Une créature “fogienne” au Point
« C’est le système de Franz. Il jette des gens dans un aquarium puis il regarde comment ça se passe. » Entré au Point en 2001, Étienne Gernelle est une pure expérimentation de Franz-Olivier Giesbert. Bosseur, passionné de nouvelles technologies et russophile à l’esprit d’aventure, il a la particularité d’avoir, en 2000, relié Samarkand (Ouzbékistan) à Oulan-Bator (Mongolie) en vélo. Au Point, il a également montré son endurance en gravissant les échelons jusqu’à devenir récemment le nouveau patron du troisième hebdomadaire d’information français. La suite nous dira si cette nomination « darwinienne » entraînera la survie ou la mort de ce jeune poulain « fogien ».
Né en mai 1976 à Paris, Étienne Gernelle passe sa tendre enfance au Togo où il va « à l’école en slip » et possède même une « antilope domestique ». Son père, ingénieur agronome pour la banque mondiale et l’OMC et conseiller du ministre de l’Agriculture, meurt d’une crise cardiaque alors qu’il n’a que 12 ans. De retour en métropole, il y passe son adolescence et y fait ses études avant de débarquer dans le journalisme.
Formation
Pas d’école de journalisme pour Gernelle. Passé par le lycée Saint-Jean-de-Passy, il entame ensuite des études d’économie et de droit avant de se diriger vers l’Institut d’études politiques de Paris, duquel il sort diplômé.
Parcours
Il débute dans le journalisme par un stage à Libération puis au Figaro, au service étranger. Il couvre notamment la situation géopolitique du Pakistan, agité par des guerres tribales.
C’est avec ce CV plutôt léger qu’il entre au Point en 2001, au service économie, où il doit rendre compte du volet social. Décrit par ses collègues comme bon camarade, déconneur mais surtout « bosseur incroyable », ambitieux et intelligent, il passe par les services aéronautique, défense et énergie. En 2008, alors qu’il fait part à FOG de son envie de lancer son propre journal, celui-ci le dissuade en lui assurant qu’il va « faire faillite ». Quelques mois plus tard, il est nommé directeur adjoint de la rédaction, puis directeur de la rédaction en 2010.
En janvier 2014, poursuivant son ascension, il devient à 37 ans le nouveau patron du Point, troisième magazine d’actualité français. Nommé directeur de la publication par Franz-Olivier Giesbert, il succède à ce dernier mais confie que « le vrai patron, c’est Franz. Je n’ai pas d’objectif de pouvoir, je ne jouerai pas les roitelets. »
À son nouveau poste, il sera, entre autres, chargé d’assurer la transition numérique de l’hebdomadaire. Beaucoup d’espoirs reposent sur les épaules de ce jeune homme dynamique, passionné de nouvelles technologies, qui considère qu’un journal est avant tout une « entreprise technologique » et que le papier n’a d’avenir qu’en tant que « produit de luxe ».
Dans un long entretien à Télérama, Franz-Olivier Giesbert avait assuré ne plus être « l’homme de la situation ». « Je continuerai d’écrire des éditos et des articles, je donnerai un coup de main sur la Une. Mais je n’irai plus systématiquement aux réunions. Je ne ferai pas le vieux papy qui emmerde tout le monde en disant ‘de mon temps…’ », avait-il ajouté, sûr de son poulain. Malgré tout, du côté de la rédaction, on confie déjà que, sur Gernelle, « l’emprise (de FOG, ndlr) est totale ».
Au cours de son mandat, Le Point, traditionnellement considéré comme une revue centriste-libérale aux accents consensuels, provoque le courroux des puissants. Yazid Sabeg, l’homme de réseaux algériens nommé commissaire à l’égalité des chances par Sarkozy, porte plainte contre le journal pour un article jugé diffamatoire portant sur son rôle dans l’élimination du rebelle angolais Jonas Savimbi. Ce dernier obtiendra gain de cause le 15 octobre 2015, à la suite de quoi Mélanie Delattre, auteure de l’article, et Gernelle doivent verser respectivement 1.500€ et 1.000€ au plaignant. Mais l’hebdomadaire n’est pas en reste.
