L’homme qui voulait tuer le papier
« Je mange des journaux tous les matins, en sandwich avec des petits enfants. » (sur Twitter, après sa nomination à Libé)
Bien qu’il n’ait, pour un journaliste, pas écrit grand chose, Johan Hufnagel n’en est pas moins parvenu à se hisser aux postes clés des médias où il a posé ses valises. Il n’y a là rien d’étonnant : son secteur d’activité n’est ni l’investigation, ni même la simple rédaction, mais le numérique. Un secteur qui a cruellement besoin de dynamisme chez les tôliers de la presse écrite. Totalement imprégné de nouvelles technologies, celui que l’on surnomme affectueusement « Huf » n’a rien d’un gratte-papier. Bien décidé à enterrer le journalisme à l’ancienne, Loopsider pourrait bien en être le luxueux corbillard.
Chef d’équipe en jean basket qui mange McDo devant son écran, ses collègues lui reconnaissent cependant un certain charisme que sa grosse voix contribue sans doute à accentuer. Après un parcours presque 100 % web, le cofondateur de Slate.fr vient de marquer son retour à Libération avec la ferme intention de mettre en place la transition numérique intégrale que tant redoutent.
Pour lui, le papier, c’est du passé. Fini la pression du bouclage, les odeurs d’encre et les unes en avant dans les kiosques. Place au numérique, aux écrans, au digital et au tout-connecté. Le print est mort, vive le web !
Formation
Jeune, Johan Hufnagel rêvait de devenir journaliste. Mais pas n’importe quel journaliste : journaliste à Libération ! Après des études d’Histoire-Géographie, il rate son entrée en école de journalisme après un stage à Libé. Cela ne l’empêchera pas, comme on le sait, de se faire une place dans le métier.
Parcours
C’est par l’intermédiaire de sa mère, journaliste faits-divers au journal La Montagne, qu’il passe les portes de son quotidien favori en 1990, à 22 ans. Tout d’abord affecté au nouveau service infographie, Huf se dirige ensuite vers le service web en 1998. Il deviendra le directeur de Liberation.fr en 2001.
En 2006, il quitte Libé, irrité de ne pas avoir été reconduit à son poste après l’arrivée de Fabrice Rousselot. Tout ça « parce ce qu’il venait d’un poste à New York », grognera-t-il. Il part alors chez 20minutes.fr rejoindre Frédéric Filloux, ancien de Libé lui-aussi. Et le moins que l’on puisse dire est que le nouveau rédacteur en chef chargé des nouveaux médias est dans son élément.
Avec son management style « équipe de foot » et la nouvelle organisation de la page d’accueil du site, il parvient à hisser 20minutes.fr dans le top 5 des sites d’information français. Mais en août 2008, il est mis à pied par sa nouvelle supérieure, Corinne Sorin, avec laquelle le courant passe mal.
La direction ne communique pas sur les raisons de cette mise à pied et se contente d’évoquer une « faute managériale lourde ». Certains chuchotent un mauvais trait d’humour utilisé dans un article sur la mort d’un joueur de pétanque, mais cette thèse est réfutée par des proches du dossier.
Quoi qu’il en soit, cette décision provoque la colère de la rédaction. Celle-ci se met aussitôt en grève et fait bloc derrière Hufnagel. Après 15 jours de grève, où la page d’accueil n’est plus alimentée, la situation rentre plus ou moins dans l’ordre. Quelques mois plus tard, Mme Sorin fait ses valises et Johan Hufnagel fera l’objet d’un départ négocié.
Sans rancunes, il s’en va, après un bref passage en tant que rédacteur en chef de Marianne.fr, fonder Slate.fr, la version française du pure-player américain avec Jean-Marie Colombani, Eric Le Boucher et Eric Leser. Le tout avec l’assistance de l’économiste Jacques Attali.
Slate.fr est un site qui évite volontairement l’information chaude et se concentre sur des sujets plus périphériques et plus originaux. Indépendant du Slate américain (Slate group ne détient que 15 % dans le capital de la version française), le site atteint presque l’équilibre.
