Du blé de gauche à moudre
Il n’aura suffi que d’un papier de L’Express, narrant par le menu des dîners secrets où Olivier Legrain faisait se rencontrer les différents représentants des forces de gauche (Clémentine Autain, Francois Ruffin et Éric Piolle se sont attablés, entre autres, sous son discret patronage) pour que les Insoumis, vexés d’apprendre l’existence de cette assemblée de conspirateurs, se mettent à pousser des youyous de détresse. Mais qui est vraiment Olivier Legrain, communiste multimillionnaire enrichi dans l’industrie, curieux trait d’union entre Edwy Plenel et le capitalisme français ?
Dans Le Banquier Anarchiste, l’écrivain portugais Fernando Pessoa fait ainsi s’exprimer un financier, qui estime être resté fidèle aux idéaux généreux de sa jeunesse en intégrant délibérément le cercle des notables :
« Comment soumettre l’argent ? Il n’y avait qu’une manière : l’acquérir. L’acquérir en quantité suffisante pour cesser de sentir son influence ».
On ne sait guère si Olivier Legrain a fait siennes les maximes du Banquier anarchiste, mais son statut de millionnaire communiste fait de lui une personnalité à part, aussi bien dans le milieu des affaires que dans l’écosystème de la gauche radicale.
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Dans le chaudron du communisme
Issu d’une famille de polytechniciens et de normaliens, dont certains membres furent déportés durant la guerre, il grandit dans un environnement acquis au gaullisme. Mais il cède aux sirènes du communisme à ses quinze ans, au moment où des discours révolutionnaires retentissent dans la cour du lycée Buffon en 1968. L’établissement est alors le centre de gravité du gauchisme contestataire parisien de l’époque. Pour l’anecdote, il y est scolarisé en même temps que Pierre Haski, le fondateur de Rue 89 et actuel président de Reporters sans Frontières. Au lycée, il a pour professeur de philosophie l’ancien résistant Maurice Clavel, connu pour être passé sans transition du gaullisme au maoïsme à la faveur de mai 68. Le jeune Legrain connaîtra la même trajectoire et adhère l’année suivante au Parti Communiste, où il aura sa carte pendant neuf ans, entre 1969 et 1978. Lors d’interventions publiques, il rapporte avoir cessé tout militantisme suite à l’éclatement de « l’affaire Soljenitsyne » et la publication de L’Archipel du Goulag. Dans la mesure où le livre parut en décembre 1973, cette latence de quatre années est quelque peu curieuse. Mais cette invraisemblance ne fait manifestement pas tiquer les médias de grand chemin.
Quelques années plus tard, diplômé de l’École des Mines de Nancy, il hésite entre deux spécialisations : le pétrole ou la statistique. Il opte pour la seconde (« j’avais conservé de mon adolescence de contestataire soixante-huitard un fort intérêt pour les questions économiques ») et rallie l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l’administration économique), alors installée à Saint-Étienne. C’est depuis le chef-lieu de la Loire, important bassin ouvrier, qu’il assiste au meeting de campagne de François Mitterrand en 1974. Il sent palpiter le peuple de gauche et salue avec enthousiasme l’adoption du programme commun qui fera triompher la gauche un septennat plus tard.
Bon grain et bonnes affaires
Les études achevées, il rejoint le groupe Rhône-Poulenc en tant que cadre à l’issue de ses études en 1978. Devenu numéro 2 du géant de la chimie tricolore, il rallie finalement le groupe Lafarge six ans plus tard où il est promu à la direction de la stratégie du groupe. À partir de 1997, il supervise la création d’une branche de matériaux de spécialités qui sera baptisée « Materis S.A ».
En 2000, Lafarge décide de vendre cette branche et Legrain s’associe avec des salariés du secteur pour le racheter, moyennant l’appui de fonds d’investissements (d’abord un consortium de fonds anglo-saxons, puis LBO France et enfin Wendel). Grâce à trois LBO successifs en six ans, une stratégie d’investissement que ne renierait pas Patrick Drahi, l’entreprise double son chiffre d’affaires et atteint une valorisation estimée à 2 milliards d’euros en 2006. La même année, l’équipe de direction, qui avait participé à la constitution du capital six ans plus tôt, se partage 300 millions d’euros ; la part du lion revient à Legrain qui a piloté l’opération. Le groupe connaîtra des temps plus orageux et devra se vendre à d’autres fonds pour surmonter son endettement chronique. Mais la fortune d’Oliver Legrain, elle, est faite.
De plus en plus acculée, la société est restructurée et cédée par petits bouts à divers fonds par Wendel en 2015. Cette cession signe la retraite anticipée pour Legrain. Ce dernier se reconvertit aussitôt en tant que psychothérapeute pour la médecine du travail et reçoit ses patients à son domicile cossu de Neuilly-sur-Seine. Même si le divan est une passion de longue date pour l’ancien patron, elle ne suffit pas à combler sa soif d’action concrète pour un monde plus humain. C’est le début de sa troisième vie, celle d’un argentier au service de l’extrême-gauche politique, médiatique et associative.
Mécène cherche politiciens et clandestins
Désormais libre de sa parole et de ses actes, l’industriel retraité n’hésite pas à mettre la main à la poche pour soutenir des hommes politiques, des associations et des médias. L’Express a révélé qu’il avait gratifié François Ruffin et Clémentine Autain, deux députés insoumis dissidents, ainsi qu’Eric Piolle, le marie écologiste de Grenoble, ville où il soutient par ailleurs un projet de « maison de l’hospitalité » destinée aux réfugiés clandestins. L’hebdomadaire précise que le montant des chèques « n’a pas excédé les 7 500 euros, plafond fixé par la loi ». Appelant de ses vœux une alternative crédible à Mélenchon, il subventionne l’organisation de la Primaire populaire de 2022 qui n’aboutit pas à désigner le sauveur tant espéré de la gauche.