Le 24 mai 2018, il titre « Le dictateur : Jusqu’où ira Erdogan » avec, en couverture, la photo du président turc, Recep Tayip Erdogan. La une suscite des remous prévisibles au sein de la diaspora turque en France, majoritairement acquise au chef de l’AKP, le jour de la parution : les affiches sont retirées de force des devantures des kiosques, les libraires sont pris à parti de façon véhémente alors que la rédaction reçoit des menaces de mort. Sans se démonter, la rédaction récidive en octobre 2019 avec une couverture encore plus offensive : « L’éradicateur ». Le numéro contient un dossier à charge sur les agissements du leader turc, qui est accusé de vouloir mettre en œuvre un nettoyage ethnique contre les Kurdes. Erdogan dépose plainte contre l’hebdomadaire le lendemain auprès du bureau du procureur général d’Ankara pour « insulte à chef d’état. »
Toutefois, les menaces externes ne sont pas forcément les plus redoutables dans un pays où la gauchisation des esprits semble avoir atteint un point de non-retour. Ainsi, la CGT, syndicat qui règne sans partage sur le secteur de l’impression et de la distribution de la presse écrite depuis la fin de la guerre, refuse de mettre en vente en mai 2019 un numéro ayant pour titre « Salvini : Le nouvel homme fort de l’Europe », au prétexte que la couverture met à l’honneur « un facho d’opérette ». Le directeur de publication s’insurge contre cette censure sournoise dans son édito : « les militants cégétistes ont opéré eux-mêmes une sélection – disons-le, une discrimination – entre les titres. De quel droit ? La liberté de la presse est-elle désormais à la merci de la commission de censure de la CGT ? ». Si l’islam est bien le communisme du XXIe siècle, pour inverser la citation célèbre de Jules Monnerot, il n’est pas impossible que les audaces éditoriales de Gernelle se raréfient avec le temps.
En matière d’audace éditoriale, la fake news du journaliste maison Aziz Zemouri, déjà condamné cinq fois pour diffamation avant les faits, a bien fait tanguer le navire du Point. Celui-ci avait prétendu que le couple de députés mélenchonistes Alexis Corbière et Raquel Garrido avait recours à une femme de ménage sans papiers qu’ils traitaient sans ménagement. Après avoir découvert que le journaliste a tout inventé, l’hebdomadaire dépublie l’enquête le lendemain de sa mise en ligne. Ce camouflet éditorial irrite fortement l’actionnaire principal du journal, François Pinault, déjà affecté par l’érosion des ventes du journal, et va susciter de multiples départs. Aussi, quelques mois plus tard, l’éviction de Sébastien Le Fol, directeur de la rédaction qui avait une relation symbiotique avec Gernelle, est annoncée. Il est remplacé par Valérie Toranian, venue de la Revue des Deux Mondes et qui se trouve être, accessoirement, la femme de l’ancien patron Franz-Olivier Giesbert.
Télévision
Présent sur le petit écran, Étienne Gernelle interroge des personnalités politiques sur BFMTV. Il est également un intervenant régulier sur LCI dans « LCI Matin ».
Il forme un duo avec Fabrice Nicolino, un rescapé de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, pendant une émission d’On n’est pas couchés le 14 septembre 2019, la production de l’émission ayant mis en place un système de rotation des chroniqueurs d’une émission à l’autre.
Ce qu’il gagne
Dans le portrait que lui a consacré Libération, on apprend qu’Étienne Gernelle « ne veut pas parler de son salaire ». Pour autant, celui-ci évoque « moins de 10 000 euros par mois ».
Publications
- Les nouveaux défis du Pétrole, Milan, 2006.
Il l’a dit
« Pour la première fois, un pays non européen, non chrétien, non blanc peut devenir la première puissance mondiale. Et c’est un changement mérité. Quand on va dans les usines en Chine, on découvre les « héros » de cette renaissance chinoise. Ils se donnent un mal de chien, ils sont vifs, ils ont faim. Nous, nous n’avons plus faim, nous sommes repus. S’ils nous passent devant, tant mieux ! J’ai toujours détesté cette espèce d’arrogance occidentale. Je crois que l’Occident n’est pas fait pour gouverner le monde ad vitam aeternam. », Rue Saint Guillaume n°158, avril 2010.
« C’est le système de Franz. Il jette des gens dans un aquarium puis il regarde comment ça se passe. », Libération, 18 mars 2014.
« J’ai une petite montée de tension. Je suis optimiste, mais je ne fais pas le malin », idem.
« Pour un journaliste, devenir chef, ce n’est pas naturel. Avant, j’étais le barman du journal. J’avais la clé d’une grande armoire pleine de bouteilles. Et plus de pouvoir qu’aujourd’hui ! », idem.
« Je vais pas commencer à faire le grand patron, c’est ridicule. Ils m’ont vu arriver il y a treize ans, j’avais les cheveux longs, j’étais barbu, je portais des chapeaux kirghizes, et tout le monde se foutait de ma gueule », idem.
« Naturellement, je ne crois pas à la théorie du complot. Je ne suis pas très enclin à ça », Europe 1, 20 mars 2014.
