Open Documentary lab, où il sera artiste en résidence deux années.
Nébuleuse
Il a fait partie du conseil d’administration élargi de la Société des Réalisateurs Français (SRF).
Marsu, mentor de ses jeunes années, fondateur du label Bondage et manager du groupe punk antifaciste Bérurier Noir
Alexandre Brachet, fondateur d’Upian, société de production interactive et studio de création de sites, qui a produit ses premiers webdocumentaires.
Bernard Zekri et Jean-François Bizot, respectivement grand reporter et rédacteur en chef d’Actuel au début des années 90.
Gérard Desportes, cofondateur de Mediapart et ancien de Libération dont il a contribué à bâtir le site web.
Mireille Paolini, , son éditrice au Seuil, qui le définit comme un « maniaque », « fou des dates », et un « super-gros bosseur ».
Silvain Gire, vieil ami, cofondateur et ancien responsable éditorial d’Arte Radio.
« C’est un geek, un archiviste, un encyclopédiste, limite obsessionnel (sur le punk rock, les situationnistes, le rap, le Net, etc.), mais capable, aussi, de tout lâcher ».
Il a dit
« J’étais persuadé ne pas voter au second tour de l’élection de 2017, mais ce qui m’a fait complètement basculer, c’est L’Infiltré. De me retrouver en tant que citoyen, on va dire, dans les meetings de Marine Le Pen. La réunion qui m’a le plus effrayé, c’est celle de Perpignan. Il n’y a pas grand monde : 1700 personnes. Mais ils sont tous là à hurler : « On est chez nous ! On est chez nous ! » Ça n’a rien à voir avec le « On est chez nous » des stades de foot. Ici, c’est un cri fasciste », Charles, 04/10/2017.
« Et en effet, toutes ces citations tournent autour d’une même idée, la définition de Max Weber de 1919 : « L’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Je crois que là, il y a tout. Qu’est-ce que c’est que l’État ? Qui est Macron ? Il est élu de manière minoritaire. « Monopole », s’il y a bien quelque chose que l’on peut discuter, c’est la question du monopole. « Violence physique légitime », quelle légitimité ? Quelle violence ? Et surtout le mot clé qui est toujours oublié parce que la phrase est toujours résumée autrement : « L’État a le monopole ». Non, l’État « revendique » ! L’État revendique. Si quelqu’un revendique, ça veut dire que c’est une négociation, un appel, que ça n’est ni établi ni coulé dans le marbre », Positions, 17/11/2019.
« Ruth Elkrief ne dit jamais d’où elle parle. Anne-Sophie Lapix non plus. Moi j’aimerais bien. Taha Bouhafs ou Gaspard Glanz le disent. Du coup, on les traite de militants, alors que le militant masqué est beaucoup plus sournois. Dire d’où l’on vient permet de donner une perspective sur les faits », StreetPress, 25/11/2019
« Mon seul regret d’i‑Télé, c’est d’y avoir passé une année de trop. Parce que la télé, c’est un piège : elle arrive à attirer des gens bien, que la structure transforme en rouages. J’ai vu des individus se comporter comme des chiens pour passer à l’antenne. Quand je refuse, pendant les « gilets jaunes », d’aller à BFMTV, je n’entre pas dans les détails de ma décision. Elle est simple : avec mon bagage d’i‑Télé, je sais comment ça marche, je ne veux pas participer à ces débats où on court après deux contre-vérités et trois lâchetés », La revue des médias, 2020.
« C’est rigolo cette question de la relation entre mon goût du polar et mon intérêt pour les flics. Je crois que je m’intéresse moins au crime qu’à la liberté. Je suis épris de liberté. Ça passe par le punk rock, Brel, la surveillance de la police, des questionnements sur la prison. J’ai dû passer 8 ans à Libé, et au fond ce que j’ai le plus aimé c’était les procès », Fondu au noir, 24 août 2020.
« La finalité du film, c’est avant tout de nourrir le débat. Il peut — enfin — y avoir un débat sur les violences policières, dû au travail abattu depuis des années par des chercheurs, des collectifs, des familles de victimes, des victimes, quelques rares journalistes, des documentaristes, des écrivains, des avocats. Ce débat existe et maintenant, il faut l’amplifier », BPI, 25/09/2020.
« Je vivais à Saint Denis quand les émeutes de 2005 sont survenues, je considère que ces révoltes sont un des événements politiques le plus marquants depuis 1968, et dont une infime partie, justement de ceux que vous appelez les intellectuel·le·s, ont tiré les leçons », Bondy Blog, 05/10/2020.
« Puisque les trolls ED se réveillent. Si la presse est aidée, c’est qu’elle est la condition même d’une société où le débat est au cœur. Et que la dite presse n’a pas vocation à être rentable », Twitter, 25/10/2024.
Vie privée
Père de trois enfants issu d’une première union, il réside dans le 14e arrondissement de Paris. Il partage aujourd’hui sa vie avec Anita Hugi, réalisatrice et directrice du festival de cinéma « Journées de Soleure ». Ensemble, ils ont réalisé en 2016 « Dada data » (une célébration du centenaire du dadaïsme en forme d’hommage digital) et, en 2018, « Hanna la Rouge » (un documentaire interactif retraçant l’histoire de la répression par l’armée de la grève générale suisse de 1918).
Ils ont dit
« Le récit flotte et est desservi par un Dardel-Dufresne bien trop présent. À la lecture, je me suis inquiété pour la grosseur de ses chevilles. Je le lui dis et ça le vexe comme un pou. Davduf passe la dernière heure de notre entretien à m’expliquer pourquoi je me trompe. […] Il passe la semaine suivante à m’envoyer des messages pour, en résumé, «éviter tout malentendu même si tu es libre d’écrire ce que tu veux». A tel point que je finis par lui proposer de rédiger le papier à ma place. Peut-être qu’il le fera d’ailleurs », Libération, 15/11/2019.
« Il est indissociable de ses sujets, et ça lui donne une énergie incroyablement communicative quand tu travailles avec lui. Et, en même temps, il a toujours besoin de se fâcher. Pour rester libre, il faut que ça pète. Il est dans la théâtralité de la vie et des amitié », Florent Latrive, coauteur de Dufresne pour l’ouvrage Pirates et flics du net, Ibid.
« C’est quelqu’un qui est resté fidèle à ses idéaux de jeunesse en y appliquant une grande rigueur journalistique, c’est rare dans ce métier », Marine Turchi, StreetPress, 25/11/2019.
« David Dufresne, journaliste « spécialisé » dans la police, nous a même doctement expliqué que les black blocs – qui n’existent pas – provoquent la police pour « prouver » la violence policière et faire la démonstration de l’illégitimité de la violence d’État », L’Express, 01/04/2023.