Désormais chef d’entreprise, Huf va vite revoir ses idées reçues d’homme de gauche sur le monde de l’entreprise. Celui qui se définit comme « socio-démocrate avec une pointe anar » déclarera ainsi : « Après avoir lancé Slate dont je suis actionnaire, je trouve caricaturaux certains discours sur les chefs d’entreprise. » Après les poncifs idéologiques de jeunesse, c’est comme un retour au réel.
Le 30 juin 2014, en pleine situation de crise, il est nommé directeur délégué de Libération aux côté de Laurent Joffrin. Ce dernier ayant une grande méconnaissance du web, Hufnagel sera en quelque sorte chargé d’assumer le rôle du Monsieur Numérique de Libé. Dès sa prise de fonction, qui a effrayé certains journalistes attachés au journal papier, Hufnagel annonce la couleur : « Le papier n’est plus la priorité. » La messe est dite.
Je vous ai pas dit, mais il y a désormais @sophieginger et @Tristan_Brtloot derrière le compte @libe
— Johan Hufnagel (@johanhufnagel) 23 Octobre 2014
Ça, c’est un chemin de fer. Spécial Libé des géographes, et supplément Nuit Blanche. pic.twitter.com/2M30VXg2go
— Johan Hufnagel (@johanhufnagel) 2 Octobre 2014
Hufnagel démissionne en effet de son poste de directeur des éditions du quotidien en fin d’année 2017 pour se consacrer exclusivement au projet Loopsider, un média en ligne dédié au format vidéo et calibré pour le partage de l’information sur les réseaux sociaux. L’ancien patron de Slate a cofondé Loopsider aux côtés de Giuseppe di Martino, ancien directeur général de Dailymotion, et Arnaud Maillard, ex-directeur numérique de Discovery.
Il bénéficie d’un soutien financier important, avec en guise d’actionnaire, Bernard Mourad, banquier d’affaires et ancien d’Altice, et Franck Papazian, président de Mediaschool, ce qui illustre la mue impressionnante de Hufnagel qui n’hésite plus à collaborer avec des « puissances d’argent » sur lesquelles il n’aurait sans doute pas hésité à déverser sa bile dans sa prime jeunesse. L’entreprise réussit à lever 3 millions d’euros en mi-2018 et envisage de pouvoir présenter un bilan comptable à l’équilibre à la fin de l’année 2020 afin de pouvoir continuer à investir d’autres plateformes (Snapchat, Instagram, Linkedin) et d’autres régions du monde (l’Europe du Sud et l’Amérique du Sud, d’après le modèle du précurseur espagnol Playground). Pour remplir cet objectif, les pigistes sont mis à contribution et l’équipe de salariés reste réduite au minimum.
En outre, le media a recours au brand content et collabore avec des marques (Veolia et LVMH en tête) pour assurer son modèle économique, tant et si bien qu’il est parfois difficile de déterminer si la vidéo est à caractère informatif ou publicitaire. Le contenu des vidéos est suggéré en partie par la data science qui permet de repérer les contenus et les thèmes tendances qui rythment l’actualité. Ainsi, le ton qui émane de ces vidéos reste similaire à celui que l’on peut trouver dans Libération, mais sans aucune analyse de fond ou critique politique explicite. Loopsider réussit le tour de force d’être un média engagé, mais vidé de toute substance politique, dont la seule raison d’être est de servir de caisse de résonance aux thématiques mondialistes afin d’approfondir le formatage des jeunes cerveaux (environnement, féminisme et droits de l’homme sont à la fête). Dans la bouche d’Hufnagel, cela donne une formule pour le moins paradoxale, qui n’est pas sans évoquer la novlangue orwellienne : « Les journalistes de Loopsider ont des points de vue et s’engagent, mais il n’y a pas d’«agenda» politique derrière nos prises de position. ». (Medium).x@
Interrogé au micro d’Europe 1 fin octobre 2021, il annonce que son média sera rentable dès 2021 avec une vingtaine de salariés « dont de nombreux CDI » (sans autre précisions), il prévoit un chiffre d’affaires de 3M€ pour l’année en cours. Il reconnaît également éditer en toute connaissance de cause du contenu pour des marques.