« Il faut arrêter le massacre de vendeurs de journaux ! C’est honteux, c’est un vrai scandale. Il y a plusieurs raisons à ce massacre. Tout d’abord, les grèves de Presstalis nous ont fait énormément de mal. Les marchands de journaux travaillent beaucoup, gagnent peu et en plus on leur met des bâtons dans les roues avec ces grèves et avec la Loi Bichet qui date de 1947 et qui est censée assurer le libre accès de tous les journaux dans les points de ventes. Or, il y a un encombrement. Les marchands de journaux le racontent: plus de la moitié, voire les deux tiers de leurs linéaires sont encombrés de journaux qu’ils ne vendent jamais. Il est impossible de vivre avec les deux tiers d’un linéaire qui ne se vend pas! Il faut assouplir cette loi Bichet et permettre aux marchands de journaux de vendre autre chose que de la presse. Il faut libéraliser ce système. On ne tend pas la main pour demander de l’argent mais il faut qu’on nous laisse travailler. Il faut laisser vivre les marchands de journaux ! », Le Figaro, 27 mars 2013.
« Tous les soirs, je dors avec mon iPad. », Le Figaro, 22 avril 2010.
« Le vrai patron, c’est Franz. Je n’ai pas d’objectif de pouvoir, je ne jouerai pas les roitelets », Stratégies, 16 janvier 2014.
« Le Point a toujours cultivé l’impertinence, avec des unes comme “Messmer doit partir” en 1973. C’est souvent Franz qui a les idées de “couv”. Il a du pif », Stratégies, 16 janvier 2014.
« Je considère qu’un journal est une entreprise technologique. Il n’existe pas d’autre option, même si le papier a encore un avenir, celui d’un produit de luxe », Stratégies, 16 janvier 2014.
« Erdogan a fait emprisonner de nombreux journalistes en Turquie et pense peut-être que ses pulsions de censure peuvent s’exercer aussi dans des pays où la presse est libre. L’hubris du maître d’Ankara connaît visiblement peu de limites. Il sera déçu : nous ne lâcherons rien. », Le Point, 28 novembre 2019.
« Quelqu’un peut-il dire à Philippe Martinez que le mur de Berlin est tombé il y a presque trente ans ? », Le Point, 16 mai 2019.
« On dénonce beaucoup, ces derniers jours, ceux qui ont commis le crime de souhaiter réduire la dépense publique. Soit. Il est indéniable qu’en regardant en arrière, certains investissements nous ont manqué. Mais avant de porter des jugements définitifs et globalisants, que nos sycophantes commencent déjà par nous expliquer pourquoi la Corée du Sud est devenue l’exemple à suivre, alors que les dépenses publiques y représentent à peine plus de 32 % du PIB (même si elles augmentent actuellement), contre 56 % chez nous. Et si l’on souhaite prendre un exemple plus proche, l’Allemagne semble bien aujourd’hui disposer de plus de lits de réanimation que la France, alors que Berlin incarne cette démoniaque austérité », Le Point, 02/04/2020.
« Notre dernier département communiste, le Val-de-Marne, est donc tombé, passé aux mains de la droite. Mais attention, le communisme à la française, ersatz mollasse et spongieux du collectivisme, lui, se porte toujours comme un charme. La France demeure le pays industrialisé avec les prélèvements obligatoires et les dépenses publiques les plus élevés (seul le Danemark nous titille parfois sur le premier point). Et, durant la pandémie, le “quoi qu’il en coûte” - certes bien utile — fut certainement le plus généreux du monde. Le problème est que l’on n’en voit pas venir la fin. Certains rêvent sans doute de prolonger pour l’éternité cette petite Union soviétique provisoire et s’apprêtent déjà à hurler à l’ultralibéralisme si le flot d’argent magique venait à diminuer », Le Point, 01/07/2021.
« Ces jours-ci, c’est sous les traits de Volodymyr Zelensky que l’Histoire, à nouveau en marche, semble s’incarner. Quoi qu’il advienne, il est déjà un héros. Un combattant pour son pays, mais aussi un champion de la démocratie, de la liberté et de l’Europe. En somme, un défenseur de ce que nous sommes et défendions plutôt mollement ces dernières années. La résistance ukrainienne, plus forte, probablement, que ce que le Kremlin avait anticipé, démontre que, contrairement à ce que Vladimir Poutine a dit un jour au Financial Times, notre modèle n’est pas “obsolète” », Le Point, 01/03/2022.
« On est un journal qui préfère Condorcet et Olympe de Gouges à Robespierre et Marat. On est un journal qui cite plus souvent Tocqueville que Marx. On est un journal qui préfère avoir raison avec Aron que tort avec Sartre. On est assez frénétiquement pro-européen. On est peut-être le journal le plus pro-européen de France », France Inter, 18 mai 2022.