Subventions pour les migrants
Le soutien apporté aux associations, lui, est, plus massif. En effet, le patron fut confronté pour la première fois au phénomène des camps de migrants improvisés lorsqu’un campement s’était formé sous ses bureaux de Materis à Issy-les-Moulineaux. Depuis sa création en 2019, le multimillionnaire a injecté 3 millions d’euros dans Riace, un fonds de dotation qui vient en aide aux réfugiés vrais ou faux via des associations locales, en particulier dans le pays basque, les Alpes Maritimes, la région de Calais et l’île-de-France. Le fonds doit son nom au village calabrais qui avait fait le choix de l’accueil inconditionnel des réfugiés suite à la grande vague d’immigration de 2015. Son maire, Domenico Luciano, avait joui d’une grande notoriété en s’opposant frontalement au ministre de l’Intérieur de l’époque, Matteo Salvini. Olivier Legrain a personnellement fait la connaissance de l’édile italien, célébré par les médis d’extrême-gauche, à l’occasion d’une projection d’un documentaire de Wim Wenders à l’École Normale Supérieure.
À cette même période, il pèse de tout son poids financier afin que les navires Aquarius (en 2018) et Louise Michel (et en 2023) accostent en France. Parallèlement, Riace a « mis une partie des tentes place de la République » à l’occasion de la bien mal nommée Nuit de la Solidarité en 2021. Pourtant, l’homme se targuait à l’époque de « ne pas vouloir faire de politique ». Dans un entretien qu’il donne à France Inter en 2020, il détaille ses ambitions de transformation sociale :
« Les règles qui sont édictées par mon pays, par l’Europe, sont des règles mais, par contre, à l’intérieur de ces règles, on ne peut pas traiter des réfugiés qui ont fait des milliers de kilomètres, comme on les traite aujourd’hui en France ».
Le Bolloré de Barbès ?
La réputation du « millionnaire rouge » se répand vite, en particulier auprès des médias militants : l’hebdomadaire de gauche antilibéral et écologiste Politis, le mensuel Regards, porté par l’inénarrable Pablo Vivien et le média en ligne Basta! ont pu récemment profiter de sa générosité.
L’idée de posséder un journal lui demeure très étrangère et l’homme ne se sent pas l’âme d’un patron de presse, à la différence de son ami Edwy Plenel ; il préférerait loger des rédactions amies avec la bénédiction de la Mairie de Paris. C’est son intention derrière La Maison des Médias, un projet sur lequel l’OJIM avait fait le point à l’été 2024 et qui devrait voir le jour en 2026 dans un bâtiment industriel donnant sur le boulevard Barbès. Combattant autoproclamé « pour la liberté de la presse », il figure au rang des signataires de la tribune du collectif Stop Bolloré qui appelle à « entraver ce processus à visée réactionnaire, en défense de la démocratie et de l’État de droit ».
Une dynastie bourgeoise au service du « bien commun communiste »
Cet engagement au service des pseudo damnés de la terre semble se transmettre de génération en génération au sein de la famille Legrain. La fille, Agathe, est avocate en droit du travail et intervient bénévolement auprès de la Cimade, une association elle-même stipendiée par Legrain père, pour prodiguer des conseils juridiques à des migrants clandestins déboutés du droit d’asile (« que l’on appelle à tort les migrants économiques », précise-t-elle dans un portrait qui lui est consacré) ou à des patrons qui emploient des sans-papiers. Le fils, Théophile, est diplômé d’une école d’architectes lausannoise et a consacré sa dissertation de fin d‘étude (« L’hospitalité pour les indésirables: de l’accueil des migrants à la permanence du logement ») aux diverses formes d’habitats temporaires générés en France par l’immigration illégale.
Dans ce texte aux forts accents militants, l’auteur formule profession de foi humanitariste :
« Construire un logement pour accueillir les migrants et protéger les citoyens qui les soutiennent, tel pourrait être le rôle de l’architecte ».
En outre, il consacre un mémoire à la ville de Briançon et à la tentative de la mairie, socialiste, de l’époque d’inclure des habitations solidaires dans son projet de rénovation urbaine. Le grand père, lui, investit dans un refuge solidaire installé dans un ancien sanatorium, ainsi que dans la Maison Bessoulie, « un tiers-lieu dédié à l’hospitalité et la solidarité », dans un village de la banlieue de Briançon.
Et après ?
Parlera-t-on dans quelques années d’un « empire Legrain » comme on parle aujourd’hui d’un « empire Bolloré »? Rien n’est moins sûr et ce patron « stalinien et pas gauchiste » fait plutôt figure d’anomalie dans le Paris des affaires. Mais une chose est certaine, l’homme ne transige pas sur les convictions :
« Je crois à l’État fort. On ne change rien sans règles coercitives. Prenons les réfugiés : si on ne force pas les gens à en accueillir ici à Neuilly, ça n’arrivera jamais. […] Il faut des règles ! C’est ça pour moi, être communiste : je ne crois pas à l’initiative individuelle ».
Prolétaires et capitalistes de tous les pays, unissez-vous ! C’est Legrain qui régale !
Voir aussi : Maison des médias libres, entre copains et coquins