Il l’a dit
« Quand on a été patron de Libération, de Slate, de 20 Minutes, on ne va pas aller faire du Valeurs actuelles. Il y avait des sujets sur lesquels on voulait travailler parce qu’on pense que ce sont des sujets importants, comme par exemple l’environnement, sur les discriminations, sur la place des jeunes. Il y avait des envies de raconter des histoires autrement, des parcours, des trajectoires. Il y a aussi des sujets importants qui sont la guerre en Syrie, le développement, la question climatique et comment nous, citoyens on peut avoir une voix sur ces questions qui sont parfois des questions nouvelles ? », Medium, 12 septembre 2018.
« On a eu la chance de faire une levée de fonds auprès de deux investisseurs, qui sont Bernard Mourad et Franck Papazian. Cela nous a permis de créer le titre aujourd’hui, de créer l’audience et d’envisager notre business model. On s’est toujours dit que le business model viendrait après l’audience. On commence à être approché par des grands groupes sur des sujets que nous pourrions produire. On sait que de toute façon, vu la proposition que l’on fait, à savoir informer des gens qui ne sont pas forcément des gens qui s’informent et de proposer des contenus pour des gens qui sont sur-informés, la question du business plan était très compliquée. Il était difficile pour nous d’aller sur un modèle payant donc forcément le choix du modèle publicitaire faisait sens. On veut être un média qui soit vu et très largement vu. On s’est donc orienté vers un modèle publicitaire, un modèle tourné vers le brand content. Il est clair que la rédaction de Loopsider, qui est une rédaction de journalistes, sera évidemment éloignée de la fameuse ligne jaune. On ne veut pas voir de mélange des genres. », Ibid.
« Le choix de me nommer numéro 1 bis, c’est celui de mettre Internet au cœur du journal », Les Inrocks, 27 août 2014
« Libération, c’est le journal qui m’a fait. J’avais 20 ans quand j’ai commencé à y travailler. J’ai quitté Libé en 2006 pour plein de raisons mais je reviens parce que j’ai cette histoire commune avec ce titre, parce que j’y ai encore des amis et parce que j’ai tellement aimé y travailler que je ne peux pas me résoudre à le voir disparaître. Mais ce n’est pas qu’un choix du cœur, c’est aussi le choix de la raison. Libération, c’est plus de 200 personnes. Nous avons les moyens de devenir un grand titre de la presse en ligne », Les Inrocks, 27 août 2014.
« Le journalisme de qualité, c’est ce qui fait qu’à un moment, on revient sur un site ou un journal », Les Inrocks, 27 août 2014.
« Après avoir lancé Slate dont je suis actionnaire, je trouve caricaturaux certains discours sur les chefs d’entreprise », Le Monde, 7 juillet 2014.
« Je mange des journaux tous les matins, en sandwich avec des petits enfants », sur Twitter, après sa nomination à Libé.
« Sur l’accélération de l’info, j’en suis en partie responsable en ce qui concerne la France puisque j’ai travaillé pour le site de 20 Minutes où il s’agit clairement de faire du direct, de réactualiser les actus en permanence. Ce qui n’empêche pas de publier des infos vérifiées », Chronic’art, mai 2009.
« Si 80% de mes nouveaux lecteurs viennent sur mon site parce qu’ils ont cliqué sur la poitrine de Britney Spears, et que par la même occasion j’ai réussi à leur faire lire une longue interview sur la crise des subprimes, j’estime que c’est gagné », Chronic’art, mai 2009.
« Lorsque je suis arrivé à 20 Minutes, la philosophie de la rédaction en chef était de se débarrasser de l’AFP. On voulait éviter de se baser sur des copiés-collés de dépêches. Or, c’est impossible quand tu veux faire un média très chaud », Chronic’art, mai 2009.
« Sur le Net, je n’arrive plus à faire un papier long. Parce que quand tu as à ta disposition des vidéos ou des documents, tu fais des liens, tu n’es plus obligé de raconter cela dans ton papier », Chronic’art, mai 2009.