« Défiée ouvertement par Poutine, l’Europe a certes réagi, et de manière unie, mais, pour un continent qui voit la guerre arriver à ses frontières, on ne peut pas dire non plus que le mot d’ordre dans ses opinions publiques fut ces derniers mois celui de la mobilisation générale. Pire, des dizaines de milliers de manifestants ont récemment défilé à Prague, accusant le gouvernement tchèque de trop en faire en faveur de Kiev. […] Y aura-t-il un jour des avenues Volodymyr-Zelensky à Rome, à Paris ou à Berlin ? Peut-être. Son mantra « Slava Ukraini ! » – « Gloire à l’Ukraine ! » – pourrait prendre chez nous un autre sens : si l’Europe ne semble pas prête à mourir pour Kharkiv, qui sait si elle ne trouvera pas un peu d’inspiration dans l’exemple de ces Ukrainiens acharnés à défendre – entre autres – une certaine idée de l’Europe et de la liberté… », Le Point, 16/09/2022.
« Les contorsions occidentales — notamment européennes — à propos des livraisons de chars à Kiev pourraient bien, si elles duraient trop, nous valoir une présomption de mollesse. Car la guerre des Ukrainiens est de plus en plus la nôtre. Elle l’était déjà, bien sûr, dès le début : la défense de la démocratie libérale et du droit international, surtout lorsque cela se passe à nos portes, est notre affaire. Mais au-delà de cette question de principes, nous finançons l’Ukraine, lui fournissons des armes lourdes, et l’aidons à tenir, y compris par des moyens de renseignement. Chaque jour, au cours de ces onze derniers mois, l’Occident — France incluse — s’est engagé davantage. La victoire (ou la défaite) sera donc aussi la nôtre. Et l’enjeu dépasse de loin l’Ukraine », Le Point, 25/01/2023.
Ils l’ont dit
« Il a toujours été super bon camarade, très déconneur. A l’époque, on faisait souvent des fêtes », Patrick Bonazza, patron du service économique au Point, Libération, 18 mars 2014.
« Au bout de quelques années, je me suis dit “lui, il va tourner en rond.” Mais j’aurais jamais eu l’idée de dire à Giesbert “le nouveau patron est dans mon service !” C’est Giesbert qui l’a ferré tout seul. », Patrick Bonazza, idem.
« Ces excentricités ont charmé Giesbert. Les deux hommes sont très complices », Isabelle Hanne, idem.
« Étienne est un bosseur incroyable. Je n’ai toujours cru qu’à ça. Moi, j’ai toujours travaillé comme un chien », FOG, idem.
« Étienne Gernelle a un atout maître. Il connaît bien Internet, contrairement à son prédécesseur, et saura mener la transition numérique à bien », Isabelle Hanne, idem.
« Ils pensent pareil. Libéraux, pro-européens, antifonctionnaires, avec tous les clichés sur l’éducation, la santé », un collaborateur du Point à propos d’Étienne Gernelle et de FOG, idem.
« C’est un jeune garçon ambitieux, intelligent, mais il a Franz dans l’oreillette en permanence. L’emprise est totale. Mais un jour, on tue le père », un journaliste du Point, idem.
« Je ne cherchais pas un double. Je n’ai pas voulu que mon successeur soit formaté comme moi. On s’est engueulés sur des trucs de fond »,FOG, idem.
« Étienne Gernelle a un côté ado grisonnant, fêtard contrarié, regard sombre. Il dit “truc” tout le temps et a un petit cheveu sur la langue. Il se raconte en “élève moyen” qui n’a eu le bac que “grâce au sport” »,Isabelle Hanne, idem..
« Il se distinguait des autres, c’est clair. Passionné aussi bien par les affaires militaires que par le Moyen-Orient, s’intéressant au travail des autres… Aujourd’hui encore, je considère qu’il fait partie de la maison du grand reportage du Figaro », Pierre Rousselin, directeur adjoint de la rédaction du Figaro chargé de l’international, Stratégies, 16 janvier 2014.
« Lorsque je voulais promouvoir quelqu’un, Jean Daniel me demandait toujours: “Est-il capable de changer d’avis ?” La principale qualité d’Étienne, c’est sa capacité à douter, sa grande adaptabilité. Son absence totale d’ego, surtout. L’ego, c’est l’ennemi du bon manager, et ce, dans toutes les entreprises », FOG, Stratégies, 16 janvier 2014.
« Giesbert ajoute un peu de poivre ici et là. Mais Gernelle s’est imposé, sans être florentin pour un rond, notamment par sa force de travail. Il ne supporte pas les glandeurs », Patrick Bonazza, Stratégies, 16 janvier 2014.
« Le trait saillant de la personnalité, c’est son amour de la Russie », Sylvain Tesson, Stratégies, 16 janvier 2014.
Crédit photo : capture d’écran vidéo Le Point via Youtube (DR)