« Au delà de l’information elle-même, hors norme, le 11-Septembre est un moment T du journalisme sur le web. La demande en informations, vorace, frénétique, ce besoin de voir, revoir les images, mais aussi de comprendre ce qui s’était passé et pourquoi, de la part des internautes était vraiment impressionnante. On sentait vraiment cette exigence venir d’“en bas”, des lecteurs », Le Nouvel Obs, 7 septembre 2011.
« Quel modèle économique pour le média ? “Loopsider est notamment rentable grâce à ses partenariats”, admet le co-fondateur du média. Puisqu’il est disponible sur les réseaux sociaux, “il était impossible pour nous d’imaginer une forme de paiement à l’intérieur de Facebook, il fallait forcément que ce soit la publicité”, précise-t-il. Le média en ligne bénéficie des publicités intégrées par les GAFAM à l’intérieur de leurs contenus, et publie directement du contenu de marque », au micro de Philippe Vandel, Europe 1, 29 octobre 2021.
Ils l’ont dit
« Il avait toujours des idées d’angles et de formats très originales et pertinentes. Ce n’est pas quelqu’un de formaté », Clémence Lemaistre, Stratégies.fr
« On sent chez [Hufnagel] une véritable haine du papier. Est-ce que le journal va devenir la cinquième roue du carrosse? », Un journaliste de Libé, à Marianne
« Ce qui est formidable avec le journalisme Web, c’est qu’on peut devenir rédacteur en chef en ayant écrit une dizaine d’articles dans sa vie », Xavier Ternisien, sur Twitter, à propos de Hufnagel
« D’un coté, Joffrin le journaliste de connivence, pontifiant et déconnecté, avec un bilan qui n’a rien de fabuleux là où il est passé. De l’autre, un (relativement) jeune, qui a montré, à la tête de 20 minutes puis de Slate, qu’il a compris ce qu’est le journalisme à l’heure du numérique », Authueil (blogueur), 30 juin 2014.
« Depuis la publication des nombreux de témoignages de victimes, jusqu’alors restés secrets, la responsabilité d’autres dirigeants de la presse a été mise en cause. Certaines de ces critiques visent Johan Hufnagel, qui était rédacteur en chef de Slate.fr en 2010 (alors employeur de deux des personnes visées par la lettre, dont Vincent Glad), et qui a ensuite été directeur des rédactions de Libé de septembre 2014 à novembre 2017. A Libération, Hufnagel a fait venir Vincent Glad en qualité de pigiste. Il a également promu au poste de chef adjoint du web Alexandre Hervaud, après l’avoir titularisé à l’été 2015. A noter qu’Alexandre Hervaud était déjà passé par Libération entre 2008 et 2011, et que la rédaction, via la société des rédacteurs, s’était mobilisée en 2011 contre le refus de la direction précédente (exercée par Nicolas Demorand) de titulariser le journaliste, alors en CDD. […] S’il a donc travaillé directement avec des membres de la «ligue du LOL», Johan Hufnagel a en revanche assuré sur Twitter qu’il ignorait l’existence et l’ampleur des harcèlements, même s’il savait «qu’il y avait une bande de potes à aimer les clashs».
Dans cet article, le cofondateur de Slate.fr confirme, comme il l’avait aussi évoqué sur Twitter, avoir répondu à un appel de Florence Desruol, se plaignant des agissements de Vincent Glad et en avoir averti son journaliste, qu’il a tout de même défendu, estimant qu’il était injustement accusé. Selon un document consulté par CheckNews, Vincent Glad avait déposé une main courante à Paris en mars 2010 contre Florence Desruol pour des faits de harcèlement. Elle indique aujourd’hui n’en avoir pas eu connaissance. […] Hufnagel, qui assure qu’il ignorait la gravité des agissements de la «ligue du LOL», avait donc été mis au courant des accusations de nuisances contre ses journalistes, mais concède ne leur avoir prêté attention à l’époque. », Libération, 14 février 2019.
Crédit photo : capture d’écran vidéo Filmeurs Paris via Youtbe (DR)